Vous avez dit terre?
La 2e édition de la Biennale d’architecture et du paysage a été inaugurée le mois dernier à Versailles (F). Avec le thème à l’honneur, Terre et Villes, tout l’enjeu était d’articuler un propos suffisamment convaincant et affirmé. Dans la pléthore d’interventions autour de ce sujet trop ouvert, deux parviennent brillamment à poser un discours cohérent qui relie terre et projet de paysage.
Versailles a une atmosphère particulière. Cité du 17e siècle, devenue pour un temps le centre du pouvoir royal français, elle trouble par sa monumentalité autant que par son rapport à la nature (domestiquée). Dans cette organisation spatiale, le paysage est à la fois partout – Le Nôtre y a apposé sa signature, les premiers gestes d’un jardinier reconnu -– et absente des poches urbaines, où les monuments ont fait place nette. De grands axes rayonnants partent du château de Versailles, sur lesquels on déambule à la découverte des différents sites de la Biennale. Même si architecture et paysage font parties de l’ADN de Versailles, le contexte de ce territoire, considéré comme patrimoine mondial, est figé dans l’esprit de sa création et résiste à l’évolution organique d’une ville contemporaine.
La première édition de la Biennale de Versailles avait pour thème Homme, ville et nature. Cette seconde édition, elle, se concentre sur Terre et Villes et propose l’exploration du rapport entre l’urbain et son territoire en neuf expositions et quelques manifestations parallèles. «Pourquoi ce choix? Parce que la crise sanitaire a rebattu les cartes. Désormais, la terre fait son grand retour dans les esprits: préservation de la biodiversité, recyclage, agriculture responsable, utilisation de la terre dans les constructions, etc.», nous dit-on. Alors certes, le thème de la terre est en vogue. Il émerge ici et là, au détour de réalisations architecturales, d’expositions, de conférences… Il sera aussi à l’honneur lors de la Triennale de Lisbonne cette année. On le considère signifiant pour notre époque, en crise face à l’extraction de matières premières non renouvelables. Mais dans cet élan, la Biennale de Versailles perd un peu le fil: de quoi est-il question sous l’évocation du thème terre? De notre rapport au sol? De l’exploitation des ressources? Des techniques de construction? Du mode d’aménagement de nos villes? Essayez de fédérer plusieurs idées sous un thème aussi ouvert et sans une ou un commissaire scientifique principal·e et vous aurez le résultat suivant: une série de discours isolés et non une conversation. Une cacophonie plutôt qu’une symphonie.
Au fur et à mesure de la visite – de la découverte des propositions inégales – on se demande si la vraie question ne serait pas de trouver un langage commun pour (re)tisser les liens entre les disciplines de l’aménagement et la terre; celui qui peut fédérer le plus grand nombre d’acteurs et d’actions sur le territoire. Avec cette idée, deux propositions se détachent. Elles ont en commun d’être attentives aux impacts du projet au-delà du site et de son contexte pour faire advenir de nouvelles manières de penser le territoire.
Les deux mains dans la terre, Gilles Clément et Nicolas Bonnefant, Pablo et Miguel Georgieff de l’agence Coloco, commissaires de l’exposition la Préséance du vivant, s’inscrivent dans ce mouvement consistant à reconstituer la complexité du territoire dans les dynamiques du vivant. Le thème Terre et Villes est ici retravaillé comme une histoire, un voyage sans lendemain face à l’épuisement des réserves de pleine terre et l’imperméabilisation des sols urbains. «Le vivant est une histoire qui s’accélère», affirme Nicolas Bonnefant. Il décrit de manière limpide le rapport de force qui est en cours, celui de l’appauvrissement de la biodiversité. Le sol constitue le socle, sans lequel le paysage ne peut advenir. Les différentes étapes dans la scénographie nous invitent à observer l’intelligence du vivant autant que le savoir-faire du ou de la jardinier·ère. L’univers technique de la botanique, la culture du métier des paysagistes, l’élaboration d’une boîte à outils pour faire advenir le paysage en ville: ce sont là les éléments de propositions de la figure manifeste que les commissaires d’exposition défendent depuis un moment, celle du ou de la «jardinier·ère planétaire». Ce postulat nous invite à quitter la sphère du projet, qui n’est plus satisfaisante, pour instaurer un «dialogue collectif», entre habitant·es, capables de renforcer l’approche paysagère dans l’aménagement urbain. L’exposition commence et se termine dans l’espace même du jardin, un territoire paysage de l’intime. Les commissaires ont investi une parcelle du Potager du Roi où était entreposé le matériel de chantier; ils œuvrent ainsi pour l’aggradation des sols, gagnent un peu de terrain dans une ville au patrimoine figé.
Le second projet qui parle ce langage commun est porté par l’architecte mexicaine Rozana Montiel et son équipe qui proposent une installation au sein de l’exposition Terre! Land in Sight commissionnée par la Cité de l’architecture et du patrimoine. Une imposante installation se distingue dans la cour de la Petite Écurie. Suspendu à partir d’une structure en acier, un filet de pêche s’agite au contact des visiteur·euses. Au sol, on découvre un pavement souple dans le déroulé de pas. Du projet Stand Up for the Seas! émerge un nouveau matériau de construction: une dalle en plastique recyclée à partir des déchets ramassés sur les côtes du Golfe du Mexique. Cette proposition, en partenariat avec des entreprises locales, donne une autre vie aux déchets de l’industrie touristique et de la pêche. Les microparticules de plastique mâchées par les océans et les filets de pêche déchiquetés sont réduits en paillettes puis agglomérées dans une résine moulée pour former un sol. La mise en récit de ce nouveau matériau s’apparente à un regard critique sur les problèmes du territoire et la source de solutions en termes d’économie circulaire.
À travers le thème Terre et Villes, l’occasion est donnée de réfléchir à une vision de l’urbanisation quelque peu ensommeillée: les défis démographiques provoquent une réponse en logements, un étalement urbain et, au final une logique de mise en concurrence pour les derniers espaces de pleine terre en milieu urbain. Ces deux exemples nous enseignent que des expériences peuvent émerger des problèmes et des possibilités d’un territoire, dans l’esprit de Le Nôtre, en regardant l’ensemble pour trouver la juste mesure d’une intervention, que ce soit une ville, un jardin ou une dalle. «Le projet de paysage doit permettre et non prévoir», écrit Gilles Clément. Une attitude bienveillante à retenir…