L’éthi­que de la par­ti­ci­pa­tion

Cinq questions à Philipp Schweizer et Anne-Claude Cosandey

En janvier 2021 a été fondée une association faîtière suisse de la participation. Sa mission est de «développer la culture, les usages et l’éthique de la participation en Suisse» en s’appuyant sur une charte, que nous discutons avec deux membres du comité.

Data di pubblicazione
25-06-2021

Pourquoi vous a-t-il paru nécessaire de constituer cette faîtière aujourd’hui? Son enjeu est-il de nature éthique, politique ou d’abord lié à la reconnaissance d’une profession aux contours indistincts?
PS (Philipp Schweizer)
: Les trois à la fois. La fondation de la faîtière poursuit un processus d’alignement ou de recherche d’enjeux partagés, car les différents acteurs sont confrontés à ces trois aspects. Il ne s’agit pas d’une faîtière professionnelle stricto sensu. La pratique de la participation est mal comprise et parfois mal maîtrisée par les acteurs eux-mêmes. Elle est crainte par les gens des métiers qui doivent collaborer, en général architectes et urbanistes. En parallèle, il y a un flou sur la notion même de participation, qui devient un argument politique, d’où le besoin de structurer un domaine de pratiques pour clarifier un langage, des postures et des valeurs communes. Celles-ci sont exprimées dans la charte, avec ses cinq valeurs. Elles doivent contribuer à éviter les « participations alibi», les frustrations et les manipulations de toutes sortes; empêcher de rester au «niveau 0» sur l’échelle d’Arnstein (voir la galerie).

ACC (Anne-Claude Cosandey): L’expertise en participation est un métier encore émergent. Notre objectif est d’abord de créer un réseau, une émulation entre les acteurs. Beaucoup d’entre eux se sont inventés et ont besoin d’échanger des savoirs. La participation ne se limite d’ailleurs pas à des interventions dans l’architecture ou l’urbanisme, mais à tous les niveaux de la société. Il s’opère actuellement un changement de paradigme global et la faîtière regroupe des personnes qui viennent de tous horizons.

PS: Une forte proportion provient d’acteurs liés au territoire, dans des processus plutôt top-down. Mais un autre mouvement, émergent, s’intéresse plus généralement à l’empowerment, la «capacité d’agir», à renforcer la citoyenneté. Nous voulions créer des ponts entre ces deux types d’acteurs et de pratiques.

Quel sont les enjeux de la charte présentée par votre association?
PS
: la création de la faîtière même a été un processus participatif intéressant, dans lequel tous les acteurs ont pu être impliqués. Le premier dialogue portait sur ces valeurs communes que nous voulons cultiver. La charte est le résultat de ces rencontres.

ACC: L’objectif de la charte est de créer un socle commun, c’est le premier stade qui a permis de réunir les acteurs autour de la création de la faîtière. Par la suite, cela n’empêche pas de la décliner dans d’autres documents, par exemple un guide des bonnes pratiques.

PS: La faîtière ne doit pas être un label ou produire des critères excluants. Il s’agit d’abord de monter en expérience et en qualité de manière collective. Il y a une affirmation forte dans le premier point « Pouvoir d’agir » de la charte : la participation va au-delà de l’information ou la consultation, elle suppose un dialogue, donc un aller-retour entre participants et organisateurs. Ce qui ne veut pas dire que l’on ne peut pas recourir aux autres niveaux de participation sur l’échelle d’Arnstein (que l’on peut simplifier en 4 niveaux : information, consultation, participation et co-création), selon les marges de manœuvre effectives. Il faut aussi savoir renoncer à la participation quand le temps ou les moyens manquent. Ce serait contreproductif pour toutes les parties prenantes de faire une « participation alibi », par exemple quand la fenêtre d’intervention est trop courte.

ACC: La participation doit se faire le plus en amont possible, dans l’établissement du programme, des besoins, mais aussi dans le choix des personnes qui devraient être impliquées, soit les personnes véritablement concernées et qui vont amener une plus-value. Il faut commencer par se poser la question : pourquoi faire de la participation et avec qui ? De nombreuses démarches participatives sont engagées avec une marge de manœuvre insuffisante et cela génère de la frustration aussi bien auprès des mandataires que des participants.

Pouvez-vous citer des exemples?
ACC
: Au sein des exécutifs et législatifs communaux, notamment dans les petites communes, il y a une certaine crainte que la participation enlève de la légitimité aux politiques. Mais nous ne posons pas la même question : il est demandé aux participants de contribuer à la qualité du projet en expliquant quels sont leurs besoins et leurs réalités, alors que les acteurs politiques doivent valider la volonté de faire le projet et des budgets. Pour les uns comme les autres, il faut bien clarifier ce qui fait partie et ce qui est exclu d’une démarche participative. Si les participants s’attendent à ce que chacune de leurs idées soit reprise, ils se trompent. Or les niveaux d’attente sont souvent mal compris par les acteurs. Il s’agit d’activer l’intelligence collective au service du projet.

PS: C’est aussi une question d’échelle : pour établir un bon cadre, il faut travailler sur les plans politique, technique et financier du projet. Dans une petite commune, l’exécutif est directement impliqué dans le projet. Dans une grande collectivité, il y a des intermédiaires, des chefs de services, des chefs de projets. Il faut alors s’assurer que la marge de manœuvre existe réellement sur toute la chaîne décisionnelle, et c’est loin d’être évident à consolider. Ensuite, il y a des aspects techniques. Par exemple, il ne sert à rien de mettre en consultation la hauteur de gabarits quand celle-ci est donnée par un cadre légal. Enfin, les contraintes financières: il m’est arrivé d’accompagner des processus très ouverts, mais dont le budget de réalisation s’est ensuite avéré en décalage avec les ambitions de départ.

Aujourd’hui, certains administrateurs et élus ont tendance à opposer démarche participative et concours d’architecture ou d’urbanisme, comme si celui-ci, dans l’imaginaire des habitants et usagers, leur dérobait un « droit à la ville». Pourriez-vous mettre les choses au clair?

ACC: Selon moi, la démarche participative doit avant tout servir à clarifier le besoin. Elle est d’autant plus importante qu’elle permet d’établir un programme destiné aux professionnels. Donc non, je ne les oppose pas du tout. Avec un projet issu d’un concours, il n’est pas exclu d’avoir recours à la participation par la suite.

PS: J’abonde dans ce sens : il faut rassurer les professionnels, la participation ne vise pas à les remplacer par des citoyens ! Quand des non-professionnels sont impliqués, dans une commission, un collège d’experts d’un MEP ou un jugement, un point essentiel est de former ceux-ci pour leur permettre de saisir les enjeux, le langage, afin d’être en capacité de s’exprimer face aux professionnels. L’objectif est de gérer de l’intelligence collective, de croiser les différentes expertises: technique, d’usage et politiques. Il y a d’ailleurs une réflexion en cours sur la complémentarité des procédures SIA avec une approche d’implication citoyenne. À Lausanne, le MEP pour le plan d’affectation du quartier du Vallon en 2012 a été une démarche pionnière et il y a aujourd’hui de plus en plus d’expériences qui vont dans ce sens. La faîtière souhaite se mettre en lien avec la SIA pour alimenter et cadrer ces processus hybrides.

Il existe de nombreuses formes (événements, consultations, jeux, etc.) de participation. Quels sont les tendances actuelles et peut-on dessiner les contours d’une praxis contemporaine?
PS
: Oui, clairement, les formats évoluent et les pratiques s’échangent. Il existe des boîtes à outils, l’enjeu étant de trouver le langage commun. Il y a l’émergence de «forums délibératifs citoyens»1 intégrés aux processus même. Il y a aussi les tests, le transitoire: ne pas faire du définitif, mais aller dans le sens de l’agilité du territoire.

Les palettes en bois qui ont émergé dans les villes ne plaisent pas à tout le monde…
ACC
: la démarche participative n’est pas un but en soi mais un moyen, qui doit améliorer la qualité globale, à long terme. Et cela va bien plus loin que les qualités esthétiques de ces aménagements transitoires. Les acteurs de la participation doivent laisser émerger des divergences pour mieux les faire converger. Cela se passe également au sein des jurys de concours. Il ne faudrait pas réduire la démarche participative à l’utilisation de quelques gadgets.

PS: Il faut souligner que la participation ne se fait pas qu’avec des usagers/habitants, elle peut se faire avec des groupements de professionnels. Il faut aussi empêcher que ce soit systématiquement la personne la plus expérimentée, voire la plus charismatique qui l’emporte, mais la qualité du projet – et c’est une question bien plus délicate!

Cinq valeurs fondamentales
L’association faîtière de la participation / Dachverband Partizipation a été fondée en 2021. Ses membres partagent cinq valeurs développées dans une charte, dont la rédaction a fait elle-même l’objet d’un processus participatif. En voici un résumé :

  • Le pouvoir d’agir : la participation doit permettre aux participants d’exercer une influence sur le processus et le résultat du projet.
  • La transparence : elle est une condition nécessaire, concerne les règles, l’accès à l’information et les processus de décision.
  • L’inclusion : elle doit être garantie, ­permettre la participation de l’ensemble des acteurs concernés.
  • Le dialogue : au-delà de l’information ou de la consultation, la participation suppose un véritable échange entre toutes les parties concernées par un projet.
  • L’intelligence collective : ­l’objectif d’une procédure participative est de faire converger et de partager des intelligences et des connaissances distribuées. Elle nourrit également l’émergence de nouveaux rapports démocratiques.

Les projets d’architecture sont minés par des contraintes règlementaires et normatives abrutissantes et des exigences de maîtres d’ouvrage toujours grandissantes. Les architectes devraient-ils craindre que la participation empiète encore sur ce qui leur reste de marge de manœuvre ? Ou au contraire espérer qu’elle renforce les meilleurs aspects de leurs projets?
PS
: C’est vrai, je sens parfois encore des réticences, une certaine crainte de la part des mandataires. Or la participation peut aider les professionnels à garder en tête la finalité de ce qu’ils font. On peut se perdre dans les contraintes normatives et légales, manquer la cible initiale. Avec la participation en revanche, on peut redonner un poids et conserver l’enjeu de l’usage au centre du projet. La participation devrait être l’alliée du projet : aucun architecte ou urbaniste n’aimerait que son projet ne soit pas vivant, approprié, non ?

Le profil des actrices et acteurs de la participation varie entre géographes, architectes, urbanistes, sociologues… Peut-on aujourd’hui clairement identifier le métier que vous représentez ? La mission de la faîtière est-elle également de trier les compétences et de donner une assise plus forte à celles et ceux qui les ont ? Va-t-on créer un master en participation?
PS
: Notre objectif est justement de réunir une pluralité d’approches et donc de métiers : les sciences sociales, les aspects constructifs, l’animation socio-culturelle, les sciences du territoire, etc. Avant de créer un master, l’enjeu est surtout de diffuser des éléments de formation au sein des différentes filières existantes (urbanisme, architecture, animation, etc.) et de créer des modules. Il existe déjà une formation de trois jours sur les règles de la participation qui s’adresse à des chefs de projets, des collectivités publiques.

ACC: La faîtière doit clarifier cette palette de compétences avant de proposer des enseignements. Personnellement, je défends l’idée qu’il n’y ait pas que des urbanistes ou architectes qui la pratiquent, car cela peut intimider d’avoir en face des sachants, mener parfois à une forme d’auto-­censure de la part des participants qui ont moins de connaissances. Il est important que l’animateur de la démarche participative soit totalement neutre vis-à-vis du résultat pour instaurer une confiance auprès des participants. À mon sens, cela doit être un intervenant différent du maître d’ouvrage, du concepteur, architecte ou urbaniste.

PS: Je rejoins complètement ma collègue. C’est ce que je nomme le principe du « tiers garant », qui permet de donner les garanties en termes d’écoute, de réception des propositions, de restitution et de traitements de ces dernières.

Les architectes et urbanistes sont-ils tout de même invités à rejoindre la faîtière?
ACC
: Oui, s’ils se reconnaissent dans la charte, indépendamment de leur métier, et qu’ils portent un intérêt pour la pratique de la participation.

Philipp Schweizer est géographe, co-fondateur et directeur de IDEE21 (ex-Label Vert), bureau spécialisé dans la conception et la mise en œuvre de stratégies participatives, à Lausanne et Berne.

Anne-Claude Cosandey est ingénieure en environnement et Dr es science EPFL, fondatrice des Ateliers C, une agence d’expertise dans le management de projets collaboratifs et la facilitation.

Notes

1 Les forums citoyens, initiés dans les années 1970, consistent à réunir des personnes désignées par tirage au sort pour traiter de questions politiques, comme l’accroissement de la part d’énergie renouvelable au détriment du pétrole au Texas, en 1998, ou les deux assemblées qui ont conduit l’Irlande à modifier sa Constitution en 2015, puis en 2016, pour autoriser le mariage pour tous, puis l’avortement. La France a mis sur pied en 2019 une Convention citoyenne pour le climat qui a mené à 149 propositions pour lutter contre le réchauffement climatique, dont 146 ont été reprises par le Gouvernement. Genève a lancé une telle démarche en septembre 2020. Initiée par le département du territoire et le service de concertation de l’Office de l’urbanisme du Canton de Genève, l’assemblée réunit 30 personnes tirées au sort parmi 360 personnes qui ont répondu à l’appel.

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