Com­men­cer par la fin

Éditorial du numéro TRACÉS 07/2020

Data di pubblicazione
03-04-2020

De son périple à Passaic (N. J., États-Unis) datant de 1967, l’artiste américain Robert Smithson dira: «De fait, le paysage n’en était pas un, c’était plutôt (…) une espèce de monde de carte postale en voie d’autodestruction, d’immortalité ratée et de grandeur oppressante (…). Ce panorama zéro paraissait contenir des ruines à l’envers, c’est-à-dire toutes les constructions qui finiraient par y être édifiées»1.

L’artiste américain initie, avec cette expérience, une relecture critique de la ruine ne se référant plus aux vestiges glorieux hérités du passé. Il emploie la notion pour qualifier des constructions récentes, anonymes et parfois inachevées. Ainsi, ces constructions «qui s’élèvent en ruine» seraient moins les marqueurs d’une époque révolue, que l’aube d’un futur. Ce serait précisément dans ces rebuts, dans ces ruines à l’envers, que l’on devrait rechercher les fondations de ce que sera la ville de demain.

Cinquante ans après cette expérience, l’intuition de Smithson s’est-elle vérifiée? Le regard porté sur les ruines modernes a-t-il effectivement connu un «renversement»?

La photographie de lieux abandonnés («Ruin Porn») et l’exploration urbaine («Urbex»): ces tendances érigent la ruine moderne en objet de fascination esthétique. Une telle célébration de l’abandon et de la destruction trahit toutefois un regard très romantique des lieux dépeints, objectifiés et invariablement vidés de leurs habitants. Dès lors, les ruines demeurent dans un statut quo tant qu’elles représentent une réalité dont notre société filtre l’existence. À l’autre bout de l’horizon du possible, d’autres initiatives voient, au contraire, le potentiel de la ruine moderne dans sa capacité à activer de nouvelles dynamiques humaines. L’acte de réappropriation, physique comme symbolique, de ces rebuts devient un agent collectif puissant. Il nourrit des leviers de contre-pouvoir. Dissident, il pointe des modes de gestion alternatifs et interroge avec virulence la façon dont nous disposons de nos ressources latentes.

Ce dossier participe de cette lecture qui ne magnifie pas les ruines contemporaines mais qui fait état de propositions valables. Les ruines et les déchets sont le sujet de démarches subversives étant donné la résistance politique de nos territoires. Éclectiques, les contributions que nous vous proposons se saisissent de la notion et la déclinent selon des échelles et des contextes différents, initiant une trajectoire ouverte entre infrastructures inachevées (en Italie), architectures vacantes (à Lausanne) et matériaux sans destination (à Igloolik). Elles obligent à une modification de nos modes de conception contemporains et une hybridation des destins constructifs. Elles provoquent nos habitudes et rouvrent quelques horizons du projet architectural et urbain qui sont rarement explorés.

Nous avons collaboré avec l’architecte Tiphaine Abenia pour réaliser ce dossier en raison de son expertise sur l’abandon en architecture, ses potentiels de lecture, de projet et l’intuition de Smithson. Intimant d’appréhender chaque fin comme un nouveau commencement, cette intuition se voit ainsi, au fil des expériences contemporaines rassemblées, traduite ici en trois actes.

Note

 

1. Robert Smithson, «The Monuments of Passaic», Artforum, vol. 6, n° 4, December 1967, pp. 52-57.