PNR 68 : la cau­se du sol

Le sol n’est-il qu’un support sur lequel construire, dans lequel creuser ou cultiver ? La synthèse du Programme national de recherche «Utiliser la ressource sol de manière durable» (PNR 68)1, récemment publiée, milite pour la reconnaissance des multiples fonctions et services éco-systémiques2 de cette couche de territoire longtemps négligée et entend mettre la qualité du sol au cœur des stratégies d’aménagement. Rencontre avec Emmanuel Frossard, président du comité de direction du PNR 68 et professeur à l’Institut des sciences agronomiques de l’École polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ).

Data di pubblicazione
24-06-2019

Entre 1985 et 1990, un premier Programme national de recherche consacré au sol (PNR 22 « Utilisation du sol en Suisse »3) pointait déjà la nécessité de protéger et de valoriser cette ressource. « Le PNR 22 était visionnaire, estime Emmanuel Frossard. Ses recommandations en matière d’agriculture ont été relativement bien mises en œuvre, elles ont largement influencé la réforme agraire du milieu des années 1990, qui a induit un changement d’orientation de la politique agricole vers une gestion plus écologique. En revanche, les préconisations en matière d’aménagement du territoire n’ont pas réellement été suivies d’effets. Ce n’était peut-être pas le bon moment. Mais depuis quelques années, on voit que les questions d’utilisation du territoire, de protection des paysages, de qualité de l’alimentation reviennent dans les votations, donc intéressent le peuple. L’opinion est peut-être prête aujourd’hui à entendre parler du sol. »

Rendre visible la qualité des sols

Le premier enjeu consiste à faire connaître le rôle essentiel du sol dans l’écosystème global pour enrichir notre perception parfois réductrice de cette couche complexe de la croûte terrestre. Les chercheurs du PNR 68 le rappellent en introduction : «Grâce à ses propriétés physiques, chimiques et biologiques, le sol remplit de multiples fonctions pour l’environnement et la société. Le sol ne constitue pas seulement la base de la production alimentaire et de la biodiversité. Il filtre l’eau et assure ainsi un approvisionnement peu coûteux en eau potable. Il stocke l’eau et le carbone, réduisant ainsi les risques d’inondation, et joue un rôle important dans la protection du climat. Ces fonctions écologiques et prestations de service public du sol sont éclipsées par sa fonction très appréciée économiquement de support des bâtiments et infrastructures et sont donc insuffisamment perçues par le monde politique et la société. »4 On ne connaît pas ce qui ne se voit pas. Pourtant, « lorsqu’un sol est maltraité ou s’érode, on va le retrouver sur les routes ou dans les caves, ou on n’aura plus d’eau potable, précise Emmanuel Frossard. Ces désordres se voient et ont un coût. Si on connaissait mieux les sols, si on avait conscience de leur valeur, tout cela pourrait être anticipé. »

Cela dit, l’état des lieux des sols en Suisse que dresse le PNR 68 n’en est que plus alarmant. Malgré le principe d’« utilisation mesurée du sol » inscrit dans la Constitution fédérale depuis 1969, les surfaces affectées à l’urbanisation ont augmenté de 25 % entre 1985 et 2009. Aujourd’hui, en Suisse, 1 m2 de surface agricole disparaît chaque seconde, sous l’effet de l’urbanisation (0,75 m2/s5) et de la déprise agricole. Si les sols impactés par la déprise conservent leurs fonctions (qui peuvent même s’améliorer), les sols imperméabilisés ou construits les perdent définitivement.

Outre la diminution des surfaces de sols cultivables, les chercheurs du PNR s’inquiètent de la perte de qualité des sols et des fonctions associées. La ressource est en effet soumise à des menaces multiples : pollution, érosion, tassement, imperméabilisation, dues autant à l’urbanisation qu’à l’exploitation agricole intensive. Une étude conduite en 20036 a montré qu’une fraction non négligeable des sols des États-Unis (4,5 %) subissent d’importantes pertes ou sont en danger d’extinction complète, et avec eux l’ensemble des écosystèmes qu’ils abritent. Il y a donc urgence à protéger les sols qui constituent une « ressource non renouvelable à l’échelle humaine ».

Pour Emmanuel Frossard, l’absence de politique globale des sols en Suisse ne permet pas de prendre suffisamment en compte cette donnée dans les politiques d’aménagement du territoire. Les mesures récentes qui vont dans le sens de la protection des sols et de la préservation des terres agricoles contre l’urbanisation (le développement vers l’intérieur, la régulation à venir dans la LAT2 des constructions hors de la zone à bâtir...), relèvent encore d’une logique de surfaces à protéger, quantitative, qui n’intègre pas la qualité des sols.

Des outils d’aide à la décision

Le PNR 68 a ainsi développé différents instruments permettant de prendre en compte la qualité des sols dans les décisions d’aménagement du territoire. Parmi eux, l’indice de qualité des sols7, qui permettrait de privilégier la construction sur des sols de plus faible qualité et de préserver les sols à haute valeur pour d’autres fonctions essentielles : agricoles, rétention d’eau, biodiversité, etc.

Concrètement, comment déterminer cet indice et comment l’utiliser ? Il s’agit d’abord de caractériser le sol : sa profondeur, sa teneur en cailloux, en humus... pour dresser des cartes des propriétés du sol. Ces données sont ensuite interprétées pour établir des cartes de fonctions permettant de connaître les sols qui vont favoriser la biodiversité ou ceux qui sont bons pour la biomasse. Ces cartes ont vocation à servir de support de discussion avec les acteurs publics, qui pourront affecter des points aux sols en fonction de l’importance qu’ils accordent à chaque fonction. Pour Emmanuel Frossard, « on peut ainsi faire rentrer la qualité des sols dans les discussions sur les zones à bâtir et les nouvelles constructions ».

L’indice de qualité des sols est donc un outil d’aide à la décision, qui éclaire les choix d’aménagement grâce à de nouveaux paramètres et fournit des arguments supplémentaires aux élus pour déterminer un usage plus durable de leur territoire. D’autres outils ont également été développés pour intégrer la qualité du sol dans les instruments d’aménagement du territoire existants et à venir. Des modèles de simulation permettent par exemple de tester les répercussions des mesures d’aménagement sur la qualité des sols.

« Pour faire ce travail de cartographie, il faudrait que les informations sur le sol soient disponibles. Or, aujourd’hui, elles ne le sont pas, regrette Emmanuel Frossard. C’est pour cette raison que nous plaidons pour une cartographie totale des sols de Suisse, et pour la création d’un centre national de compétences pédologiques, qui serait capable de développer des outils, de centraliser des résultats et de les mettre à disposition des collectivités et des professionnels qui en ont besoin. Ce centre est en train de voir le jour à la Haute école des sciences agronomiques, forestières et alimentaires (HAFL) à Zollikofen, signe que les choses avancent, lentement mais sûrement. »

Le sol : un bien commun

Le PNR 68 nous invite à porter un nouveau regard sur le sol, comme ressource et, pourquoi pas (comme il le fut longtemps) comme bien commun, au même titre que l’eau ou l’air. Emmanuel Frossard le rappelle : « Le sol est un bien public, un bien qui a en tout cas des conséquences pour le public et fournit des prestations de service public. La gestion durable de la ressource sol demande qu’on atteigne un équilibre entre son utilisation privée et son rôle pour la société. »

Quels que soient les outils de protection de la qualité des sols qui seront développés à plus ou moins long terme, et leur degré de prise en compte par les collectivités publiques, le PNR 68, qui bénéficie de l’oreille attentive des élus et des administrations, a le mérite d’inviter le sujet « sol » à la table des négociations. Si l’on ne peut pas faire de l’urbanisme qu’à travers le critère de la qualité des sols (ou des eaux, ou des paysages), mais bien en agrégeant toutes les données sociales, économiques, historiques, mémorielles d’un territoire, la donnée « sol », utilisée à bon escient, devrait permettre des arbitrages pertinents pour une gestion plus durable des territoires. •

 

Notes

  1. Programme national de recherche sur la période 2013–2018. Cinq équipes d’auteurs ont réuni les résultats de 25 projets de recherche et de quatre études focalisées en cinq synthèses thématiques. Toutes les synthèses sont disponibles sur le site pnr68.ch.
  2. Bénéfices que les humains retirent des écosystèmes. Il faut distinguer les « services » des « fonctions écologiques » qui les produisent : les fonctions écologiques sont les processus naturels de fonctionnement et de maintien des écosystèmes, alors que les services sont le résultat de ces fonctions. (Source Wikipedia)
  3. Le rapport final a été publié en 1991 sous le titre « L’affaire sol : pour une politique raisonnée de l’utilisation du sol ».
  4. Synthèse générale du PNR 68, p. 6.
  5. Synthèse générale du PNR 68, p. 22.
  6. Amundson, R., Y. Guo, and P. Gong. 2003. Soil diversity and land use in the United States. Ecosystems. 6 :470-482, doi : 10.1007/s10021-002-0160-2.
  7. Voir la Synthèse thématique 3, Un agenda du sol pour l’aménagement du territoire, Prof. Adrienne Grêt-Regamey et Sander Kool, Institut pour le développement du territoire et du paysage, Ecole polytechnique fédérale de Zurich, Dr h.c. Lukas Bühlmann et Samuel Kissling, EspaceSuisse, Berne.
Magazine