Va­dé­mé­cum: les ca­hiers d’Ál­va­ro Si­za

«Dessiner c’est voir / et voir c’est transformer» (c63p11), écrit l’architecte Álvaro Siza. Dans les pages de son premier cahier, c’est toute l’épaisseur du projet de Malagueira à Évora, au Portugal, qui est ici traversée. Synthèse de sa pensée et de sa méthode.

Data di pubblicazione
15-06-2022
Manuel Montenegro
architecte et chercheur en théorie et histoire de l’architecture au gta Institut (EPFZ).

Álvaro Siza dessine de manière compulsive. Il dessine pour comprendre le monde qui l’entoure et résoudre les problèmes qu’il rencontre dans les projets sur lesquels il travaille. C’est sa manière à lui de systématiser et de synthétiser l’information pour produire la meilleure réponse architecturale aux questions complexes d’une commande particulière. La plupart, sinon la totalité, des informations pertinentes pour le développement d’un projet se retrouvent dans les pages de ses cahiers noirs A4, au cours d’un processus qu’il appelle «recherche patiente»2 (c263p27) et qui mène à ses projets de façon minutieuse et continue.

Dès le début de son activité, Siza a utilisé le dessin, influencé par la tradition de l’école où il a été formé à Porto et par le cabinet de Fernando Távora, dans lequel il a commencé comme apprenti alors qu’il était encore étudiant. Dès ses premières études de projet, on peut trouver des esquisses spontanées à la recherche de la solution la plus adéquate.

Un changement significatif se produit dans sa pratique, lorsqu’elle se développe et s’intensifie dans le cadre de la Révolution démocratique portugaise, en avril 1974. Siza s’implique alors fortement dans les programmes qui visent à offrir des conditions d’habitat adéquates aux mal-logés – qui représentent un quart de la population du pays, entre les habitants des bidonvilles et les familles déplacées des anciennes colonies. Le SAAL3 et les mouvements coopératifs ont déclenché une révolution participative bottom-up du logement et de la planification à l’échelle de tout le pays. Ces projets ont aussi propulsé l’architecture portugaise au premier plan de la culture et du débat disciplinaires européens. Au sein de cette culture nationale, Siza est rapidement apparu comme la figure emblématique des potentialités de l’architecture dans un contexte révolutionnaire. En deux ans, les publications d’architecture se sont succédé: d’abord sur les événements du pays, puis sur les projets autour de Porto et, enfin, à propos de Siza lui-même.

Le défi de Malagueira

Malagueira était une zone semi-rurale située à l’ouest du centre historique de la ville d’Évora. On y trouvait les reliquats de champs agricoles abandonnés, entre des ensembles de logements illégaux ou informels, destinés à être démolis et remplacés par de grands immeubles de logements pendant les dernières années du régime dictatorial de Salazar. Après la révolution, le maire communiste qui venait d’être élu a arrêté ce processus et commencé à chercher quelqu’un qui pourrait s’engager avec les communautés locales pour créer un développement plus équitable.

Siza est alors au sommet de sa notoriété – grâce à ses conceptions pour le processus SAAL à Porto et sa capacité à gérer des démarches participatives –, quand il est invité, en mars 1977, à reprendre et réviser le plan d’aménagement de Malagueira. Il reçoit un mandat ouvert et complexe, impliquant la participation de plusieurs acteurs – des coopératives à l’État local et central –, avec des contraintes de temps sévères: deux mois pour une première esquisse, un débat public et une approbation, suivis de deux mois supplémentaires pour l’achèvement du plan et la définition des zones prioritaires (c1p34), devant être entièrement développées et rapidement construites.

L’ampleur de la commande, sa complexité, son calendrier et la distance physique ont imposé à Siza d’ajuster sa méthode pour relever le défi, tout en conservant l’ambition de produire des projets de qualité dont il superviserait chaque aspect du processus. C’est ainsi qu’il a eu l’idée de créer un vadémécum4 – une archive portable qui l’accompagnerait à tout moment et fonctionnerait comme un repositoire de toutes les informations nécessaires à ses multiples activités: données, dates, questions ouvertes et problèmes rédigés en parallèle d’une pratique incessante du dessin qui donne forme et sens à toutes les questions entourant les projets. Cet outil a pris la forme d’un cahier A4: un objet facilement disponible pour Siza, dans n’importe quelle papeterie.

Le cahier typique de Siza a une couverture noire, il est de format A4 et contient 140 à 160 pages blanches dont il utilise normalement celle de droite. Depuis mars 1977, date à laquelle il en a fait l’élément permanent et le centre de sa méthode de projet, le niveau d’intensité d’une période donnée de sa pratique peut être mesuré par le débit des cahiers, et le niveau d’attention à un projet spécifique (ou à un aspect particulier de celui-ci), par le nombre de pages qui y sont consacrées.

Les centaines de cahiers qu’il a remplis par la suite donnent un aperçu de la vie quotidienne d’un architecte en pleine activité, où les réflexions personnelles, les idées de projets, les notes de conférences, les brouillons de lettres et de textes, les croquis de voyage, les contraintes de programme et de budget, les calendriers de travail et l’organisation du bureau s’entremêlent dans une boucle sans fin de temps linéaire et circulaire5. Ses cahiers font partie intégrante de la personnalité de Siza, à tel point qu’il avoue parfois «Mon cahier, c’est moi» (c251p17).

Cahier 1 – mars 1977

«Si évident que cela puisse paraître, on l’assume rarement, mais la conception ne fait que répéter des gestes déjà exécutés, en les rendant chaque fois inédits. Cela demande une patience qui n’est pas de l’humilité. Une insistance qui n’est pas de l’entêtement. Une objectivité subjective. Une attention qui n’est pas de la soumission. Inventer, c’est répéter si consciemment et si laborieusement que la répétition devient découverte. La spontanéité n’est pas un geste irréfléchi. Concevoir aujourd’hui, c’est penser et construire la spontanéité perdue à partir de la sagesse accumulée et de l’ignorance simulée.» (c42p16)

Le premier de la série de cahiers noirs numérotés de Siza a en réalité une couverture rouge et couvre une visite de trois jours à Évora à la fin de l’hiver 1977, moment où il commençait à penser au projet de Malagueira.

La première note de Siza précise son ambition – «construire le nouvel E(vo)ra», [Era=ère] – et le premier dessin (c1p1) montre différentes possibilités de regrouper les nouvelles constructions à côté des habitations des quartiers clandestins. L’unité de base occupe la moitié de la parcelle, faisant du patio qui en résulte un élément clé de la conception initiale, vraisemblablement en référence aux typologies des logements ouvriers d’Évora et à ses racines romaines et arabes. Les quatre pages suivantes suffisent à définir rapidement les données essentielles du projet (c1p5): des maisons à patio groupées (à différents stades de développement, montrant la possibilité d’un type évolutif), et la conduite aérienne, portant l’infrastructure technique du quartier (réseau de distribution d’eau, d’électricité et de téléphone). Cette infrastructure aérienne, appelée «conduta» par Siza, prend un caractère monumental, dans sa forme, son échelle et son positionnement, hiérarchise les espaces urbains et organise des moments exceptionnels qui mettent en valeur les espaces et les bâtiments publics. Dans les débats post-modernes sur la forme urbaine et les types du logement, le retour conscient de Siza aux modèles éprouvés de la ville romaine positionne clairement le nouveau quartier en opposition à la tabula rasa de la Charte d’Athènes et aux quartiers de logement prérévolutionnaires.

Suivant la disposition de principes clairs pour le plan directeur et le type de logement, Siza enregistre ce qu’il voit en marchant du site jusqu’au bord de la ville fortifiée (c1p10-13), le long de la rue qui relie le nouveau quartier à l’une des portes de la muraille médiévale. Il dessine et écrit des observations sur l’architecture de la ville et les caractéristiques courantes de son tissu urbain, de la taille et des détails d’une fenêtre aux rythmes des murs et des cheminées, en passant par la grande masse de la muraille et ses portes et tours défensives.

Aux observations fragmentaires et aux premières esquisses de parties du plan succèdent dans le carnet des dessins de vastes panoramas et de perspectives aériennes. Ces pages témoignent de la recherche d’une compréhension globale du territoire et de sa connexion avec le nouveau plan (c1p14), la route en provenance de la porte de la ville s’imposant comme l’un des principaux axes du plan. Des lignes précises et des notes manuscrites se réfèrent aux principales particularités du contexte: le profil de la cathédrale, au centre de la ville, la présence d’éléments liés aux pratiques de ce territoire agricole abandonné (la Quinta da Malagueira, les moulins, ...) et les quartiers informels voisins. Au cours du développement du projet, ces observations et ces objets deviendront des éléments centraux de la conception, ancrant les alignements, donnant l’échelle, créant des hiérarchies et soutenant le positionnement des espaces et des bâtiments publics.

Plusieurs solutions à un même problème sont dessinées et testées, parfois entre l’intervention minimale et l’exagération, afin de vérifier la validité et les impératifs du projet, en tempérant souvent les excès de la main (et de l’esprit), lorsque les premières idées deviennent des solutions solides. Le type de maison (patio à l’avant ou à l’arrière, disposition générale des plans, avec dimensionnement des espaces) et l’articulation entre la conduite et les îlots d’habitation sont parmi les caractéristiques de la proposition qui sont testées dans cette phase initiale.

Les pages suivantes présentent une représentation claire des caractéristiques du territoire et des principes du projet. Plusieurs dessins (c1p20-22) rendent compte de l’exercice mental par lequel Siza tente de fusionner le contexte et les principes formels en une synthèse adéquate. Dans plusieurs variantes, il teste la manière dont les blocs d’habitation pourraient s’adapter aux légères ondulations de la topographie, leur relation avec le contexte en présence (paysage et bâtiments), la relation entre la nouvelle conduite infrastructurelle et l’aqueduc médiéval (c1p23) et le devenir des grands vides entre les logements et les bâtiments publics. La devise initiale, «la nouvelle E(vo)ra», réapparaît (c1p24) à mesure que le nouvel établissement s’installe sous la silhouette de la ville historique.

Les pratiques et les rituels de la population locale représentent également l’un éléments de la conception (c1p29); qu’il s’agisse du temps passé à écouter les clients dans les cafés locaux ou dans les réunions des coopératives, ou de l’observation attentive des traces de pas que laissent les femmes qui traversent le site pour trouver le chemin le plus rationnel vers leur destination. Toutes ces notes font partie d’un paysage émotionnel qui s’inscrit dans le site et contribue à en dessiner les hiérarchies, puisque des sentiers bien établis deviennent la base des deux axes majeurs de l’espace public.

Trois jours après son arrivée à Évora avec le premier cahier, le projet vieillit déjà dans le papier (c1p35), comme s’il avait été construit depuis bien longtemps. Il trouve sa place dans le tissu urbain existant des quartiers formels autant qu’informels, car l’une des décisions fondamentales était de leur reconnaître une même valeur. Les maisons s’imbriquent et s’adaptent soigneusement aux doux mouvements de la topographie et aux besoins croissants de chaque famille, permettant ainsi aux principes simples qui guident la conception de 1200 logements identiques de créer autant de maisons uniques. Les arbres poussent dans les patios, les limites des grands parcs sont définies par des groupes de logements et les bâtiments publics apparaissent dans des positions privilégiées, encadrés par la conduite monumentale qui guide le rythme du nouvel ordre urbain.

En à peine trois jours intenses, les thèmes principaux ont été fixés, et les 1200 familles de la «nouvelle E(vo)ra» pourront bientôt retrouver leur logement.

Dessiner des conclusions

«Je propose que chacun d’entre nous adopte comme devise / le sous-titre de la 5e symphonie de Chostakovitch [sic]: / l’homme moderne à la recherche d’une âme. / Je propose l’idée que notre âme est dans l’histoire / Cette histoire est aussi dans chaque geste, dans chaque ‹ligne [risque]›. / Je propose que chacun d’entre nous médite sur les significations du mot ‹ligne [risque]6›» (c17p19).

Le dessin à main levée sur des surfaces à grande échelle nous libère des contraintes des petits écrans, des interfaces complexes, des systèmes opérationnels, des moteurs de recherche ou des logiciels de conception. Certes, ils ont leurs avantages, mais le détachement de la traduction quasi-automatique qui menait jadis de l’idée au dessin à la main, et les délais de production souvent trop longs du domaine numérique freinent et retiennent le développement du projet dans sa phase initiale. Dans cette phase, la possibilité de créer des variantes infinies en succession rapide et de les comparer à mesure que nous avançons dans l’enregistrement qu’elles laissent sur le papier rend l’acte de dessiner fondamental dans toute pratique de conception. Cela a été évident pendant des siècles, mais si l’on se promène aujourd’hui dans les écoles d’architecture et que l’on observe la plupart des productions architecturales contemporaines qui nous entourent, il semble que cette pratique soit en train de disparaître rapidement sans qu’on y ait réfléchi ou qu’on l’ait remplacée.

«D’une manière générale, ceux qui ont choisi de faire de l’architecture n’ont pas besoin de ‹savoir dessiner›, et encore moins de ‹bien dessiner›. Le dessin, compris comme un langage autonome, n’est pas indispensable pour faire du projet [...] Le dessin est une forme de communication – avec soi-même et avec les autres. Pour l’architecte, c’est aussi un outil de travail, une façon d’apprendre, de comprendre, de communiquer, de transformer; de projeter [...] Chaque action – y compris celle de dessiner – est chargée d’histoire, de mémoire inconsciente, de sagesse innombrable.» (c252p357).

Notes

 

1 La position des citations de Siza dans ses cahiers est donnée par la référence c(ahier)XXp(age)XX.

 

2 Un clin d’œil conscient au dernier livre de Le Corbusier de 1960, L’Atelier de la recherche patiente.

 

3 Le Serviço de Apoio Ambulatório Local (Service local de soutien ambulatoire) était un programme politique créé par Nuno Portas, secrétaire d’État du logement et de la planification, en août 1974, afin de mettre en place les conditions nécessaires pour remédier à la grave pénurie de logements dans le pays.

 

4 Vadémécum (latin vade mecum, « viens avec moi ») est un guide ou un manuel que l’on garde avec soi pour le consulter (Dictionaire Larousse).

 

5 Des vidéos d’une relecture détaillée de sept des premiers cahiers noirs, réalisée par Siza lui-même, sont visibles sur la chaîne Vimeo de Drawing Matter, drawingmatter.org/siza-seven-early-sketchbooks

 

6 Le portugais risco signifie à la fois risque et rayure/ligne, et ce double sens est un thème fréquent dans les écrits et les conférences de Siza sur la conception en tant qu’acte de dessiner et de prendre des risques en concevant l’avenir.

 

7 Ce texte est une première version de A importância do desenho, l’introduction de Siza au catalogue de l’exposition Desenho, Cooperativa Arvore, Porto, juin 1987.

Articoli correlati