Une hi­stoi­re d’eau, de toi­let­tes et de cir­cu­la­ri­té

L’eau que vous buvez a déjà été bue par une autre personne. Cette idée vous déplaît? Plus étrange encore, la probabilité pour que vous ingériez aujourd’hui quelques molécules d’eau qui ont traversé l’organisme de Jules César est si haute que le résultat apparaît comme presque certain. Après cette petite prise de conscience, trouvez-vous toujours aussi naturel de faire vos besoins dans cette même eau?

Data di pubblicazione
15-06-2021

Les techniques d’assainissement des villes utilisant l’eau comme vecteur de transport résultent d’une évolution très récente. Au début du 19e siècle, les habitations étaient souvent dépourvues d’eau courante, et les égouts existants servaient à drainer l’eau pluviale. Des fosses d’aisance étaient bâties sous les immeubles ou dans les cours, nettoyées par des entreprises de vidange qui se chargeaient de transporter leur contenu vers des commerces spécialisés en engrais. Dès 1838, Londres décidait de supprimer 30 000 fosses septiques dont les miasmes, croyait-on, étaient à l’origine de maladies. Ainsi fut créé le premier système unitaire. Conçu sans réelle planification, celui-ci allait rejeter vers la Tamise des tonnes d’immondices. Des points d’approvisionnement en eau furent pollués et l’épidémie de choléra qui s’ensuivit fit 15 000 morts. 132 km d’égouts furent ensuite creusés dans les sous-sols de la capitale. Le «tout-à-l’égout» combiné à l’adduction d’eau potable devint le fondement de la salubrité en Europe. Dès 1867, Zurich construisit son réseau d’égouts, puis Lausanne modernisa le sien, et Bâle accepta sa loi sur les égouts à la fin du 19e siècle.

Eaux usées et stations d’épuration

Aujourd’hui, le système d’assainissement suisse s’étend sur près de 130 000 km (en évaluant à Fr. 1000.– la pose d’une mètre linéaire de canalisation EU, cela équivaut à 130 milliards). Il a été progressivement raccordé à près de 800 stations d’épuration (dont la valeur de remplacement est estimée par la Confédération entre 80 et 100 milliards). Même s’il a permis de dépolluer les cours d’eau et les lacs avec succès, ce réseau comprenant une multitude d’installations plus ou moins vieillissantes engendre des coûts d’entretien et de modernisation conséquents. Parallèlement à cela, de nouvelles problématiques entraînent d’inévitables adaptations du modèle. Ainsi, la quantité de micropolluants rejetés dans la nature et de substances générant une résistance aux antibiotiques devrait se limiter à l’avenir.

Il apparaît donc légitime de se questionner sur une solution adoptée très largement par les pays européens, à une époque où les conditions hygiéniques justifiaient de posséder une telle machinerie sanitaire, complexifiée au fil du temps sans réelle remise en question. Mais au fond, avions-nous posé correctement le problème à la base? Et quelles alternatives existe-t-il?

Que d’eau, que d’eau…

En Suisse, un habitant utilise en moyenne 142 litres d’eau potable par jour, dont 41 pour évacuer ses excréments, 36 pour prendre sa douche, 22 qui transitent par le robinet de la cuisine, 16 par celui de la salle de bain, 17 et 3 pour le lave-linge et le lave-vaisselle, et enfin 7 pour l’irrigation1. L’eau qui est traitée en amont pour être potable est ensuite envoyée à travers les canalisations d’eaux usées vers les stations d’épuration qui peinent à suivre. Affirmer que le système est dispendieux est un euphémisme. L’optimiser serait déjà une solution, à travers par exemple des boucles de recyclage au sein des immeubles d’habitation. En concentrant l’eau potable uniquement sur les postes indispensables que sont les lavabos, la douche (et encore...) et le lave-vaisselle, et en utilisant une eau grise traitée sur place pour les autres postes, les besoins journaliers par habitant baisseraient de moitié, tout comme le volume d’eau rejeté vers les égouts. La solution est certes viable d’un point de vue écologique, elle l’est aujourd’hui un peu moins économiquement parlant.

MeRDrE

Les toilettes, et plus particulièrement les toilettes sèches, étaient le grand sujet d’un colloque intitulé « MeRDrE » organisé conjointement par Tribu architecture et Capré & de Buren Architectes le 7 mai 2021. Au fil des présentations, il est apparu que les excréments humains transportés par l’eau sont des déchets dont on ne sait aujourd’hui que faire : les boues d’épuration sont transformées en cendres. La circularité naturelle qui existait depuis des milliers d’années entre l’humain et son environnement a été brisée, entraînant un appauvrissement des sols. En effet, nous prélevons à travers notre alimentation les nutriments contenus dans les terres agricoles – des éléments primaires comme le phosphore et l’azote ou le potassium se retrouvent ensuite dans les excréments sans être valorisés. Or, il est peu aisé d’en tirer parti lorsque tout se retrouve pêle-mêle dans l’eau, surtout quand les eaux domestiques ont été mélangées aux eaux industrielles chargées de toxiques. Après l’interdiction d’épandage sur les champs prononcée en Suisse en 2008, l’appauvrissement des sols agricoles a été compensé par l’emploi massif de fertilisants, dont de l’azote de synthèse issu de la pétrochimie et un phosphore minéral provenant à plus de 70 % du Maroc. Or le phosphore minier est tout autant toxique et chargé en métaux lourds. MeRDrE alors, comme dirait le père Ubu!

Une coopérative d’habitants qui élève des lombrics

Parmi les intervenants de la journée se trouvait Philippe Morier-Genoud, un des biologistes qui ont accompagné la coopérative Équilibre, à Genève, pour développer de manière originale différents systèmes de compostage des excréments.

Le premier essai en milieu urbain, destiné à l’immeuble Cressy comprenant 13 logements, date de 2011. Les urines et matières fécales y sont recueillies grâce à des toilettes sèches reliées par un tuyau à un composteur individuel situé à la cave. À l’intérieur, des milliers de lombrics aident à décomposer les matières fécales, les copeaux de bois, le papier et l’urine. Un système de récupération de l’urine, salubre et riche en nutriments, y a été récemment ajouté et testé. À Cressy, une famille de quatre personnes vidange sa fosse une à deux fois par année, et l’emploie si elle le souhaite en compost.

Une solution semi-centralisée à Soubeyran

À Soubeyran, la solution s’inspire toujours du cycle de la terre, mais avec 38 logements et des commerces au rez-de-chaussée, les composts individuels ont fait place à un point de récolte semi-­centralisé (le restaurant et le salon de coiffure n’y sont pas raccordés). Des chasses d’eau à faible volume acheminent les eaux usées vers une sorte de grosse passoire qui retient les matières solides. Ce premier lit est habité par des lombrics qui, secondés par de micro-organismes, décomposent les excréments. De la paille est ajoutée régulièrement, afin de fournir le carbone nécessaire aux vers et neutraliser les odeurs. Les eaux usées recyclées pour les toilettes et l’arrosage s’échappent en dessous vers un filtre constitué quant à lui de sciure et de plaquettes de bois, avant de subir un dernier nettoyage à travers deux filtres minéraux. Le compost qui en résulte peut être employé pour nourrir plantes et arbres fruitiers. Cependant, en laissant les lombrics continuer leur œuvre de décomposition, ils réduisent si drastiquement la masse qu’en trois ans, 15 tonnes de matière sèche (urine et fèces) se sont volatilisées dans les airs, rejetant du dioxyde de carbone et de la vapeur d’eau, et aucune vidange n’a été nécessaire. En regard des boues d’épuration si encombrantes, le résultat est stupéfiant.

Un cacarrousel à Meyrin

Un dernier exemple réside dans l’écoquartier des Vergers à Meyrin où Équilibre a construit 65 logements. Comme la coopérative souhaitait valoriser l’urine en guise d’engrais auprès des agriculteurs, celle-ci est récoltée et stockée à part. Un cacarrousel de 130 l recueille les matières fécales sur une surface qui tourne en 8 semaines pendant lesquelles, papier et fèces sont transformées en compost par des lombrics. Ce système relativement compact et performant occupe la place de n’importe quelle toilette dans un logement. Comme il est encore à l’état de prototype, seuls quelques ménages participent pour l’instant à l’étude.

Outre ces trois exemples, d’innombrables variantes de toilettes sèches et de systèmes d’assainissement sont présentes sur le marché2. Cependant, le contexte légal étant décourageant – le raccordement à un collecteur d’eaux usées est une obligation –, les architectes devront convaincre les services concernés avant de déroger à la règle. À Genève, pour les trois exemples décrits ci-dessus, c’est leur caractère innovant qui a fait mouche auprès des autorités cantonales.

L’urine est une ressource

Au final, retenons que l’urine est salubre et contient la majorité des nutriments excrétés par l’être humain, l’azote et le phosphore principalement, et dans une moindre mesure le potassium. Déjà, à l’époque romaine, elle était employée pour blanchir et dégraisser les vêtements, avant d’être cédée aux foulonneries et tanneries au Moyen-Âge. L’urine apparaît aujourd’hui pour beaucoup comme un très bon fertilisant de proximité qui, s’il était valorisé à juste titre dans l’agriculture, permettrait de restaurer le régime circulaire qui unissait autrefois ville et campagne, rééquilibrant la chaîne allant de l’alimentation à l’excrétion. Un réel progrès, encore à mettre en œuvre.

Hôtel Métropole, Une chambre pour demain, exposition au Pavillon de l’Arsenal, Paris, 2019-2020

 

«C’est une chambre à ciel ouvert, sur son toit sont exposés des réservoirs, l’un pour collecter de l’eau de pluie, l’autre pour stocker l’eau rendue potable par le grand bac de phytoépuration et les filtres à charbon actif qui le jouxtent. La baignoire et la vasque sont reliées à un système de pompe et de filtre qui renvoie, traite et réalimente le circuit qui fonctionne en boucle. La cuvette, quant à elle, met en scène la collecte séparative des urines et des fèces. Connectée à des bacs de collecte, elle permet la production d’engrais et de biomasse. Ce projet, élaboré avec le concours du bureau d’étude Le Sommer Environnement, plaide pour une réappropriation de ces sujets par les concepteurs et les maîtres d’ouvrage. En montrant ce que l’on dissimule habituellement, on démontre que des solutions existantes peuvent être le point de départ d’une réflexion et d’une remise en question profonde de notre manière d’habiter.»

 

Commanditaire: Pavillon de L’Arsenal, Paris

 

Conception et réalisation: ciguë

 

Partenaires: Le Sommer Environnement, Vuna, Aquatiris, TBI, Sort Of Coal

 

Notes

 

1. Nathalie Hubeaux, Le rôle des architectes dans la gestion des eaux de demain – potentiels et barrières liés à la gestion des eaux dans les bâtiments, colloque « MeRDrE » du 7 mai 2021, Lausanne


2. Dont entre autres Vuna, Biocapi et Kompotoï qui participaient au colloque « MERDrE ».

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