Ville monde
Ici est ailleurs
Eugène, les pieds nus fermement plantés dans le sable, ressent les vertiges d'une ville monde à Essaouira.
Les pieds nus fermement plantés dans le sable, je regarde les vagues de l’Atlantique déferler sur la plage. Un vent furieux balaie l’océan. Devant moi, une île où voilà deux mille ans, les marchands récoltaient des mollusques gastéropodes, dont la glande donnait la pourpre. Autant dire qu’il s’agit d’un des centres névralgiques de l’Empire romain, puisque la couleur pourpre était le symbole du pouvoir. Aujourd’hui, des kitesurfers accourus de France, des Etats-Unis et d’Australie défient les vagues et décollent comme par magie grâce au cerf-volant auquel ils sont harnachés. Depuis qu’une autoroute à été construite, les surfers débarquent par charters à Marrakech, puis sautent dans un bus pour « essayer la vague » d’Essaouira.
Les pieds nus fermement plantés dans le sable, je laisse les quads japonais aux couleurs fluorescentes slalomer autour de moi. Le boucan d’enfer ne semble pas incommoder les chameaux mis à la disposition des touristes par les Bédouins. Les aimables bêtes de somme blatèrent, en montrant leurs dents jaunes.
Les pieds nus fermement plantés dans le sable, je tourne la tête à gauche pour contempler le port, construit par les Portugais en 1505. De là partaient les bateaux chargés de canne à sucre, à destination de l’Europe. Juste à côté, se dressent les remparts, flanqués de tourelles d’angle. Trente canons portugais baillent de toutes leurs gueules à chaque créneau. C’est là qu’en 1950 Orson Welles planta ses caméras pour tourner quelques scènes de son Othello : une histoire se déroulant à Venise écrite par un dramaturge anglais et adaptée au cinéma par un Américain qui choisit une ville marocaine comme décor ! Essaouira inspire : en 1952, le film remporta la Palme d’Or, à Cannes.
Les pieds nus fermement plantés dans le sable, je discerne les toits et les minarets de la vieille ville. Une kasbah unique au monde de par sa régularité. Elle fut dessinée par le Français Théodore Cornut, disciple de Vauban, en 1764. Le nom de la ville provient de là ! « Es Saouira » signifie « la Bien dessinée ». Du coup, le plan d’Essaouira n’est pas conservé à Rabat, mais à la Bibliothèque nationale de France, à Paris.
Les pieds nus fermement plantés dans le sable, je tourne mon regard vers la gauche. A quelques kilomètres se trouve un village un peu paumé. En 1969, Jimmy Hendrix y séjourna deux jours et fuma quelques gros pétards en compagnie d’autres hippies. La légende enfla. Petit à petit, le passage de Jimmy Hendrix à Essaouira se transforma en événement capital de la contre-culture occidentale. Un Dieu local est né.
Les pieds nus fermement enfoncés dans le sable, j’entends la musique gnawa jouée par un petit groupe d’irréductibles qui, malgré le vrombissement des quads et le ressac de l’océan, sont fermement décidés à se produire sur la plage. Les Gnawas sont les descendants des esclaves importés du Ghana et du Sénégal au 18e siècle. Leur musique n’a jamais été réduite au silence. Au contraire ! Depuis vingt ans, le Festival des Gnawas attire près de 300 000 amateurs durant quatre jours, au mois de juin.
Derrière moi, un grand panneau a été planté au bord de la route. Un carré blanc entouré d’un cercle blanc se détache sur fond brun. Il s’agit de l’emblème du Patrimoine mondial de l’Unesco dessiné par le Belge Michel Olyff. La médina d’Essaouira a été inscrite sur le fameux registre en 2001.
Près de moi, quelques touristes discutent en hébreux. La communauté juive était très importante au 19e siècle, s’élevant jusqu’à 17 000 membres, pour à peine 10 000 musulmans. Mais suite à la guerre des Six Jours, en 1967, les juifs du Maghreb ont émigré en Israël. Les maisons vides se sont transformées en riads, dont le célèbre Lala Mirra, premier hôtel bio du Maroc, ouvert par une Allemande.
Pourquoi courir à Shanghai, Londres ou São Polo pour ressentir les vertiges d’une ville monde ? Il suffit de garder les pieds fermement plantés dans le sable d’Essaouira.