Ar­ti­gas, ou les tour­men­ts de l’ar­chi­tec­te en­ga­gé

Vilanova Artigas a beau être l’une des figures de proue de l’­architecture brésilienne du 20e siècle, son nom reste méconnu en dehors de son pays. Récemment, les choses ont commencé à changer. Ces dernières années, les recherches fructueuses n’ont pas manqué, mais il reste à faire pour comprendre la trajectoire globale de sa carrière1. Après tout, cet homme sévère et rigoureux, déterminé à établir une cohérence peut-être impossible entre l’engagement civil et politique, d’une part, et l’activité professionnelle, d’autre part, est un personnage contradictoire, ambigu et insaisissable.

 

Data di pubblicazione
02-10-2020
Daniele Pisani
Architecte, professeur associé à l’école polytechnique de Milan.

Artigas est un architecte pauliste(NdE: l’école carioca est celle de Rio de Janeiro; l’école pauliste est celle de São Paulo.), mais il n’est pas de São Paulo. Né en 1915 à Curitiba, capitale de l’État du Paraná, il s’installe à São Paulo pour suivre le cours d’architecture à l’École polytechnique de l’Université de São Paulo2 – à une époque où il n’y a encore au Brésil aucune faculté d’architecture. Une fois formé, et après avoir travaillé pour deux des studios les plus en vue de la ville – Oswaldo Arthur Bratke et Gregori Warchavchik –, il ouvre vers 1940 sa propre agence: Marone – Artigas Engenheiros.
À São Paulo à l’époque, les architectes sont loin d’avoir conquis une part significative du marché. Ce n’est peut-être pas un hasard si Marone et Artigas se sont d’abord présentés comme ingénieurs; d’ailleurs, le travail d’Artigas a commencé à changer après la naissance de la branche pauliste de l’Instituto de Arquitetos do Brasil (IAB/SP), dont il a été l’un des fondateurs en 1943.

Le Corbusier et le problème du modernisme

Marone et Artigas ont construit quelques maisons intéressantes, dont Rio Branco Paranhos et Rivadávia Mendonça, et Artigas a réalisé seul sa première résidence, la «casinha». Mais, à partir du milieu des années 1940, alors qu’il se rapproche des positions du Parti communiste (PCB) et gagne en visibilité sur la scène architecturale locale (il a par exemple été secrétaire au sein des deux premières directions de l’IAB/SP), il commence à faire cavalier seul. C’est de cette époque que datent des réalisations comme l’hôpital de São Lucas à Curitiba et le bâtiment résidentiel Louveira à São Paulo, qui témoignent d’une approche sans ambiguïté du modernisme, clairement détachée des références à l’œuvre de Frank Lloyd Wright que l’on trouve alors. Il reste cependant difficile d’identifier les sources d’Artigas; par exemple, la main de Le Corbusier, très présente dans l’architecture carioca (NdE: l’école carioca est celle de Rio de Janeiro; l’école pauliste est celle de São Paulo) contemporaine, n’apparaît que rarement. Il n’est pas surprenant que l’originalité de la Louveira (1946) ne réside pas dans son langage architectural, mais dans sa disposition: au lieu de tourner sa façade principale vers la place qu’il borde, le bâtiment – articulé en deux lames identiques – lui présente des façades aveugles. C’est l’énoncé programmatique d’une poétique: loin d’isoler le bâtiment de la ville, la solution retenue permet d’intégrer un espace vert entre les deux lames, dans la continuité de celui de la place, ce qui n’aurait pas été possible autrement. La frontière entre public et privé devient un seuil poreux; le bâtiment participe à la vie urbaine non pas grâce à la disposition de ses façades, mais grâce à une proposition d’utilisation de l’espace.
Pendant quelques années, l’engagement politique et l’effort de développement de l’architecture pauliste semblent aller de pair, comme si le modernisme était l’équivalent esthétique de la transformation espérée de la société3. En témoigne le rôle joué par Artigas dans les premières années d’existence du Museu de Arte Moderna (MAM) de São Paulo, dont il conçoit le premier bâtiment et au sein duquel il occupe diverses fonctions4. Mais la lune de miel ne dure pas. En 1951, obéissant encore aux directives du PCB, il rompt avec le MAM et accuse Le Corbusier et le fondateur du MAM d’être les émissaires de l’impérialisme américain5.
Cependant, Artigas n’a jamais rejeté le modernisme au nom de l’adhésion au réalisme qui prévaut dans les pays du bloc soviétique, ou d’un repli nostalgique sur la tradition. Le modernisme, en somme, n’était pas en cause. Au contraire, la question qu’Artigas continuait de se poser était de savoir quel modernisme était possible et approprié dans un pays sous-développé. «La vérité est que la réalisation des thèses corbuséennes sur la construction, compte tenu de notre développement technologique, était ridicule», déclare-t-il en 19826: ce qui avait été développé dans les pays avancés d’un point de vue technologique ne pouvait être transposé comme si rien n’était dans ce qu’on appelait le «tiers-monde». Il s’agissait plutôt de concevoir une architecture cohérente avec le stade actuel de développement technique et économique de son pays et donc dotée d’un pouvoir de transformation dans les conditions données: l’architecture, dit-il, devra construire un «répertoire poétique du désir de l’homme du monde sous-­développé de bannir de son univers le retard culturel»7.

Emphase structurelle

En décalage par rapport à la koinè moderniste autant que par rapport au réalisme socialiste, Artigas vivra désormais dans un monde divisé : partagé entre les directives du parti et une conscience critique aiguë, entre un infatigable militantisme civil et l’affirmation de la nécessaire autonomie de la création artistique. Pour lui, il n’y aura pas de paix. Il s’agira toujours – dans les interstices accordés par cette mission si particulière – de mesurer les forces, de ­trouver l’équilibre, de montrer les contradictions, d’ouvrir de nouveaux passages. Chaque projet sera un champ de bataille.
Le principal espace (voire l’unique, à l’exception du stade Morumbi) sur lequel Artigas a pu réaliser ses expériences dans les années 1950 était la maison unifamiliale. Ce n’était pas un choix, mais une nécessité douloureuse. Les clients intéressés par l’architecture, à São Paulo, étaient des particuliers; c’est donc dans ce domaine qu’il s’est consacré, projet après projet, au ­développement d’une architecture engagée – comme l’écrivait Lina Bo Bardi – pour «briser les miroirs du salon bourgeois»8.
C’est dans ce contexte que l’architecture d’Artigas acquiert des caractéristiques uniques. Si le langage de la Louveira semblait issu d’une soustraction à partir de références précises, celui des bâtiments des années 1950 semble prendre forme à partir des tensions dont l’œuvre est traversée. Ce qui l’exprime avec une rare force métaphorique – particulièrement évidente dans des œuvres comme le Santa Paula Iate Clube, l’Anhembi Tennis Clube (1961) ou le Rodoviária ultérieur de Jaú (1973) –, c’est la structure. Ce n’est pas surprenant: Artigas tend à mettre l’accent sur le conflit entre aspirations et limites, entre la force et le poids: faire de l’architecture, dit-il, c’est défier la loi de la gravité – c’est tester et forcer la marge de manœuvre donnée.9 Dans la quasi-totalité de ses travaux, ce conflit a pour théâtre la construction en béton armé: le matériau est indissociable de son œuvre, au point que faire de son usage une contrainte semble être une option délibérée.
L’acier présuppose un stade de développement industriel très avancé, tandis que les matériaux de construction traditionnels, du bois à la brique, impliquent le maintien du statu quo; ni le premier ni les seconds ne lui conviennent. Le béton, en revanche, permet de grandes portées sans exiger une précision absolue dans la conception et la mise en œuvre; c’est un matériau qui ne nécessite pas une main-d’œuvre spécialisée, mais qui, avec sa ­pauvreté et ses imperfections, est adapté à un pays qui s’industrialise. Il porte en lui les signes du travail. Sans forme en soi, c’est l’incarnation même de l’engagement à façonner le présent en vue d’un avenir qui n’est pas encore donné – une chance qui, comme Artigas a dû le deviner, est désormais fermée aux pays plus avancés sur le plan technologique.

Indifférence typologique

En 1959, les vicissitudes politiques offrent à Artigas l’occasion de tester ses réflexions en dehors du champ de la maison unifamiliale. Avec l’élection de Carlos Alberto Alves de Carvalho Pinto comme gouverneur, le Plan d’aménagement de l’État de São Paulo est lancé, accompagné d’un vaste programme de travaux publics. Artigas est maintenant la figure la plus charismatique de la Faculdade de Arquitetura, fondée entre-temps, et participe à ce programme.
Parler d’une «école pauliste» dirigée par Artigas ne serait pas correct: cela supposerait des trajectoires personnelles reliées superficiellement entre elles, qui se seraient pour partie développées indépendamment de l’architecte paranéen. Même s’il est indéniable que, dans le cadre du Plan d’aménagement, pour lequel il a fallu développer en peu de temps de nombreux projets du même type (écoles et tribunaux), il y a eu un échange intense de solutions, au moins entre Artigas et ses assistants, Paulo Mendes da Rocha et Pedro Paulo de Melo Saraiva.10
Cependant, un autre phénomène évoluant en parallèle paraît bien plus pertinent, pour les mêmes raisons: le transfert dans les édifices publics (et à grande échelle) de solutions expérimentées dans les maisons particulières. Et s’il y a un trait fondamental qui lie l’œuvre d’Artigas à celle de Mendes da Rocha, c’est précisément le refus de toute détermination typologique. L’architecture doit être déclinée au cas par cas, mais elle est d’abord unitaire. La double tâche de l’architecte consistera d’une part à élaborer l’«abrigo» – le grand toit qui sert d’abri aux activités, quelles qu’elles soient, destinées à se dérouler librement sous la protection offerte –, et d’autre part à articuler un espace conçu comme un tout. La maison Taques Bitencourt et les écoles d’Itanhaém et de Guarulhos, œuvres plus ou moins contemporaines (1959-1961), jouent toutes sur la réalisation de ces deux objectifs complémentaires. Il en va de même pour le projet du siège de la faculté dans laquelle Artigas a enseigné.
Comme un manifeste, la faculté d’architecture et d’urbanisme (FAU, 1960-1969) incarne et expose la plupart des principes qui sous-tendent sa «poétique». Le pivot du projet est l’espace intérieur: s’il s’agit à l’extérieur d’une boîte en béton muette placée sur des supports au profil étrange, à l’intérieur – le tout est enfermé sous un seul «abrigo» colossal – c’est un ­enchaînement complexe d’espaces suspendus à différentes ­hauteurs, qui tournent autour d’un grand espace central baigné de lumière ­naturelle. L’accent mis sur l’espace intérieur n’est pas fortuit: contrairement aux dynamiques qui régulent (ou plutôt dérégulent) la croissance de la métropole, le bâtiment renferme une proposition d’espace destinée à favoriser – plus encore que la transmission des connaissances – les échanges et les rencontres entre les personnes. L’intérieur de la FAU, dans un certain sens, est donc un substitut de la rue et de la place. Cependant, en plus d’être opposés l’un à l’autre, l’intérieur et l’extérieur sont liés: au rez-de-chaussée, le bâtiment est ouvert (c’est « un temple sans portes », répétait Artigas) et, une fois à l’intérieur, les rampes se chargent de faire circuler sans interruption le flux des utilisateurs. Consciente de son altérité par rapport au tissu urbain, la FAU vise en somme à attirer dans ses entrailles et à proposer un modèle de vie alternatif en commun.
L’objectif, très ambitieux, est encore plus touchant à la lumière de l’histoire: en 1969, lorsque la FAU est inaugurée, le Brésil est devenu une dictature. Mais Artigas n’est pas le genre d’homme à rester les bras croisés. Le gouvernement militaire l’ayant emprisonné, contraint à l’exil et chassé de l’enseignement, il doit en quelque sorte se résigner, et la seule façon de le faire passe par l’architecture. Dans certaines de ses œuvres, comme la maison Elza Berquó (1967), il avait exprimé quelques années auparavant une incroyable désillusion qui ressemblait à une autocritique sincère. Mais faisant un choix douloureux, il décide de ne pas abdiquer, malgré la dictature, sa bataille culturelle et politique. Dans la continuité délibérée instaurée avec sa production antérieure, son œuvre se présente en effet aujourd’hui comme un acte de résistance, comme un effort à la fois pour poursuivre ce qui était possible dans le contexte de l’adversité et pour transmettre à l’avenir le message que l’architecture n’est ni une discipline autonome et autoréférentielle, ni une arme révolutionnaire. C’était clairement un chemin étroit, difficile et ambigu, entre des contradictions de plus en plus irrémédiables.11
Ce qu’il advient ensuite, Artigas n’a pas pu y assister. Il meurt en janvier 1985, quelques mois avant la tenue des premières élections générales au Brésil, après vingt ans de dictature.


Traduction : Marc Frochaux et Stéphanie Sonnette

Notes


1. La synthèse la plus convaincante reste celle proposée dans João Masao Kamita, Vilanova Artigas, São Paulo, Cosac & Naify, 2000, mais il vaut la peine de consulter également l’essai de Guilherme Wisnik, «Vilanova Artigas y la dialéctica de los esfuerzos», 2G, 45, 2011, pp. 11-24. Parmi les études dédiées spécifiquement à son œuvre, voir Felipe de Araujo Contier, O edifício da Faculdade de Arquitetura e Urbanismo na Cidade Universitária: projeto e construção da escola de Vilanova Artigas. Thèse de doctorat, São Carlos, IAU USP, 2015. Parmi les autres publications de ces dernières années, outre celles auxquelles nous nous référerons en note, voir Leandro Medrano, Luiz Recamán, Vilanova Artigas. Habitação e cidade na modernização brasileira, Campinas, Editora Unicamp, 2013; Miguel Antonio Buzzar, João Batista Vilanova Artigas. Elementos para a compreensão de um um caminho da arquitetura brasileira, 1938-1967, São Paulo, Senac–Edusp, 2014; Vilanova Artigas e a FAU/USP, numero monografico di Monolito, 27, 2015; Rosa Artigas, Vilanova Artigas, São Paulo, Terceiro Nome, 2015; Antonio Carlos Barossi (ed.), O edifício da FAU-USP de Vilanova Artigas, São Paulo, Editora da Cidade, 2016; Marcio Cotrim, Vilanova Artigas. Casas paulistas 1967-1981, São Paulo, Romano Guerra Editora, 2017; Daniele Pisani, «A cidade é uma casa. A casa é uma cidade». Vilanova Artigas na história de um topos, São Paulo, Editora Escola da Cidade, 2019. En 2015 a également été publié Vilanova Artigas: o arquiteto e a luz, documentaire sur l’architecte, dirigé par Laura Artigas et Pedro Gorski.

 


2. Voir ce qu’Artigas a mis en valeur dans l’édition de ses textes autobiographiques: Vilanova Artigas, Lisbonne, Editorial Blau, 1997, pp. 15-33.

 


3. « La modernisation était un saut nécessaire dans un pays en retard », expliquera João Batista Vilanova Artigas, «Tradição e ruptura», in Id., Caminhos da arquitetura, São Paulo, Cosac & Naify, 2004, p. 177 (avec la transcription d’un entretien de 1984). Cette phase correspond également à un long séjour aux États-Unis rendu possible grâce à une bourse de la John Simon Guggenheim Memorial Foundation. (1946-1947).

 

4. Cf. Daniele Pisani, O Trianon do MAM ao MASP. Arquitetura e política em São Paulo (1946-1968), São Paulo, Editora 34, 2019, pp. 136-139.

 

5. Cf. João Batista Vilanova Artigas, «Le Corbusier e o imperialismo», in Fundamentos. Revista de Cultura Moderna, vol. III, 18, 1951, pp. 8-9, 27; Id., «A Bienal é contra os artistas brasileiros», in Fundamentos. Revista de Cultura Moderna, vol. IV, 23, 1951, pp. 10-12. Le texte qui exprime le plus explicitement les tensions de l’architecte ces dernières années est «Os caminhos da arquitetura moderna», in Fundamentos. Revista de Cultura Moderna, vol. IV, 24, 1952, pp. 20-25. Les courts textes d’Artigas ont été rassemblés dans l’anthologie Caminhos da arquitetura.

 

6. Cité in: Rosa Artigas, Vilanova Artigas, op. cit., p. 11.

 

7. «João Batista Vilanova Artigas, Sobre escolas…», in Acrópole, 377, 1970, p. 12.

 

8. Lina Bo Bardi, «Casas de Vilanova Artigas», in Habitat, 1, 1950, p. 2. Chaque œuvre, dans ce sens, sera comprise comme «une décharge d’énergie qui provoque un court-circuit dans le tissu contradictoire de la réalité existante», João Masao Kamita, Vilanova Artigas, op. cit., p. 24.

 

9. «L’équilibre entre forme et contenu ne sera possible qu’après les changements sociaux à venir»: c’est ce que déclare Artigas lors de la finale du concours auquel il est soumis le 28 juin 1984 pour retrouver son poste de professeur à la FAU USP. Cf. João Batista Vilanova Artigas, Prova didática, in Id., Caminhos da arquitetura, op. cit., p. 195.

 

10. Mendes da Rocha, en particulier, a développé une architecture avec des caractéristiques distinctives bien avant que ses chemins ne croisent ceux d’Artigas. cf. Daniele Pisani, Paulo Mendes da Rocha. Complete Works, New York, Rizzoli International, 2015, pp. 37 ss., 47 ss.; Id., «Paulo Mendes da Rocha. A construção de um horizonte discursivo no início da carreira do arquiteto», in Projeto Design, 405, 2013, pp. 48-55 ; Id., «O exemplo de Reidy e a lição de Artigas. Uma nota sobre o ideário de Paulo Mendes da Rocha, in Fernando Serapião», in Guilherme Wisnik (eds.), Infinito vão. Brasil, São Paulo, Monolito, 2019, pp. 374-378.

 

11. La rupture entre Artigas et trois de ses meilleurs élèves – Flávio Império, Rodrigo Lefèvre et Sérgio Ferro – qui ont critiqué le maître pour ses choix compromettants, est à cet égard particulièrement significative. Cf. entre autres Pedro Fiori Arantes, Arquitetura nova. Sérgio Ferro, Flávio Império e Rodrigo Lefèvre, de Artigas aos mutirões, São Paulo, Editora 34, 2002; Ana Paula Koury, Grupo Arquitetura Nova. Flávio Império, Rodrigo Lefèvre e Sérgio Ferro, São Paulo, Ed. Romano Guerra – Edusp – FAPESP, 2003; Daniele Pisani, Paulo Mendes da Rocha, op. cit., pp. 167 ss.

Articoli correlati