De­main l’ha­bi­tat? En­tre la so­cié­té à trois et à qua­tre gé­né­ra­tions

Les données de la transition démographique sont connues. Les bascules individuelles, familiales et sociales un peu moins. Et l’habitat pour répondre aux besoins de quatre générations encore moins. Dans un article de fond, l’architecte et enseignant Cyrus Mechkat nous livre ses pistes de réflexion pour devancer une mutation démographique annoncé.

Data di pubblicazione
27-05-2020

Cette réflexion a fait l’objet d’un premier article dans REISO, Revue d’information sociale, le 6 décembre 2018. Il est publié avec l’aimable autorisation de cette revue interdisciplinaire de Suisse romande.

L’habitat entre logements ordinaires, intermédiaires et EMS
L’habitat, au sens ethnologique, associe les espaces du domicile, du quartier et de la ville dans une entité embrassant les lieux de la vie intime et privée, les lieux du voisinage et des liens de proximité, et les lieux de la vie collective, sociale et publique. En tous ces lieux, l’habitat est tenu légalement d’assurer l’accessibilité de ses usagers, quel que soit leur âge et selon l’état et l’évolution de leurs ressources physiques, cognitives et matérielles. Suivant le contexte, les usagers des dits lieux verront leurs capacités amplifiées ou réduites en fonction des qualités dont aura été doté leur domicile, ses prolongements et les services urbains environnants. Ainsi, selon l’attention initiale dédiée à l’aménageabilité de leurs lieux de vie, en particulier au domicile, les usagers bien lotis peuvent rester dans leur «chez soi» aussi longtemps qu’ils le désirent1. Tandis que la grande majorité des usagers habitant dans un domicile moins bien doté vont vivre avec le risque de devoir le quitter, en cas d’accidents ou maladies et, parfois, dans la précipitation. Suivant la gravité du cas, ils seront transférés en milieu hospitalier, puis de convalescence, ou dans un immeuble «intermédiaire» (avec appartements adaptés ou à encadrement), si ce n’est dans le premier établissement médico-social (EMS ou EHPAD) disposant d’une chambre libre.

La transition démographique en cours exerce un impact encore peu investigué sur l’habitat, pour le logement d’usage courant, pour l’un ou l’autre des différents types d’immeubles spécialisés ou encore pour l’hébergement en EMS. Dans l’incertitude ambiante et en lien avec l’impact de la longévité de la vie, il est légitime de s’interroger sur les performances offertes par le secteur immobilier à la demande de ses habitants de tous âges et sur son potentiel d’innover face aux changements qui s’annoncent.

La société à quatre générations, entre hausse de natalité et de longévité
Si tout le monde semble désormais convenir de l’envergure de la transition démographique, c’est souvent pour la réduire à sa seule dimension quantitative. Or la transition ne fait sens que si elle est comprise dans son interaction entre un taux de natalité qui reste haut et le prolongement continu de la durée de vie. Dans cette acceptation, ce n’est plus le sentiment de rupture et d’exclusion de la vie active qui prévaut pour qui arrive à la fin de sa vie active, mais une sensation d’inclusion ouverte à la quotidienneté des individus et de leurs groupements, pour toutes générations confondues, dont celle des «nouveaux vieux». Ces derniers montrent qu’ils ont pleine conscience des enjeux, lorsqu’ils font savoir que la santé reste pour eux la principale des ressources pour le bien-être, mais une santé connotée inclusion. Il n’est dès lors pas étonnant que les acteurs du secteur des soins et de la santé aient été parmi les premiers à avoir entendu cet appel et à s’interroger, à agir et innover. Ils ont su faire valoir leur apport, jusqu’à coopérer, comme partie prenante, à l’évolution des rapports entre offre et demande sociale.

Confronté au même contexte de transition, il y a un autre secteur, soit l’habitat, qui aurait également pu assurer dans la conjoncture un rôle ressource sinon décisif, du moins stimulant. Mais tel n’a pas été le cas. Quel est alors le rôle que les acteurs du secteur du bâtiment et de l’immobilier se seraient attribué? Ils ne sont pas nombreux à avoir manifesté leur intérêt pour la question. Ce n’est pas par faute de moyens, car le secteur n’en manque pas et ses acteurs ont bien réussi à doubler le volume bâti des villes en quelques décennies, à installer des milliers et milliers d’ascenseurs, généralement sous-dimensionnés. Ils ont même parfois pu abaisser des seuils de portes pour faciliter leur franchissement en fauteuil roulant. Aussi longtemps que le système marche à la satisfaction des professionnels du secteur, ceux-ci ne voient pas la nécessité d’en modifier les normes (par exemple sur le handicap, toujours en débat), ni d’échanger avec d’autres secteurs, dont les acteurs des soins et de la santé, encore moins avec les habitants. Leur offre se résume à l’ancien modèle du logement pour une famille jeune et active avec un à deux enfants. Ce sont ces mêmes enfants qui forment aujourd’hui la cohorte des baby-boomers faisant leurs premiers pas dans la vie de l’après vie active. L’offre d’habitat qui leur est proposée s’est certes élargie mais à des programmes spécialisés, comme les immeubles «intermédiaires» et autres établissements médico-sociaux, les EMS. Est-ce que cette offre répond aux souhaits des baby-boomers? En tout état de cause, les ressources mobilisables sont bien en deçà de l’évolution en cours du volume et de la diversité de la demande sociale à venir.

A défaut d’une réflexion innovante en matière d’habitat et faute de modèles alternatifs, les acteurs du secteur du bâtiment et les architectes à l’œuvre ont, en contenant le champ des échanges, limité les apports et le potentiel de renouvellement en matière d’habitat présent auprès d’acteurs d’autres secteurs d’activité, comme auprès des usagers. On pourra certes saluer des initiatives engagées par des professionnels des soins et de la santé, dont la prédisposition à innover est confirmée par des réalisations en cours. Pour ce qui concerne Genève, on mentionnera la Maison de la santé avec sa Cité intergénérationnelle, ainsi que le projet de logement Adret, en chantier2 et quelques EMS. On peut aussi saluer quelques immeubles réalisés par des coopératives d’habitation et des architectes novateurs, soit un ensemble de réalisations d’autant plus précieuses qu’elles sont encore trop rares pour faire le poids et se situent à la marge de la production courante qui se fait entre-temps.

La durée de la vie se prolonge de trois mois par an. Compté à partir de 1968, le gain réalisé à ce jour est de douze ans. Il est à coupler avec le gain du taux de natalité de l’après-guerre, due à la généreuse fécondité des baby-boomers. Ceux-ci, épris de libertés, ont imprimé leur marque tout au long de leur parcours de vie, depuis la crèche à l’école, puis au lycée, à l’université, aux plans culturel et scientifique, du travail, des mœurs et de la famille, des loisirs, voire d’addictions, jusqu’à parfois excès. Pourquoi en serait-il autrement au moment où ils intègrent les populations des 60-80 ans? Tranche d’âge dont ils connaissent et refusent le sort, pour l’avoir vécue en accompagnant leurs parents. Au moment où ils quittent la vie active et déterminés au «tout faire soi-même», les baby-boomers s’engagent dans quantité d’activités alternatives, individuelles ou associatives et contributives, lucratives ou bénévoles.

Ce faisant, savent-ils que, par leur nombre et leurs modes de vie, ils sont en train de laisser une profonde empreinte dans l’histoire de l’humanité ? Résultant de la jonction des gains en durée de vie et en taux de natalité, la transition démographique, quantitative à l’origine, a déclenché un vaste mouvement de bascule qui précipite la société traditionnelle de cohabitation à trois générations dans une nouvelle cohabitation à quatre générations3. Inscrit dans le temps long, le mouvement ne s’opère pas d’un jour à l’autre. Il n’en demeure pas moins que l’observateur avisé a déjà relevé des faits ou incidents bénins et disparates qui débordent de plus en plus des marges et des lieux convenus de la vie quotidienne à trois générations. C’est alors qu’il va réaliser qu’il participe à un véritable changement de paradigme en train de bouleverser les pratiques.

La transition démographique, à l’œuvre, crée des espaces au-delà de l’ancien ordinaire du progrès utile, des espaces où s’invente un nouveau rapport au futur. D’autant plus que le phénomène interagit avec d’autres transitions, énergétiques, climatiques, technologiques, qui brouillent les vies professionnelles, publiques et privées, jusqu’au sein du domicile et de la chambre à coucher, investie par l’iPad. Plongé dans ce nouvel environnement, comment le secteur de l’habitat, déjà en deçà de la demande de trois générations, va-t-il pouvoir affronter les besoins émergeants de la coexistence à quatre générations? 

Les effets de la bascule aux plans individuel, familial et social
Cette nouvelle demande exerce ses effets aux plans individuel, familial et social de chacun et investit son habitat, aux niveaux du domicile, du quartier et de la ville.

Sur le plan individuel d’abord, chacun réalise, parfois avec surprise, qu’au moment où il est libéré des contraintes de la vie réputée active, il dispose encore d’un capital-vie de quinze à trente ans ou plus. Mesure-t-il que ce n’est pas très loin du nombre des années qu’il a passées dans sa vie active? Ce temps se joue en trois actes. Le premier temps dure de quinze à vingt ans, généralement doté d’un solide bonus santé. Le deuxième, d’une bonne dizaine d’années, assorti d’une autonomie relative due à des maladies chroniques, mais qui se soignent. Le troisième, plus incertain, peut durer cinq ans ou plus, avec parfois une polymorbidité complexe, incapacitante, voire dégénérative, faisant appel à un accompagnement progressif à l’autonomie.

Sur le plan familial, le changement est profond. Chacun va découvrir la famille à quatre générations, dont deux extérieures à la vie active. Il va devoir faire l’apprentissage de la nouvelle cohabitation. Certes il aura, comme tout le monde, déjà croisé dans son proche entourage des post-octogénaires ou nonagénaires. Le fait nouveau réside dans l’augmentation de la fréquence de familles à quatre générations qu’il va rencontrer. En franchissant le seuil de la vie après la vie active, chacun va faire l’expérience inédite du partage avec son «plus vieux que soi», soit sa mère, son père, et/ou des proches. Faute de ressources et de références socio-culturelles (il n’y a pas beaucoup de romans ni de films avec un scenario à 4 générations), il va devoir improviser «sur le tas». Ce sera le partage, volens nolens, de place et de temps, en se serrant les coudes, pour porter attention et soins à plus pressé que soi. L’apparition de cet acteur de la quatrième génération, celle des arrière-grands-parents, très demandeurs d’attention, va transformer l’image toute traditionnelle du «retraité» de la société à trois génération, l’image d’un grand-père ou d’une grand-mère, réputés disponible pour garder leurs petits-enfants et pour offrir un temps de répit à leurs propres enfants, devenus les parents de leurs petits-enfants. Sur le plan familial, il faut aussi signaler que le passage à quatre générations a des retombées d’ordre structurel portant sur la situation financière des familles, dont le report voire la disparition de l’héritage qui tombait auparavant vers la fin des années actives des fils et filles, ainsi que la contribution de ces derniers à divers frais de soins à leurs parents ou en cas de leur transfert dans un établissement médico-social.

Sur le plan social, enfin, le changement n’a encore été que peu investigué. Pourtant ce n’est qu’au moment où, ayant perdu ses anciens liens sociaux professionnels, l’individu cherche à établir de nouveaux liens, qu’il va prendre la véritable mesure de l’écart entre son nouveau vécu quotidien de non-actif et le cadre de vie existant, qui a été et continue bien souvent à être normé pour satisfaire les besoins de la partie jeune et active d’une population piégée par sa pendularité journalière, entre son domicile et son poste de travail. A ce moment, il va comprendre qu’il n’a plus d’autre choix que de s’accommoder de la spatiotemporalité dont l’existence s’impose à lui.

En termes d’habitat, l’évolution en cours laisse entrevoir la complexification des parcours de vie et en appelle à des solutions souples et évolutives. La nouvelle cohabitation, qui débute dans les espaces normés pour trois générations et encore inchangés, implique la mise en adéquation progressive des accès, aménagements et équipements avec l’accompagnement à domicile de personnes de la quatrième génération, avec leurs soignants et aidants, jour et nuit, en cas de maladies. A l’échelle urbaine, là où l’ancienne cohabitation à trois générations se répartissait sur deux logements, la cohabitation à quatre va fort probablement s’étendre sur trois logements, avec des effets de dispersion territoriale, d’extension des parcours de soins et de solidarité familiale, de diversification des scenarii d’entraide. Il va également falloir étudier comment le report ou l’absence d’un héritage va influer sur la qualité de l’habitat des familles.

En résumé, il s’agit de repenser les lieux favorisant l’établissement de liens et d’activités créatives, socio-culturelles et solidaires. Il s’agit aussi de faciliter les soins à donner à un proche de la 4ème génération ou, in fine, de recevoir soi-même des soins ambulatoires ou à domicile. A défaut, il y aura une augmentation conséquente de risques d’isolement social, de chutes et autres accidents ou maladies, de besoins d’assistance, d’hébergement en institutions ou d’hospitalisation, finalement de surcoûts énormes. S’il faut saluer les efforts consentis en milieux institutionnels et hospitaliers, il faut aussi rappeler le prix à payer. Il est moins cher de prévenir que de guérir.

L’obsolescence du parc habitationnel
Toute phase de transition révèle le fonctionnement de l’ensemble du système. Dans le domaine de l’habitat, le constat fait état de la subsistance d’un mode d’aménagement des territoires qui, après avoir défait l’homogénéité des anciens quartiers, les a recomposés par juxtaposition de zones spécialisées par fonctions, à fin de rationalisation. Pensé dès les années 1925, ce mode a vu sa mise en œuvre retardée par la crise économique de 1929, puis par la Seconde Guerre mondiale. Il s’est imposé avec la reconstruction de l’après-guerre. Le recours au zoning, méthode d’optimisation d’inspiration taylorienne, a conduit à la concentration des activités prioritaires de la production sur des territoires urbanisés dans la perspective de la croissance économique continue propre aux «Trente Glorieuses». Les autres activités, soit les centres administratifs, industriels, commerciaux, de loisirs et les cités dortoirs, redistribués en zones dédiées, étaient à leur tour subdivisées selon la même formule4.

Soumis à la même logique de spécialisation par unité spatiotemporelle, les logements étaient compartimentés par pièces dédiées tour à tour dans la journée à chacune des fonctions données, soit au séjour et aux repas, à la cuisine, au sommeil, ainsi qu’à l’hygiène du corps. Précisément normées par fonction et réalisées comme telles, ces pièces étaient destinées à des familles-types, formées par un couple de jeunes adultes, père actif, mère au foyer et un ou deux enfants. La mobilité quotidienne des mouvements pendulaires entre centre et périphéries était assurée par le réseau voyer.

La transposition du productivisme et de la logistique industrielle au secteur de l’habitat a fini par fragmenter la vie quotidienne en soumettant l’univers de la ville, des quartiers et du logement aux lois et directives du développement et de la vie active. Il incombe aux populations présumées non actives de s’en accommoder. Aujourd’hui, malgré la fin des «Trente Glorieuses» et de la croissance économique, malgré la désindustrialisation et la digitalisation de la société, la pensée en zoning persiste, complètement décollée des réalités contemporaines pour n’offrir que l’image floutée d’une modernité obsolète5. Entre-temps, les baby-boomers nés durant les années 1946 à 1965 arrivent au terme de leur vie active, forts désormais d’une espérance de vie de 20 à 30 ans. Pour rappel, elle n’était que de 5 à 10 ans dans les années 50 du siècle dernier.

Pour une expérimentation immédiate et de nouvelles habiletés
La cohabitation à quatre générations soumet l’habitat à un ensemble de nouvelles sollicitations encore mal établies et qui accentuent le décalage accumulé entre l’évolution de la demande sociale et l’attentisme de l’offre en provenance du secteur d’activité du bâtiment. La reconnaissance des effets exercés par la nouvelle demande sociale sur les conditions actuelles de vie passe par l’observation critique de l’offre de l’habitat ordinaire et par l’expérimentation documentée et diffusée au fur et à mesure de la mise en œuvre de pratiques innovantes, pour améliorer l’habitabilité des logements.

Article en lien
Un prototype pour quatre générations: habitat évolutif à Genève - Article du dossier Projets-modèles 2020-2024

Au-delà des techniques professionnelles, ce requis convoque des aptitudes qui sont à la fois coopératives, réparatrices et inclusives. Aptitude coopérative pour faire ensemble et nouer des contacts avec les acteurs des autres secteurs à l’œuvre et avec les habitants. Aptitude réparatrice pour rattraper les retards et combler les manques, comme pour expérimenter des solutions innovantes fédérant les demandes sociales des personnes âgées avec celles de leurs enfants et petits-enfants, de leurs voisins, ainsi que des ménages décomposés et recomposés, des indépendants travaillant à domicile, etc. Aptitude inclusive enfin, pour d’une part limiter les constructions spécialisées, favoriser l’inter-générationnalité en évitant les «ghettos de vieux» et faciliter la mixité des habitants et, d’autre part, pour proposer à ceux-ci les moyens de s’approprier leur habitat, aménageable à tout moment selon l’évolution des aspirations et besoins de chacun, sur son parcours de vie.

Dans cette perspective et pour composer avec les incertitudes présentes et futures, les projets recevront la plasticité nécessaire à leur mutabilité, leur réadaptabilité ou réversibilité, en réponse à l’évolution des besoins et désirs de chacun6. La redevabilité des travaux facilitera les échanges entre acteurs. Une autre aptitude, l’agilité permettra de combiner approches traditionnelles et innovations dans la rénovation d’immeubles existants ou les nouvelles réalisations. Enfin la «ré-appropriabilité» souhaitée offrira aux habitants les plus habiles, entreprenants ou bricoleurs, de prendre part à divers travaux, avec le recours au fablab ou à l’artisan-menuisier du quartier ou en auto-construction, que ce soit pour un bâtiment neuf ou dans une construction existante et à réhabiliter.

Entre la règle et l’exception: les enseignements de l’EMS
Faisant face à la transition démographique, divers secteurs d’activité, dont ceux déjà cités des soins et de la santé et, dans une moindre mesure, de l’alimentaire et de la mobilité, trouvent en leur sein, et en résonance avec des secteurs voisins, les acteurs avec qui concevoir des projets repensés et innovants. Le secteur de la production de l’habitat résiste à ce mouvement, alors qu’il pourrait fournir un apport déterminant dans le contexte de la transition. Freinés par la force d’inertie intrinsèque à leur secteur d’activité, du fait de la rente foncière et de la lourdeur de l’industrie du bâtiment, les milieux de l’immobilier et du bâtiment n’ont, comme signalé plus haut, aucun intérêt à changer une règle qui leur convient, malgré le déficit quantitatif et qualitatif qui affecte le logement ordinaire. La carence actuelle du secteur est à l’image de son incapacité toute singulière d’offrir un habitat doté de qualités en ligne avec l’évolution du contexte actuel.

Pour parer au déficit d’une règle tombée en obsolescence, il est proposé de recourir à son exception. Ici, la règle invoquée est celle du logement ordinaire, défaillante, son exception est l’EMS ou l’EHPAD. Car soumis à l’obligation d’héberger et soigner une population souffrant de maladies moins bien connues car révélées par la longévité, l’EMS, porteur de diverses innovations, doit recourir à des procédures de soins et à des mesures prothétiques inventives. Le fait que certains dispositifs architecturaux et environnementaux peuvent accompagner les procédures évoquées laisse entrevoir des enseignements de diverses natures à en tirer pour les transposer en dispositifs préventifs, ré-interprétables dans les logements intermédiaires, jusque dans le logement ordinaire. Ce sera, par exemple, pour assurer une meilleure répartition et plasticité des espaces, éviter l’emploi de matériaux allergogènes, s’entraîner à l’orientation incitative, choisir des revêtements de sol anti-glisses ou, plus prosaïquement, assurer le meilleur éclairage et réduire les risques de chutes répétées, réaménager des sanitaires, affiner le profil de mains courantes et barres d’appui, etc.

Il y a encore d’autres leçons à tirer de l’exception des EMS, régis par un cahier des charges des plus complexes auxquels un architecte peut être confronté dans sa vie professionnelle. L’EMS est, en effet, à la fois un lieu de vie, de travail et de convivialité pour des centaines de personnes. Un lieu de vie et de fin de vie, un lieu pas comme les autres, pour des résidents souffrant de maux physiques ou cognitifs aggravés par le grand âge et nécessitant soins et sécurité in situ. L’EMS est aussi un lieu de travail 24/24h et pas comme les autres, pour plus d’une quarantaine de professions en matière de santé et soins, d’administration, d’hôtellerie, de techniques, d’animation socio-culturelle, comme du commerce et de la sécurité. L’EMS est enfin un lieu de socialisation et convivialité, pas comme les autres, attractif pour des visites de familles avec enfants, de proches et de voisins du quartier, ouvert aux rencontres, voire fortuites, entre ses résidents et des personnes venues de l’extérieur. Chacun de ces trois lieux a ses impératifs en termes de surfaces dédiées, de mobilité, d’équipements et d’aménagements architecturaux qu’il faut concilier et fédérer. Les leçons à tirer au moment du retour de la pensée complexe d’un EMS vers la règle à renouveler de l’habitat ordinaire relèvent d’une approche plus inventive et intuitive que normative. Soit une approche qui offre à l’habitant d’un appartement, existant ou neuf, la plus-value qualitative et la polyvalence d’usages qui lui permettront de faire ses choix, chez soi.

L’enjeu consiste à réinventer la règle de façon à ce que l’habitant, quel qu’il soit, puisse se doter des moyens pour concevoir des lieux de vie adaptables au mieux à ses désirs et besoins, qu’il s’agisse d’une personne âgée ou de toute autre personne active travaillant à domicile, d’un couple avec enfants ou d’une famille monoparentale, par exemple. A l’aide de dispositions novatrices, les accès, les soins et le travail des soignants ou des proches aidants seront facilités et les risques réduits, risques de maladies, d’accidents domestiques, d’isolement. Préconisé pour le logement neuf, la règle réinventée ne manquera pas d’inspirer les projets de réhabilitation douce et progressive, du vaste parc de logements existants là où vit et continuera, par choix, à vivre encore longtemps la grande majorité de la population. Il ne s’agit donc nullement d’un pis-aller. Le renouvellement du parc existant sera la solution prioritaire et accessible au plus grand nombre, tout en permettant à chacun de cultiver ses habitudes et réseaux sociaux, de recourir aux services de soins existants ou à créer à proximité, de profiter de dispositions novatrices créées en EMS et socialisables dans les logements neufs comme dans les logements existants et occupés.

Revenant à l’habitat au sens global, le concept appliqué au logement trouve sa continuité dans le quartier, avec ses services, commerces et équipements de proximité, ses parcours protégés, ses bancs publics, sanisettes, jardins, potagers et places de jeux, ses commerces du quotidien, ses lieux de rencontres, théâtres, ateliers de bricolages, ses services sociaux et de santé, ses équipements sportifs et les divers moyens de mobilité douce et de transports publics pour l’accès aux quartiers voisins et à la ville. Du quartier, le concept gagne la ville qui offre dans la diversité ses lieux socio-culturels, ses services administratifs et ses commerces à l’échelle du territoire des communautés.

Le temps des projets expérimentaux
Deux projets expérimentaux sont proposés ci-dessous. Pensés selon les concepts et qualités évoqués, ils illustrent les aménagements préconisables pour en évaluer la faisabilité, la pertinence et le coût, à travers les cas d’un appartement neuf à construire et d’un autre, existant et à réhabiliter. 

  1. Projet d’un appartement dans un immeuble neuf (voir illustrations)
    L’appartement, encore inachevé, se présente à son futur occupant sous la forme d’un plateau ouvert à tout scénario d’usage, offrant le choix entre diverses options d’aménagements et finitions
  2. Projet de réhabilitation/transformation dans un immeuble existant (voir illustrations)
    L’appartement présenté est situé au 1er étage d’un immeuble datant des années 1970. Il est occupé par une personne à mobilité réduite. L’iconographie est composée d’extraits du dossier de l’appartement.

La liste des travaux ci-dessous a été établie après visite sur place en concertation avec la locataire enquêtée. Elle donne un aperçu de la nature des aménagements relevés:

  • Dans le hall d’entrée : pose d’une rampe pour sécuriser le franchissement du seuil (37mm) de la porte palière, pose de portes coulissantes pour les armoires, amélioration de l'éclairage
  • Dans la cuisine: élargissement de la porte à 80 cm, dépose du mobilier sous plan de travail près de l‘évier pour faciliter l’accès en chaise roulante (responsable pour locataire suivant), réagencement du frigidaire et du congélateur pour en faciliter l’accès, amélioration éclairage
  • Dans les pièces: installation de télécommandes pour stores
  • Dans les sanitaires: en 1ère étape élargissement unilatérale de la porte à 80cm, pose de barres d’appui, en 2ème étape dépose de la baignoire, façon de fonds de douche à la romaine, réservation possibilité de repose de la baignoire sur fonds de douche (en cas de demande du propriétaire), éventuels travaux d’adaptation (robinetterie), application au sol d’un produit antiglisse, amélioration de l’éclairage
  • Sur l’ensemble du réseau électrique: contrôle complet des dispositions d’accessibilité et de sécurité, mise à hauteur requise des commandes et prises électriques, pose de prises complémentaires, contrôle mené selon règlement en vigueur des installations électriques
  • Dans l’entrée et les locaux communs de l’immeuble: automatisation de la porte d’entrée coulissante et sans seuil, application au sol d’un produit antiglisse, création dans le local vélos d’une place pour chaise roulante et recharge électrique
  • Pour l’ensemble des locaux communs amélioration éclairage, contrôle accessibilité sous-sols.

Le choix des travaux énoncés a été fait en écartant les éléments durs (murs porteurs, gaines, menuiserie extérieure), pour éviter les travaux lourds et coûteux. Les préconisations sont limitées aux éléments légers, aisément adaptables, afin de réduire la durée des chantiers et les nuisances aux habitants. Les transformations offrant une plus-value qualitative pour tous (par ex. largeur de portes) seront conservées, contrairement aux travaux à caractère prothétiques, qui seront réversibles. Après le départ de l’actuelle occupante de l’appartement, les barres d’appui dans le couloir seront déposées, le meuble enlevé sous le plan de travail dans la cuisine sera reposé, ainsi que la baignoire au-dessus de la douche romaine (en cas de demande du locataire suivant ou du propriétaire) selon le plan ci-dessus des architectes.

Deux projets pour contribuer à l’expérimentation proposée
Les deux projets proposés sont à comprendre comme une contribution à l’appel à «expérimentation immédiate» fait dans ce papier pour un habitat à la hauteur de la demande. Ils ont en commun une approche pragmatique, ouverte à la concertation entre toutes les parties activement impliquées et dans une optique inclusive. Chacun des deux projets s’inscrit à sa façon dans le contexte de changement de paradigme crée par l’avènement de la cohabitation à quatre générations.

Dans cette perspective, ils proposent tous deux une approche simple, par paliers et répliquable de travaux à réaliser selon l’évolution des besoins et des ressources des habitants-usagers, invités à coopérer, si tel est leur désir, tant à la réflexion qu’aux divers travaux projetés.

Notes bibliographiques

  1. Le chez-soi à l’épreuve des pratiques professionnelles, P.Dreyer et B. Ennuyer. Ed. Chronique sociale, juin, 2017
  2. Habiter la société de longue vie – le projet Adret à Lancy, Claude Dupanloup et Jean-Pierre Fragnière, Ed. SocialeInfo, Lausanne, 2018
  3. Vieillir ensemble, Daniela Jopp, recherche en cours, LIVES, Université de Lausanne.
  4. Une autre ville est possible, Philippe Vignaud, éd. Non Lieu, Paris, 2012
  5. L’obsolescence, ouvrir l’impossible, Mathias Rollet, éd. MetisPresses, Genève, 2016
  6. L’habitat d’aujourd’hui et de demain: flexible, adaptable, réversible? Monique Ebel, in Practicas domesticas contemporaneas N°16 Universidad de Sevilla, 2017

En ligne sur espazium.ch

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