Voir et être vu

Editorial paru dans Tracés n°04/2014

Date de publication
27-02-2014
Revision
10-11-2015

Quelle malédiction la mobilité »1. Une malédiction?
Les architectes seraient-ils capables de créer des espaces s’ils ne pouvaient eux-mêmes faire l’expérience de la ville; la parcourir, la raconter, la scruter, la disséquer, la gribouiller, la photographier, l’aquareller? Prenons Le Corbusier en exemple. Qu’il s’agisse de sa virée en Orient narrée dans l’Almanach d’architecture moderne ou de son itinérance en Amérique Latine qui introduit Précisions, la mobilité fait partie intégrante de sa pratique. Dans chacun de ses ouvrages, elle se transforme presque systématiquement en récits, lesquels parfois agrémentés de croquis traduisent l’importance de l’itinérance dans le développement de son parcours. 

S’il demeure exemplaire dans la narration du voyage, Le Corbusier n’est pourtant ni le premier, ni le dernier à pouvoir réfuter cette réplique de Beckett. Depuis toujours, l’architecte semble se nourrir de mobilité dans l’exercice mais également, dans l’apprentissage de son métier. Au 19e siècle par exemple, le Grand Prix de Rome faisait déjà voyager de nombreux architectes – entre autres, Baltard, Garnier ou Davioud – désireux d’enrichir leurs connaissances à l’école de perfectionnement2 de la Villa Médicis.

Voyager n’est donc pas une nouveauté. Avant 1995, année de parution du blockbuster S, M, L, XL, les architectes pouvaient encore tenter de vanter l’exotisme de leur carrière en mettant leurs déplacements professionnels sur le devant de la scène. Mais depuis que Rem Koolhaas a exhibé sur une double page de son livre les 360 000 kilomètres parcourus et les 305 nuits passées à l’hôtel en seulement une année, se déplacer n’a vraiment plus rien d’exceptionnel. Ni dans la vie d’un individu lambda – compte tenu de la démocratisation du voyage touristique –, ni dans celle d’un architecte pour qui les voyages sont devenus incontournables, pour ainsi dire une nécessité, qu’ils se plaisent à (se) raconter.

Cette nécessité du voyage peut prendre différentes tournures. L’architecture n’ayant désormais plus de frontières, il ne s’agit parfois même plus d’un choix: dans certains cas, assurer le suivi des projets oblige à parcourir des milliers de kilomètres. Pragmatiques, les plus expérimentés ouvrent des succursales partout dans le monde. Sous couvert de liberté, les jeunes rêveurs forment des collectifs et optent pour le bureau partiellement voyageur. S’ils usent de la mobilité pour aiguiser leur regard sur la pratique et expérimenter in situ de nouveaux savoir-faire, les premiers kilomètres parcourus leur permettent surtout de se faire remarquer. A bien des égards, le voyage est aussi devenu une stratégie de communication, voir et être vu.

Faisant récit de leurs itinérances dans les ruelles d’Hanoï et sur les routes de France – comme le faisaient naguère les aspirants au Grand Prix de Rome –, les architectes du Collectif Etc et de Bureau A croiseront dans ce numéro le chemin de François Chaslin dressant un copieux portrait du chantier des Halles à Paris, mais également celui d’autres voyageurs – moins fortunés – qui ont fait du nomadisme leur mode de vie.

Quelle bénédiction que la mobilité!

 

Notes

1. Samuel Beckett, Happy Days, Grove Press, New York, 1961 (Oh les beaux jours, les Editions de Minuit, Paris, 1963)
2. Jacques Lucan, Composition, non-composition : architecture et théories, XIXe-XXe siècles, PPUR, 2009 

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