L’ar­chi­tec­tu­re sous rayons X, En­tre­tien avec Bea­triz Co­lo­mi­na

À l’heure de la pandémie mondiale et du confinement, chaque discipline interroge ses relations avec les enjeux de santé. Il y a une centaine d’années, la maladie a joué un rôle déterminant dans la transition vers l’esthétique moderne, explique Beatriz Colomina dans X-Ray Architecture, publié en 2019: «L’architecte était un docteur, pratiquant une forme de médecine préventive pour nourrir et reconstruire le corps et la psyché.»

Data di pubblicazione
09-09-2020
Stéphanie Savio
architecte et doctorante en critique, histoire et théorie de l’architecture à l’EPFL

Pour Adolf Loos, ménager les «nerfs de l’homme moderne » demandait l’abandon des ornements. Quant à Aino et Alvar Aalto, après avoir construit le sanatorium de Paimio, ils affirmaient que le design devait répondre aux besoins de la personne « de plus faible condition». Colomina souligne que la ville du début du 20e siècle était déjà un «champ de bataille», lorsque la tuberculose dévasta les populations urbaines. À la suite de la Première Guerre mondiale, la notion même d’expérience, et la difficulté d’exprimer ses sentiments ou de les contenir définissait en partie l’imaginaire des habitants de la ville. L’impact de cette condition historique se traduit non seulement dans les arts visuels ou la psychologie, mais aussi dans l’architecture. Scrutant l’histoire de l’architecture «avec d’autres yeux», Beatriz Colomina questionne le canon mythique de l’architecture moderne avec l’hypothèse suivante: «Qu’est-ce que cela signifie lorsque tout le monde - le client, l’architecte, le théoricien, le critique, l’ouvrier - est un patient?»

Stéphanie Savio: Dans X-Ray Architecture, vous mettez en relation les images par rayons X, découvertes par W. C. Röntgen en 1895, avec un nouveau type de sanatorium, aux murs blancs, grands vitrages et longs balcons. Quel lien faites-vous entre ces deux dispositifs?
Beatriz Colomina: Röntgen a découvert par hasard ces rayons qui traversent les objets solides, qui seront plus tard employés comme instrument médical. Röntgen était à vrai dire sceptique d’une telle application initialement, et c’est la presse populaire qui l’anticipa immédiatement. Les médecins ont reconnu que ce nouvel outil pouvait permettre, entre autres, de diagnostiquer la tuberculose (TB). À la même période, ils encourageaient une cure environnementale de la TB en installant les patients dans des sanatoriums situés en des lieux comme Davos, loin des conditions insalubres des villes, où ils passaient beaucoup de temps sur les terrasses, à profiter du soleil et de l’air frais. Certains architectes modernes ont été eux-mêmes atteints par cette maladie. Richard Neutra par exemple, a séjourné un an dans un sanatorium et son frère est mort de la TB. Aalto, qui a aussi été malade durant le projet du sanatorium de Paimio, a affirmé que son expérience l’avait aidé à comprendre la problématique architecturale. 

Peut-on imaginer un lien entre l’expérience de la maladie de nos héros modernes et la notion contemporaine de «syndrome du bâtiment malsain»?  
Paradoxalement, oui. Le « syndrome du bâtiment malsain » est apparu dans les années 1970. Pour diverses raisons, il trouve son origine dans l’architecture moderne, dans ces immeubles de bureaux entièrement vitrés et hermétiques, dont les systèmes de climatisation ont commencé à provoquer ce qui, de prime abord, est apparu comme de vagues symptômes: maux de tête, écoulement nasal, etc. Comme la plupart des plaintes venaient de femmes, qui passaient beaucoup de temps à travailler dans ce genre de bâtiments, ces symptômes n’ont d’abord pas été pris au sérieux. L’ironie ici, pour revenir à la TB, est que ce que les architectes modernes considéraient comme sain — Le Corbusier parle de bâtiments dont l’air a été «désinfecté» par le système de climatisation, pour éviter tout contact avec la bactérie de la TB, «prêt à être consommé par les poumons» — s’est retourné contre ses occupants, comme dans un film d’horreur.

Vous mentionnez La Montagne magique (1924), un roman de Thomas Mann à propos d'un sanatorium à Davos. Katia, son épouse, y avait passé plusieurs années après avoir étudié avec Röntgen. Le sanatorium, écrivez-vous, la soulageait des pressions liées à la responsabilité d’une grande famille et à son dévouement pour la carrière de son mari. Est-il pour vous synonyme d’émancipation par la science ou renforce-t-il au contraire l’association romantique de la maladie avec l'expression d’une grande sensibilité?
Le sanatorium est comparable à un bateau ou à une île. L’évasion est un élément clé de la thérapie. Donc oui, il y a un flou entre confinement et libération. Malgré la mélancolie, il y avait de nombreux plaisirs inavoués, les rencontres clandestines, les machines fascinantes, les traitements hydrauliques, les ragots… Thomas Mann était probablement attiré par cette double qualité. Il écrit sur Davos parce qu’il y avait passé beaucoup de temps lorsque sa femme était malade, mais les sanatoriums et la TB l’intéressaient déjà bien avant1. Quant à Katia Hedwig Pringsheim, j’étais surprise qu’elle ait étudié avec Röntgen, mais c’est tout à fait fortuit. Je voulais souligner qu’elle était une scientifique avant d’être une épouse. Il est aussi ironique qu’elle ait été la petite-fille d’Hedwig Dohm, la célèbre auteure allemande féministe, qui a manifestement été déçue lorsque Katia a abandonné ses études de physique et de mathématiques pour se marier avec Mann, sous la pression, ou du moins sur le conseil de sa mère. Elle a fini par passer de nombreuses années dans différents hôpitaux de la région. Je suppose que le traitement de la TB, de multiples manières, soulageait les patients des pressions dues à la gestion domestique, au soin des enfants, et dans le cas de Katia, aussi à la saisie du manuscrit de Mann. J’associe le sanatorium avec un nouveau type d’espace social pour la bourgeoisie et l’intelligentsia.

La grippe espagnole a-t-elle influencé les architectes et est-il possible que la pandémie du Covid-19 ait un effet sur l’architecture?
Il est trop tôt pour le savoir concernant le Covid-19. Cela dépend vraiment de sa durée. La grippe de 1918 n’a pas imprimé sa marque sur nos villes et notre architecture en partie parce qu’elle n’a duré que deux ans, deux années terribles, mais pas plus. Les architectes n’y font aucune référence. Les historiens n’y ont pas prêté attention non plus, jusqu’à récemment2. Cette grippe «espagnole», originaire des États-Unis, n’a pas captivé l’imagination des gens comme l’a fait la tuberculose, peut-être parce qu’elle est apparue durant la Première Guerre mondiale. Dans La maladie comme métaphore (1978), Susan Sontag décrit ce phénomène: la TB n’était pas la seule maladie du 19e siècle, mais elle a été la maladie qui a défini ce siècle, et le début du suivant. Elle apparaît dans les romans, dans la musique, mais aussi en architecture. Les architectes modernes étaient obsédés par la tuberculose, plus que par n’importe quelle autre maladie. Quelque chose en elle les terrifiait. 

La peur serait-elle une force en architecture?
Absolument! Je pense qu’elle est une force dans l’humanité toute entière, et l’architecture, vraisemblablement, en fait partie. On pourrait argumenter que toute l’architecture est initialement une réponse à la peur du dehors, des éléments naturels, des phénomènes climatiques, des tempêtes ou des animaux. On pourrait dire que c’est précisément en protégeant les humains du monde naturel que l’architecture a créé la maladie. L’exemple de la TB est parlant. La médecine a très vite soutenu qu’il s’agissait d’un «problème de maison»: maison surpeuplée, mal aérée, sans accès direct à la lumière, au soleil, à la ventilation. Mêmes les maisons de la bourgeoisie étaient fautives, parce qu’elles contenaient trop de rideaux, tapis, coussins, et objets sur lesquels la poussière s’accumulait, et la poussière était l’ennemi dans lequel se cachait le bacille de la TB. On conseillait même aux femmes au foyer de laisser des boîtes de Petri dans leur salon pour s’assurer qu’elles avaient éliminé toutes les bactéries de la maison. À plusieurs égards, l’idée d’ouvrir les fenêtres, de créer des terrasses, des meubles dépourvus de décoration, était déjà en train de moderniser l’architecture.

Peut-on affirmer que les façades de Loos et les toits de Le Corbusier représentent deux étapes de cette transformation, influencée par les mouvements des sanatoriums et de la Lebensreform?3
La «réforme de la vie» s’inquiétait des conditions de vie délétères dans les villes industrielles, et préconisait un retour à la nature. Les sanatoriums prônaient la même chose d’une certaine manière, mais pour des gens très malades, et ceci dans des édifices institutionnels. Si le mouvement de réforme de la vie avait une quelconque intention envers le bâti, c’était de s’en libérer. Son principe même était d’aller à l’extérieur. Les architectes modernes, au contraire, voulaient amener l’extérieur à l'intérieur. Se passer des bâtiments était bien la dernière chose qu’ils voulaient faire. Le toit-terrasse est un élément de l’architecture moderne qui permet au dehors de devenir une extension du dedans. Les sanatoriums au début du siècle possédaient tous de larges terrasses dédiées aux cures, que l’architecture moderne a intégrées dans les maisons domestiques afin de prévenir la maladie. Curieusement, on y a également inclus l’exercice physique, et bon nombre de terrasses étaient aménagées avec toutes sortes d’appareils, comme le montrent les images canoniques de l’architecture moderne.

Loos et Le Corbusier appartiennent à deux générations différentes. Loos, au tournant du siècle, était plus préoccupé par les nerfs – c’est son côté viennois – que par la TB, bien que l’une de ses amantes soit morte de cette maladie. Elle passa beaucoup de temps dans un sanatorium près du col de Semmering, mais il ne mentionne pas la TB dans ses célèbres écrits. C’est seulement avec la génération suivante du mouvement moderne, celle de Le Corbusier, Gropius et les autres, qu’émerge l’idée que l’architecture peut réellement prévenir ou même guérir la TB et d’autres maladies. Loos tente de protéger le citoyen fragile face à la modernité. La génération suivante pensait que le citoyen lui-même pouvait être modernisé.

Comment l’architecture moderne est-elle devenue un «amortisseur de choc»?
Il s’agit du concept de Ray et Charles Eames après la Seconde Guerre mondiale. Il est à nouveau question de la peur. Mais cette fois, c’est la peur de l’holocauste nucléaire et la nécessité pour chaque maison de devenir un abri physique et mental. Il y a un lien entre le choc de la vie moderne, décrit par Walter Benjamin à propos de la guerre, et le choc anticipé d’une guerre à venir qui est crainte mais n’a pas encore eu lieu.

Le nouveau répertoire visuel proposé dans X-Ray Architecture a-t-il pour but d’illustrer un rôle sociétal de l’architecture?
Je ne fais jamais ce genre d’affirmation. L’architecture a tellement de rôles différents – dont seuls certains nous sont apparents. Mon rôle est de mettre en lumière certaines choses qui ont été refoulées, des choses qui ont joué un rôle déterminant, mais dont on ne parle pas. Avec le Covid-19, il y a soudain beaucoup de discussions à propos de la santé et de l’architecture, mais durant longtemps, il s’agissait presque d’un secret. L’existence-même de ce tabou était pathologique et c’est bien cela qui m’intéresse.

Beatriz Colomina est historienne et théoricienne de l’architecture, des médias et de la modernité. Elle enseigne à l’Université de Princeton et a notamment publié Sexuality and Space (1992), Privacy and Publicity: Modern Architecture as Mass Media (1994), et Are We Human? Notes on an Archeology of Design (2016), avec Mark Wigley.

Notes

 

1. Thomas Mann, Tristan, 1903 

 

2. John M. Barry, The great influenza: the story of the deadliest pandemic in history, 2004

 

3. Lebensreform: mouvement de réforme émergeant en Allemagne et en Suisse vers 1890, basé sur un rejet de la métropole et de ses dérives, prônant le retour à un style de vie naturel: nudisme, alimentation saine, exercice et médecines alternatives.