De l’Em­pi­re à Er­doğan, la con­cep­tion tur­que de l’amé­na­ge­ment du ter­ri­toi­re

Chercheur en géographie urbaine et spécialiste d’İstanbul, Jean-François Pérouse jette un regard critique sur les projets disproportionnés, qui épuisent les ressources, mais alimentent les profits des secteurs de l’extraction et du bâtiment proches du pouvoir: une conception utilitariste et politique de «l’aménagement du territoire».

Data di pubblicazione
12-01-2023
Jean-François Pérouse
enseignant-chercheur rattaché à l’Université de Toulouse Jean Jaurès. Après avoir enseigné en Turquie (Université de Marmara, puis Université Galatasaray), il a dirigé l’Institut français d’études anatoliennes (IFEA) entre 2012 et 2017

En octobre 2023, la Turquie va célébrer non seulement les cent ans de Erdoğan son existence en tant que république État-nation, mais aussi ceux de sa capitale Ankara, à la tête d’un vaste territoire de plus de 780 000 km2 (1,2 fois la surface de la France). La promotion d’Ankara aux commandes politiques, avant même la proclamation de la République à la fin de la guerre d’indépendance (1919-1922) et après le Traité de Lausanne (juillet 1923), pourrait être considérée comme l’acte fondateur de l’aménagement du territoire turc.

Le transfert de la capitale à Ankara, geste volontariste, imposé malgré l’opposition des milieux stambouliotes, qui criaient à la trahison et craignaient le dépérissement de la métropole impériale pluriséculaire, institue un rapport transformateur au territoire de la Turquie né dans la douleur des décombres de l’Empire ottoman. Pour autant, parler d’«aménagement du territoire», expression difficile à traduire en langue turque, semble très anachronique; le terme même de «territoire» n’ayant pas d’équivalent exact. Plus que le territoire comme système, dans sa matérialité, ce qui prime c’est la nation (ulus), à construire; et la patrie (vatan), à exalter et défendre sous la férule de l’État-­parti-armée. L’espace est second: c’est un ensemble de ressources à rendre accessibles, valoriser et exploiter; un cadre d’action politique et d’exercice de la souveraineté à unifier et quadriller, délimité par des frontières nouvellement consolidées.

Vers une İstanbul macrocéphale

La promotion d’Ankara consacre donc une volonté de rupture avec l’ordre territorial ottoman caractérisé par la prééminence ­d’­İstanbul, siège des Sultans, en même temps que par le respect des configurations socio-territoriales locales, à condition que l’impôt soit payé et la loyauté des sujets entière. Déjà, tout au long du 19e siècle, des velléités de réduction des particularismes se sont manifestées à travers les campagnes militaires lancées contre les résidus de souveraineté kurde – en 1855, le dernier émirat kurde autonome, celui du Botan, est dissous –, ainsi qu’à travers les politiques de sédentarisation des nomades, intensifiées au milieu du 19e. Les pertes territoriales endurées depuis la fin du 18e, notamment dans les Balkans, ont aussi préparé au repli sur le bastion anatolien, que la Première Guerre mondiale parachèvera. En 1914, l’Empire est réduit à un peu plus de 2,1 millions de km2, contre 5,55 millions en 1875.

De 1923 aux années 1960, après la guerre d’indépendance qui permet aux nationalistes turcs de mettre un terme à la contraction territoriale que les ambitions grecques et celles des puissances alliées étaient en passe de poursuivre, la consolidation de l’État-nation-territoire et le développement économique deviennent les objectifs primordiaux. En parallèle, l’espace national fait l’objet d’une appropriation et d’une mise en valeur. On construit routes et chemins de fer; on pose les bases d’une industrie nationale de substitution aux importations; on assèche, on défriche, on aménage les villes pour résoudre la question du logement. En 1934 est lancé le premier plan quinquennal de développement industriel, dans un esprit qui rappelle le grand voisin soviétique. Toutes les villes de plus de 30 000 habitants commencent à être dotées d’un «plan d’aménagement» destiné à les moderniser et à les ordonner. L’architecte-urbaniste français Henri Prost (1874-1959) est chargé en 1936 de faire des propositions pour réaménager İstanbul, alors que l’avant-projet de l’Allemand Hermann Jansen était adopté en 1932 afin de faire d’Ankara une capitale digne des prétentions du nouveau régime. Or les moyens font défaut, et l’urbanisation spontanée prend le dessus. Le terme gecekondu («posé dans la nuit», en français), qui désigne un habitat auto-construit et non planifié, apparaît à İstanbul dès 1949. Il connaîtra une longue vie, signe de l’incapacité précoce et durable des pouvoirs publics à répondre à la crise du logement et donc à maîtriser la croissance urbaine. Alors que la population de la province d’İstanbul était inférieure à un million en 1950, vingt années plus tard, elle dépassait les 2,1 millions pour atteindre 4,7 millions en 1980.

Les décennies 1960 et 1970 sont paradoxalement considérées comme l’âge d’or de la planification en Turquie. En 1960, l’Organisation d’État pour le Plan (DPT) est instituée, à la suite du coup d’État du 27 mai de la même année, dans un esprit développementaliste et centralisateur. C’est à l’État et à ses experts de fixer l’avenir des territoires, pour le bien de la nation considérée dans sa totalité indifférenciée, dans une démarche top down sans appel. L’impératif du développement prime toujours. Cependant, plus que d’aménager le territoire, le souci des dirigeants d’alors est de réduire les flagrantes inégalités de développement entre les régions. C’est à cette époque que l’on parle de «sous-développement» pour caractériser les régions orientales du pays, notamment les territoires kurdes.

La solution proposée est une solution étatique, qui se traduit par de grands investissements, principalement des barrages, des centrales hydrauliques et des programmes d’irrigation menés par des agences et des ministères centraux. Les grands fleuves de l’est (Tigre et Euphrate) sont la cible de ces investissements. Au niveau local, les retombées de ces grands gestes d’aménagement sont peu perceptibles… hormis pour les habitants des villages ennoyés par les barrages. Surtout, l’exode rural, stimulé par la mécanisation de l’agriculture et les opportunités d’emplois apparues dans les grands centres urbains, se poursuit avec une intensité croissante. Durant ces décennies, la ville est plus façonnée par les spéculateurs que par les planificateurs, dépassés par l’ampleur des migrations, mis devant le fait accompli: implantations d’usines sans infrastructures d’assainissement, appropriations des terrains publics et constructions sauvages se multiplient.

Le tournant néolibéral

Quelques décennies plus tard, le coup d’État du 12 septembre 1980 se traduit au niveau économique par une mise en conformité des politiques économiques nationales avec les attendus de la Banque Mondiale. Dès lors, la Turquie s’ouvre aux investissements internationaux et passe d’une économie de substitution à une économie résolument orientée vers l’exportation de biens et de services. L’essor du tourisme international, polarisé sur quelques zones littorales du sud du pays (autour d’Antalya), ne fait qu’accroître les déséquilibres à l’échelle des départements touchés par la fée touristique. De même, la Turquie se dote de Zones industrielles organisées (ZIO), qui deviennent les incubateurs d’entreprises plus tournées vers le marché international que vers le marché national. Les premières villes concernées sont toutes à l’ouest: Bursa, Kocaeli/İzmit, Konya, İzmit et İstanbul. Les secteurs privilégiés sont l’automobile, le textile, l’électroménager et les produits intermédiaires (chimie et métallurgie). Au nom du sacro-saint objectif d’augmenter les exportations, les ressources locales sont sacrifiées. L’implantation préférentielle de ces zones en périphérie est un accélérateur de l’étalement urbain dans tout le pays. On en compte aujourd’hui plus de 250. En outre, après le déclenchement de la guérilla armée du mouvement kurde en 1984, les impératifs stratégiques et militaires prennent le dessus sur les préoccupations de développement dans les régions (orientales) les plus pauvres.

La croissance urbaine se poursuit de façon débridée, à tel point qu’au milieu des années 1980, la majorité de la population bascule : au recensement de 1985, 53 % de la population turque vit désormais en ville. Dans un contexte de fortes pressions migratoires sur les grandes villes et d’incurie des pouvoirs publics face aux besoins urgents en logements résultant de cet afflux, les années 1980-1990 voient triompher des formes de populisme électoraliste qui incitent les nouveaux venus à continuer de s’approprier les terrains publics. Ce n’est qu’à l’extrême fin des années 1990 que l’exode rural commence à décliner et que les taux de croissance annuels des grandes agglomérations passent en dessous de la barre des 10 %. À partir de ce moment, l’étalement urbain n’a plus rien à voir avec la poussée migratoire ou démographique, il relève d’autres logiques.

L’İstanbul de l’AKP

Fondé par l’actuel président Recep Tayyip Erdoğan, le Parti de la justice et du développement (AKP) dirige la Turquie depuis fin 2002. Il n’a pas remis en cause ce rapport vertical et utilitariste au territoire en dépit d’un discours initial, vite abandonné, sur le développement local. L’obsession de l’AKP est l’urbain et même le métropolitain, pensé comme stade ultime de la modernité. C’est pourquoi les deux décennies de pouvoir de l’AKP correspondent à une ère de régression des politiques d’aménagement. L’accent est mis sur les plus grandes agglomérations telle İstanbul, érigée en vitrine de la «Nouvelle Turquie», au détriment de leurs territoires ruraux et du semis de villes petites et moyennes.

Certes, İstanbul a été frénétiquement pourvue d’équipements et d’infrastructures jugés surdimensionnés – à l’instar de l’aéroport géant ouvert à la fin 2018 – destinés à accroître son attractivité internationale auprès des investisseurs comme des touristes. Certes, des centaines de km2 de voies ferrées ont été construits ou optimisés (passage au train à grande vitesse); certes, le réseau autoroutier s’est étendu de façon impressionnante et des centaines d’ouvrages d’art (ponts, tunnels et viaducs) sont apparus dans des temps records; certes, des centaines de centrales hydro-électriques et thermiques ont été mises en service. Mais tout ceci ne fait pas une politique d’aménagement du territoire si le principal souci est de satisfaire des objectifs macro-économiques nationaux et quelques entreprises de BTP au cœur de l’économie politique de l’AKP.

En conséquence, malgré la forte réduction de la croissance de la population (le taux annuel est inférieur à 1 % depuis 2019), la préoccupation principale du pouvoir AKP a été d’accélérer l’exploitation des ressources du pays, notamment minières et touristiques, en l’ouvrant encore davantage aux investissements étrangers. Dans la continuité des politiques initiées au tout début des années 2000, l’AKP a procédé en parallèle à de multiples privatisations d’entreprises nationales et à la vente de terrains publics. Le pouvoir central s’est donc progressivement dessaisi des instruments fonciers de l’aménagement du territoire, à savoir les ressources foncières. Une institution appartenant au ministère de l’environnement et de l’urbanisme représente le mode d’aménagement et les priorités en vigueur: l’Administration du Logement Collectif (TOKİ). Elle est en charge des programmes de transformation urbaine et de la politique du logement recentralisée.

TOKİ fonctionne comme une entreprise de développement immobilier parapublique possédant un énorme portefeuille foncier alimenté par les ressources foncières publiques, qui fondent comme neige au soleil au gré des partenariats privé/public. Cet organisme, qui est au centre des politiques urbaines de l’AKP, est responsable d’un étalement urbain généralisé et de l’uniformisation déroutante des paysages urbains de la Turquie contemporaine.

Dans ce contexte, la conception du paysage qui prévaut a bien peu à voir avec la prise en compte et le respect des configurations et équilibres naturels locaux. Dans ses usages dominants, le paysage est un produit «artificiel» qui imite ou domestique à outrance la nature, destiné à agrémenter et accompagner les produits de l’économie frénétique du bâtiment. C’est un décor offert à la consommation, et non à la jouissance gratuite. On expose des Bosphores miniatures ou des canaux et campaniles vénitiens de pacotille au cœur des gated communities ­d’İstanbul, on plante des palmiers pour «faire comme à Dubaï», on ouvre en série des parcs pour enfants, «copier-coller» en plastique, dans les «villages» des périphéries promus du jour au lendemain en quartiers urbains par des décisions arbitraires, tout en laissant se dégrader les milieux naturels résiduels et formations végétales aux alentours.

La démesure s’est saisie d’İstanbul, accompagnée d’une dépossession généralisée des acteurs locaux. La présidence, ivre d’images de synthèse, pratique de plus en plus le déni de réalité et préfère fantasmer un nouvel İstanbul et une nouvelle Turquie à distance, du haut d’un hélicoptère ou du fond d’un palais gigantesque, monstre d’éclectisme, plutôt que de composer avec les aspérités et nuances du terrain et de ses habitants. Tant que le territoire sera considéré comme une ressource (inépuisable?) à exploiter en vue de générer des profits à court terme, tant que le développement ne rimera qu’avec l’économie, aux dépens de ses dimensions sociales et environnementales, tant que les biens communs régresseront, que la participation ne restera qu’un vain mot et que le centralisme autoritaire, adossé à l’urgence et à l’exceptionnalisme, prévaudra, les déséquilibres et fractures qui caractérisent le territoire turc ne feront que s’accentuer.

En 2023, au terme d’un siècle de développement/aménagement alla turca, le seul département d’İstanbul, avec 16 millions d’habitants enregistrés, concentre encore près de 20 % de la population du pays, alors que celui de la capitale politique n’en représente pas 7 %. L’accentuation de la macrocéphalie stambouliote est la conséquence de l’impensé territorial des politiques publiques turques. Il n’existe d’ailleurs toujours pas de régions administratives en Turquie, et les pouvoirs locaux sont en crise profonde, voire asphyxiés par le pouvoir présidentiel ubiquiste et omnipotent.

Bibliographie indicative:

  • M. Bazin, «Disparités et déséquilibres régionaux», P. Dumont et F. Georgeon (dir.), La Turquie au seuil de l’Europe, Paris, L’Harmattan, 2000, pp. 23-45
  • M. Bazin, «Diversité ethnique et disparités régionales», S. Vaner (dir.), La  Turquie, Paris: Fayard, 2005, pp. 389-428
  • E. Loewendahl-Ertugal, «Europeanisation of Regional Policy and Regional Gouvernance: The Case of Turkey», European Political Economy Review, Vol. 3, 1/2005, pp. 18-43
  • E. Massicard, «Régionalisme impossible, régionalisation improbable: La gestion du territoire en Turquie à l’heure du rapprochement avec l’Union européenne», Revue d’Etudes Comparatives Est-Ouest, 2008, pp. 171-203.
  • B. Montabone, L’Union européenne et la Turquie. Les enjeux d’un développement régional, Presses Universitaires de Rennes, 2013
  • M. Mutluer, «Inégalités interrégionales en Turquie et études de planification régionale», Les vertus de l’interdisciplinarité. Mélanges offerts à Marcel Bazin, Les Cahiers de L’IATEUR, No Spécial, pp. 111-128, 2009
  • J.-F. Pérouse, «La difficile affirmation des villes moyennes turques comme symptôme de dysfonctionnements politico-économiques», Charbonneau F., Lewis P. & Manzagol C. (éd.), Villes moyennes et mondialisation, renouvellement de l’analyse et des stratégies, Actes du colloque international, Université de Montréal, du 18-20 septembre 2002, Montréal, Trames/UM, 2003, pp. 92-99
  • J.-F. Pérouse, «Dire et faire le territoire en Turquie: entre idéologie unitariste et obsession de la rente», EJTS 23/2016: Faire et défaire les territoires dans la Turquie contemporaine (avec Ségolène Debarre) – texte en accès libre: ejts.revues.org/5373
  • S. de Tapia, «Aménagement hydraulique et aménagement du territoire en Turquie», 115e Congrès National Des Sociétés Savantes, Avignon, 1990, Milieux calcaires et politique hydraulique, Paris, CTHS, pp. 159-168
  • S. Yerasimos, «La planification de l’espace en Turquie», Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée, 50/4, 1998, pp. 109-122
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