«Les struc­tu­res ro­bu­stes sont un en­jeu clé de la du­ra­bi­li­té»

Bogdan & Van Broeck

Transformer plutôt que démolir. Oana Bogdan et Leo Van Broeck, architectes à Bruxelles militent pour la conservation des structures existantes qui cumulent tous les atouts: économie de ressources, emplacement idéal, invitation à la créativité architecturale, potentiel de typologies surprenantes, valorisation du patrimoine.

Data di pubblicazione
04-08-2022

Isabel Concheiro: Sur la base de votre expérience, quels sont les principaux potentiels et défis de la transformation de bureaux en logements d’un point de vue architectural et urbain?

Oana Bogdan et Leo Van Broeck: Le principal potentiel réside dans ce qu’on peut apprendre de l’intelligence des bâtiments existants. La hauteur libre par étage, par exemple, est cruciale pour la capacité de réutilisation. Dans les immeubles réalisés avant les années 1970 (le moment où la pression du néolibéralisme conduit, entre autres, à réduire la hauteur libre pour maximiser les profits), il y a souvent une certaine générosité de hauteur qui permet une grande flexibilité par rapport au minimum imposé aujourd’hui (2,50 m en région bruxelloise). Mais si l’on augmente la hauteur des plafonds, comment compenser la perte d’un étage? Les pouvoirs publics peuvent-ils apporter une solution? Souvent, la solution réside dans l’adaptation des normes. Or les gouvernements n’imposent pas de normes pour une hauteur d’étage plus élevée car ils craignent que la construction devienne plus chère. Mais si les normes s’appliquaient à tous les projets, le marché s’autorégulerait. L’optimisation du secteur du bâtiment a condamné l’idée d’investir sur le long terme pour en retirer plus tard un bénéfice. Un promoteur ou un acheteur ne sont généralement pas prêts à payer le surcoût pour rendre un bâtiment adaptable à une éventuelle transformation.

Aujourd’hui, chacun a l’obligation d’utiliser le moins de ressources possible. Dans une optique d’économie circulaire, la préservation et la réutilisation des matériaux existants deviennent de plus en plus importantes. Or dans le secteur de la construction, le geste le plus durable consiste avant tout à conserver les structures robustes; cela permet de réduire substantiellement les émissions de carbone. À l’échelle urbaine, la densité généralement élevée des immeubles de bureaux existants fait partie du paysage urbain et de la mémoire collective. Leur volumétrie est acceptée par le voisinage et le risque d’opposition des NIMBY1 lors de l’octroi du permis de construire est beaucoup plus faible que dans les nouveaux projets de densification urbaine à Bruxelles. En termes d’enjeux, les paramètres morphologiques du bâtiment existant doivent permettre la configuration de «bonnes» typologies de logements et sa structure doit être en assez bon état pour être entretenue et/ou réparée afin de se conformer aux normes actuelles. Au-delà, le fait de ne pas compromettre la flexibilité future (en termes de programme) est aussi importante dans le cas de nouveaux bâtiments que lors de la réutilisation d’anciens. Mais tant que le bilan carbone de la structure existante ne figure pas dans l’équation financière, la transformation sera toujours plus coûteuse que la démolition-reconstruction.

Ces types de projets peuvent-ils constituer des opportunités pour expérimenter de nouvelles typologies, voire influencer la production de nouveaux logements?

Une structure existante invite l’architecte au dialogue et le pousse à la créativité. La forme et la structure spécifiques des immeubles de bureaux existants obligent le concepteur à sortir de sa zone de confort et à s’aventurer vers des solutions atypiques. Lorsqu’ils sont transformés en logements, les bâtiments conçus pour des bureaux offrent une certaine générosité spatiale, une forme d’excès qui pourrait conduire à des typologies inhabituelles et des solutions surprenantes. De plus, l’impact de la pandémie sur le logement nous a poussés à aborder différemment certaines solutions techniques et à nous concentrer davantage sur le lien vers l’extérieur, la ventilation naturelle, etc. Ces projets de transformation permettent aussi de redéfinir une approche du «patrimoine» qui dépasse la simple taxidermie. Dans le cas de l’immeuble The Cosmopolitan, l’intérêt patrimonial du bâtiment n’était pas nécessairement d’ordre architectural mais plutôt urbanistique, et la transformation a donc pu influencer non seulement la qualité des logements mais aussi celle de l’espace public.

Ce type d’opération est-il encouragé par la situation du marché immobilier ainsi que les conditions politiques et réglementaires de Bruxelles?

Il est crucial de mettre en place un cadre juridique et financier qui garantisse la possibilité de faire le meilleur usage possible des ressources existantes, y compris des bâtiments eux-mêmes. Démolir des bâtiments est encore beaucoup plus facile et moins coûteux que de les réutiliser parce qu’on n’est pas pénalisé pour cela, même si cela a un coût social énorme. Il faut se débarrasser du réflexe initial de démolition si la nouvelle fonction ne s’y prête pas. Ce réflexe, stimulé par le gouvernement, doit changer: il ne faut pas démolir un bâtiment, il faut le réaffecter. En outre, la réutilisation des matériaux et des bâtiments est encore beaucoup plus coûteuse que la construction nouvelle. Tant que le principe du «pollueur-payeur» n’est pas appliqué, on atteint les limites du modèle économique actuel. Un constructeur ou un promoteur immobilier ne peuvent pas aller beaucoup plus loin dans la réflexion circulaire, car ils seront hors marché. Les conditions du marché doivent être mieux adaptées à l’économie circulaire vers laquelle nous devons évoluer. Le problème dans le secteur de la construction aujourd’hui est que rien n’est valorisé en dehors du profit. La question est donc de savoir comment inclure la notion de culture dans un appel d’offres et comment aborder cette question sur le plan juridique.

Comment promouvoir la réutilisation des structures existantes?

Il existe plusieurs mécanismes à Bruxelles. Un premier Programme régional en économie circulaire (PREC) a été mis en place2 et, dans une prochaine phase, le principe d’économie circulaire sera obligatoire dans les concours d’architecture, mais pas encore appliqué comme une norme. Parallèlement, le gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale prévoit de rendre très difficile la démolition de bâtiments, en la liant au coût social, dans le cadre du projet Good Living pour la réforme du règlement régional d’urbanisme de la Région de Bruxelles-Capitale3. Le parallèle peut être fait avec les normes des bâtiments passifs, pour lesquelles Bruxelles a été pionnière4: au départ, les pouvoirs publics ont stimulé et subventionné des projets pilotes et exemplaires. Des savoir-faire se sont développés, mais ce n’est que lorsque la réglementation a été effective qu’on a pu parler d’un changement systémique en région bruxelloise.

D’autre part, faire de l’architecture pour un programme spécifique témoigne d’une certaine culture de la construction qu’il est urgent de changer. Il faut (re)concevoir des bâtiments robustes et flexibles. Cependant, dans un esprit de régénération, le permis de construire devrait garantir qu’un bâtiment puisse s’adapter à l’évolution du programme, ce qui n’est pas encore le cas en Belgique. Dans le cadre du projet Good Living, chaque demande de permis pour un immeuble de bureaux devrait démontrer qu’un programme ou un scénario alternatif d’utilisation est possible. La prochaine étape consisterait à examiner les réglementations en matière d’incendie et autres pour qu’elles s’appliquent à un bâtiment plutôt qu’à un programme spécifique.

Le parc des bureaux à transformer est-il important?

Oui, dans l’après-guerre et jusque dans les années 1980, Bruxelles s’est dotée de grands quartiers de bureaux monofonctionnels. Aujourd’hui, l’accent est de plus en plus mis sur la transformation de ces quartiers d’affaires en zones à usage mixte5. La vulnérabilité économique d’un marché de location 100 % bureaux a poussé les promoteurs et les investisseurs vers un portefeuille plus diversifié. Bruxelles dispose ainsi de nombreux exemples de «colosses» à transformer, que ce soit dans le centre-ville, qui reste très populaire malgré une gentrification en cours depuis plusieurs décennies, dans des zones monofonctionnelles paupérisées ou dans des zones périphériques aisées. Chacun dispose d’atouts pour développer de nouveaux projets mixtes, potentiels activateurs de processus de transformation à l’échelle urbaine.

Oana Bogdan et Leo Van Broeck sont les architectes fondateurs du bureau Bogdan & Van Broeck à Bruxelles. Oana Bogdan est présidente du comité d’experts du projet Good Living pour la réforme du règlement régional d’urbanisme de la Région de Bruxelles-Capitale et Leo Van Broeck est architecte du gouvernement flamand (Bouwmeester) et membre du Club de Rome.

Notes

 

1 L’expression Not in My Back Yard (NIMBY), apparue dans les années 1970 aux États-Unis, est utilisée pour décrire l’opposition de résidents à un projet local dont ils considèrent qu’ils subiront des nuisances.

 

2 circulareconomy.brussels

 

3 urban.brussels/fr/news/good-living. Le règlement régional d’urbanisme (RRU) contient des dispositions relatives aux caractéristiques urbanistiques des bâtiments et de leurs abords (ex: gabarit, volume, esthétique, solidité des constructions) et des règles urbanistiques relatives à l’aménagement de l’espace public.

 

4 environnement.brussels: «Bruxelles, pionnière du bâti-passif»

 

5 Le bureau Bogdan & Van Broeck a fait des recherches sur le réaménagement du quartier de l’Union européenne, que l’on peut consulter sur leur site: bogdanvanbroeck.com

Articoli correlati