La théo­rie du ruis­sel­le­ment

Le critique Christophe Catsaros a été visiter la Biennale d’architecture du FRAC Centre d’Orléans à Vierzon. Il en revient plus marqué par la fracture géographique qu’elle expose que par la «neutralité» des œuvres exposées.

Data di pubblicazione
22-09-2022

Dans une allégorie hallucinatoire du rayonnement de sa culture, la France pourrait être représentée comme une fontaine jaillissante. De Paris, son centre, partent plusieurs jets puissants vers les capitales régionales, qui à leur tour irriguent les capitales départementales d'un jet moins intense mais tout aussi constant. De ces dernières, un jet beaucoup plus faible s'écoule vers les petites villes isolées, au passé plus ou moins glorieux, à l'activité anémique et à la population déclinante. A ce stade, on ne parle plus de jet tant le débit est faible. Il s'agit plutôt d'une éclaboussure sporadique. Vierzon fait partie de ces villes que plusieurs décennies d'indifférence et de mépris dans la hiérarchisation des territoires ont transformé en lieu de relégation. Sa page Wikipédia a beau la présenter comme un nœud ferroviaire, il ne s'y croise plus grand-chose, le TGV ne passant pas par là. Ses rues commerçantes désertées au-delà du concevables composent un paysage dune extrême désolation. Quant à son fleuron industriel, la Société française de matériel agricole, elle a succombé en 1995 à l'instinct cannibale et mortifère de son principal actionnaire américain, qui l'a démantelée. 

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Quand Abdelkader Damani, directeur du FRAC Centre d'Orléans, a décidé dy organiser la troisième édition de sa Biennale d'architecture, il ne réalise peut-être pas à quel point son choix expose une fracture: le fossé qui existe aujourd'hui entre les métropoles urbaines hyper connectées, cyclistes, véganes et cosmopolites et les petites et moyennes villes désertées, où trouver un dentiste ou un pédiatre nécessite parfois d'avoir des amis en haut lieu. Lorsqu'il propose, pour en rajouter une couche, que cette biennale soit non mixte, composée exclusivement d’artistes et architectes femmes, il ne fait qu'exacerber le fossé.  

Infinie Liberté à Vierzon, c'est comme la troupe d’opéra que Fitzcarraldo voulait faire venir en pleine jungle amazonienne. Le jour de l'inauguration, l'assemblée joyeuse d'une centaine de participantes qui se promenait d'un site à l'autre faisait l'effet d'un cortège égaré. Au-delà des échecs de la planification territoriale française, la Biennale interroge également l'évolution des pratiques artistiques institutionnelles au regard des questions de parité. Le caractère percutant et polémique de l'appel à une démocratie féministe peine parfois à s'incarner dans la prudence et le caractère évasif de certaines propositions. Les interventions, plus souvent formelles et abstraites que documentaires et militantes, posent généralement la question de la définition de l'art féministe: tout art fait par des femmes est-il nécessairement féministe? Certaines interventions parviennent à échapper à cette neutralité, comme celle d'Anne Houel, qui propose un château de sable stabilisé en forme de tour d'échecs. Exposée dans un parc, la tour, de la taille d'un enfant, s'effrite lentement pour ne laisser qu'un tas de sable. Une disparition symbolique qui n'est pas sans rappeler les maquettes de monuments en sel de Superstudio censées se désagréger sous l'effet d'un goutte-à-goutte. Les images d'Ana Maria Arevalo Gosen d'une cour de prison pour femmes, peinte en rose, sont d’une telle pertinence qu'elles ont fourni l'affiche de l'événement.

L'occupation par les créatrices d'une des anciennes halles de la Société Française vaut à elle seule le déplacement à Vierzon. Le toit n'étant pas étanche, il pleut à verse dans un espace où les œuvres sont exposées au milieu d'énormes flaques d'eau de pluie et d'huile de moteur. On se croirait dans Stalker de Tarkovski, sans que cela ait été forcément scénographié.  

Le volet architectural de la Biennale est aussi le plus réussi. Conçu en partenariat avec le Centre Pompidou, il articule très finement l'œuvre de Renée Gailhoustet avec celle d'Ivona Buczkowska, la brillante conceptrice qui réalise dans les années 1970 le plus grand ensemble de logements collectifs en bois, au Blanc-Mesnil, en banlieue parisienne. L'exposition a le mérite de révéler la complicité intellectuelle des deux architectes et la manière dont elles se sont fait écho dans leur travail. Ainsi, la présentation rend enfin justice à cette grande figure de la modernité brutaliste, en précisant quelle n'était pas, comme on l'a longtemps suggéré, la femme derrière le grand homme (Renaudie). Renée Gailhoustet a été plutôt la femme de pouvoir, qui a croisé le chemin de l'architecte en quête de mandats, puisque c'est en tant qu'architecte en cheffe d'Ivry sur Seine qu'elle lui a permis de réaliser certains de ses plus beaux projets.

La conférence inaugurale d'Anna Heringer a été perturbée par une défaillance technique qui l'a privée d'images. C'est Pierre Frey, assis discrètement dans le public, qui fut appelé à la rescousse pour lui donner la réplique. Parfait dans le rôle du dernier homme sur terre, il a annoncé sur un ton apologétique que si Learning from vernacular était à refaire, il serait moins viril et plus paritaire. Comme quoi le monde est finalement peut-être en train de changer.

Infinie liberté, un monde pour une démocratie féministe

Biennale d'architecture Frac Centre-Val de Loire

Jusqu'au 1er janvier 2023

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