Espaces publics en jeu: changeons les règles
Jouer, ce n’est pas que pour les enfants. C’est pourquoi nous avons offert, dans le cadre du dossier Playground, une tribune à l’association Ville en tête, qui mène depuis plus de dix ans des projets de médiation de la culture du bâti à destination de tous les publics. Deux de ses directrices invitent les professionnel·les à repenser les règles du jeu qui définissent les espaces publics afin de renforcer leur appropriation.
Jouer ne sert à rien. Mais jouer est essentiel. Jouer, c’est se fixer un nouveau cadre. En jouant, on accepte de nouvelles règles qui nous autorisent à nous extraire du réel, à changer d’avis, à tester, à prendre des risques. En jouant, on échappe un instant au jugement pour se projeter dans un autre monde.
Dans le cadre des projets de sensibilisation à la culture du bâti développés par l’association Ville en tête, le jeu permet aux participant·es de découvrir des perceptions et des vécus différents; il les amène à sortir de leurs a priori. En les détachant des contingences réelles, le jeu libère leur regard sur leur environnement et encourage le débat.
L’objectif principal de la médiation de la culture du bâti est de créer ou de renforcer les liens qui existent entre les habitant·es et un territoire spécifique. Dans ce contexte, le jeu est un outil précieux: en mobilisant les sensibilités et les perceptions individuelles, il permet de découvrir autrement les espaces que l’on habite. Il élargit le champ des possibles et des références; il autorise l’expérimentation directe de l’espace avec son corps.
Jeu de société
Jouer, c’est aussi inventer de nouveaux mondes. Le jeu prend appui sur le réel pour ouvrir de nouvelles perspectives. Jouer est donc un premier pas vers l’exercice de la conception. Les enfants s’inventent des mondes à part entière, sur le trajet de l’école ou en attendant le bus. Au même titre que les professionnel·les imaginent des projets, ils et elles transforment le réel, y créent des passages secrets et des royaumes enchantés. Mais ce rapport aux espaces n’est pas réservé aux enfants ou aux professionnel·les. Le travail de médiation de la culture du bâti doit permettre à chacun·e de décentrer son regard, de changer son rapport aux lieux en mettant en dialogue l’espace physique, l’histoire et les usages. L’expérience ludique y fait entrer une part d’utopie qui aide à dépasser la dimension anxiogène que peuvent comporter certains sujets, notamment au regard de la crise climatique et des grands bouleversements écologiques. Elle sollicite l’intelligence créatrice et l’action collective d’un groupe et permet de transmettre l’envie d’habiter ensemble et un rapport joyeux au territoire. Bien plus qu’un simple divertissement, le jeu est un vecteur puissant de connexion entre individus. Il est aussi capable de rétablir le lien entre nos modes de vie et les espaces dans lesquels nous vivons. Il questionne ainsi les finalités politiques des espaces et rejoint des questions de société plus larges.
Dérégler la ville
Si le jeu n’est pas toujours considéré dans les pratiques professionnelles, il y est néanmoins plus présent qu’on ne le pense. Le jeu constitue un puissant outil de conception. «Faire du projet» est un jeu qui consiste à produire un imaginaire. Il s’agit de projeter un monde qui n’existe pas encore, de jouer avec les règles imposées dans le réel. Les maîtriser permet de jouer plus finement et devrait être une compétence partagée. Nous invitons les usager·ères à interroger les nombreux règlements qui régissent l’espace public. Peut-on dérégler l’espace pour mieux le partager, favoriser son appropriation collective? Il en résulterait des espaces publics qui laisseraient la vie se déployer plus librement et où le jeu s’inviterait naturellement.
Déjouer le fonctionnalisme
Alors que le jeu peut être un outil de compréhension des espaces qui nous entourent, un outil de projection des espaces, il peut aussi renforcer ou faciliter l’appropriation des espaces publics. Loin d’une approche fonctionnaliste de la ville, qui définit préci-
sément les usages de chaque espace public, de nombreux·ses spécialistes ne cherchent plus à cocher des cases mais prônent les qualités de la ville ludique, une ville qui ne sépare pas les espaces destinés aux enfants des autres, une ville qui déploie le jeu au-delà des places de jeux et qui offre ainsi un réseau d’espaces de proximité. Dans la réalité, les enfants fréquentent quotidiennement des espaces qui sont transformés par leur imaginaire en terrain de jeu. Aujourd’hui, il semble possible de s’éloigner encore plus de la ville fonctionnaliste, pour aller vers une ville reliée à un imaginaire collectif, qui crée une culture partagée. Le jeu partout, pour tous·tes. En s’adressant aux enfants à travers leurs projets, en pensant la ville comme un réseau d’espaces ludiques, les professionnel·les de l’aménagement pourront répondre au plus grand nombre et créer une ville qui invite ses habitant·es à s’approprier les espaces publics.
Pour l’association Ville en tête, Katell Mallédan, urbaniste et architecte, et Anne-Chantal Rufer, architecte
Ce texte est issu d’une discussion au sein de l’équipe projet de Ville en tête avec Lisa-Lou Bruyas, Lucien Favre, Gabriela Jeanrenaud, Adrian Knöpfel, Agata Miszczkyk, Marie-Alexine Morando, Melissa Pahlisch, Sabine Sartoretti.
Ville en tête est une association de sensibilisation à la culture du bâti fondée en 2015 à Lausanne et à but non lucratif. L’association rassemble une cinquantaine de professionnel·les qui cherchent à encourager l’engagement et la participation pour défendre et promouvoir des cadres de vie de qualité pour tous et toutes.