Une place dans la ville

Propos recueillis par Stéphanie Sonnette

Jean-Claude Frund, codirecteur de l’atelier frundgallina, revient pour Tracés sur la genèse de ce projet et sur les choix programmatiques et esthétiques qui ont guidé cet aménagement pour en faire, au-delà d’une place de la Gare, un espace public central de La Chaux-de-Fonds.

Date de publication
15-03-2017
Revision
17-03-2017

Tracés: Vous avez livré fin 2015 la place de la Gare de La Chaux-de-Fonds. La ville elle-même est un territoire singulier, marqué non seulement par son «urbanisme horloger», qui lui a valu en 2009 une incription sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco, mais aussi par son climat et, dans une certaine mesure, par sa proximité avec la France.


La Chaux-de-Fonds, c’est effectivement ce que l’on appelle de l’urbanisme horloger. Le plan de la ville a été dessiné au début du 19e siècle par l’ingénieur Charles-Henri Junod (plan Junod 1835), après l’incendie qui l’avait complètement détruite, alors que son influence en matière d’horlogerie était grandissante. C’est une grille posée sur le territoire, organisée autour d’une artère principale très large, l’avenue Léopold-Robert. A l’époque où l’industrie horlogère était encore située dans la ville, les ouvriers travaillaient chez eux, dans les derniers étages des immeubles. La largeur des bâtiments et des jardins a donc été définie très précisément pour que chaque atelier reçoive un maximum de lumière naturelle. Sur chaque parcelle, le système est simple et répétitif: un bâtiment orienté au sud, son jardin et la rue. Aujourd’hui, les jardins se sont peu à peu faits coloniser par des places de parc et des garages, mais on peut encore lire cette histoire sur certaines parcelles où le système a été préservé.
Les conditions climatiques sont également très rigoureuses, on ne peut pas avoir ici les mêmes exigences qu’ailleurs en terme d’espaces publics. Avec le gel, le dégel, chaque matériau est soumis à rude épreuve.

La gare faisait partie de ce système, de cette grille. Comment ce secteur a-t-il évolué avant de devenir l’espace central qu’il est aujourd’hui?


A l’origine, l’emplacement de la gare avait été déterminé par les contraintes topographiques et le premier bâtiment était au milieu des champs, isolé sur le plan d’urbanisme. La première gare a été construite en bois avant 1900, puis remplacée rapidement par une deuxième, en maçonnerie, sur le même emplacement, qui n’était pas celui de la gare actuelle. Une dizaine d’années plus tard, une nouvelle gare a été construite juste à côté, plus grande. Le bâtiment de la Poste, au nord, date à peu près à la même période et cinquante ans plus tard, la Chambre suisse de l’horlogerie est venue cadrer la place au nord-ouest. Ces trois bâtiments de caractère ont une qualité particulière, ils sont tous les trois en pierre d’Hauterive, la pierre calcaire jaune du Jura, et dialoguent entre eux par leur matérialité.
Petit à petit, cette partie de la ville s’est aussi construite et la gare a retrouvé une position relativement centrale.

Au stade du concours, quelles étaient les ambitions de la Ville pour cet espace et les contraintes posées dans le programme?


La Ville avait entrepris plusieurs démarches avec la population pour réaménager cet espace public, avant de lancer un concours d’architecture avec un cahier des charges précis. L’un des objectifs du concours était de créer une liaison urbaine, une continuité entre le futur quartier Le Corbusier à l’ouest de la place, sur les friches ferroviaires, et la gare. La place était complètement fermée sur son côté ouest, non seulement par le parc, mais aussi par un mur de soutènement de deux mètres qui la séparait des voies ferrées désaffectées.
Il fallait également réorganiser complètement les flux pour rendre la place plus confortable et plus sûre pour les piétons. Avant, quand on sortait de la gare, on se trouvait tout de suite au milieu des voitures et des bus, il n’y avait pas d’espace public, seulement des passages piétons tracés dans tous les sens pour tenter de sécuriser les traversées. La gare routière devait être reconstruite à l’ouest, à l’emplacement du parc, et le stationnement rassemblé à l’est.
Au-delà de ces préoccupations fonctionnelles, la place devait devenir un espace public central et symbolique, une entrée importante dans la ville.
Sur l’emprise du parc, un bâtiment pour abriter les bureaux des transports publics était demandé par le cahier des charges du concours, mais nous nous sommes permis de remettre en question cette exigence. Nous avons recherché des locaux disponibles dans les bâtiments qui bordent la gare. Cette prise de risque nous a paru nécessaire pour maintenir une partie des arbres et éviter de condamner l’entier du parc. L’enjeu était très important à nos yeux. Finalement, les transports publics louent des locaux dans le bâtiment de la Poste. Ce qui ne veut pas dire qu’un jour, en fonction de l’évolution de la société, la place ne pourra pas se densifier, mais en l’occurrence le bâtiment prévu n’était, d’après nous, pas assez important en surface et en volume pour s’implanter durablement.
Le programme prévoyait enfin l’assainissement complet des infrastructures souterraines. Les mandataires ont ainsi travaillé simultanément sur deux projets : l’un en surface et l’autre en dessous où il fallait notamment intégrer le collecteur principal d’eaux usées du nouveau quartier Le Corbusier et un chauffage à distance pour approvisionner les bâtiments existants et à venir.

Quelles réponses avez-vous apportées à ces attentes et contraintes?


Nous recherchons toujours la simplicité. Ici, nous avons placé deux toitures de part et d’autre de la gare, et c’est tout.

C’est vraiment tout?


C’est presque tout. Ensuite, tout découle de cela. Ces deux pavillons structurent à eux seuls l’espace public, ils créent ce grand parvis d’entrée et de sortie de la ville, dans l’axe du hall de la gare. C’est une architecture du non construit, faite d’éléments structurants mais qui restent très peu perceptibles, si bien qu’à hauteur d’homme, parfois, ils disparaissent.
Ensuite, nous avons supprimé les seuils: pas de rue ni de route, ni de trottoir, pour donner l’impression d’un seul grand espace, où les flux se mélangent de façon ordonnée.
Nous avons suivi les principes posés dans le programme en terme d’organisation des flux : la gare routière est à l’ouest, avec des bus qui circulent dans les deux sens, et le stationnement à l’est pour des questions d’accès depuis l’avenue Léopold-Robert. Entre les deux, le parvis est piéton. La gare forme un seul et même secteur, séquencé d’ouest en est par la gare routière, le parvis, le couvert polyvalent et le stationnement.
Pour nous, l’enjeu principal portait sur l’insertion du projet dans le tissu urbain. Au lieu de faire quatre petits couverts pour les voies de bus et d’autres petites choses, nous avons voulu trouver la bonne échelle pour dialoguer avec l’environnement de la place, trouver le juste équilibre pour redonner à voir les bâtiments qui la bordent. Avant les travaux, la lecture du construit délimitant l’espace était difficile. Les bâtiments disparaissaient derrière les petits édicules, le trafic, les panneaux de signalisation. Nous avons essayé d’éliminer tout ce qui encombrait la place pour revenir à l’essentiel. Le projet, ce sont donc ces deux toits, comme deux satellites de la gare. Ils respectent l’orientation principale du plan d’urbanisme, mais leur géométrie est légèrement modifiée, et leur hauteur varie en fonction de leur taille. Si l’on regarde attentivement, sur la place, les bâtiments ne sont pas alignés. Chacun a ses propres caractéristiques : la Poste est très large, alors que le bâtiment de l’ancienne Chambre suisse d’horlogerie est plutôt étroit. La gare, elle, est également de bonne largeur. Les couverts cherchent à dialoguer avec ces différences de spatialité, à s’approprier les vides ou à s’orienter par rapport à ces variations. Par leur taille, leur caractère neutre et intemporel, par le contraste qu’ils forment avec les bâtiments existants, ils se posent sans confrontation avec le contexte.
Ils ont aussi évidemment un rôle fonctionnel, de rencontre, de rassemblement. L’été, ils protègent du soleil et l’hiver, de la neige et de la pluie, parfois ! Mais pour nous, l’important était de faire quelque chose qui soit à l’échelle de la ville, qui soit représentatif. L’enjeu était au-delà du seul rôle fonctionnel et nous sommes très contents que le jury du concours d’architecture l’ait compris.

Le blanc des couverts est très visible. Pourquoi avez-vous choisi cette teinte qui n’est pas très présente dans la ville (hormis quand il neige) et très différente des tonalités de jaune des façades des bâtiments de la place?


Le blanc contraste énormément en effet, mais en même temps, c’est une non couleur. Elle a un pourcentage de brillance de 70 %. De jour comme de nuit, les sous-faces des couverts reflètent imprécisément l’environnement proche ou plus lointain. Les jours de neige, les couverts ont tendance à disparaître. Parfois, ils sont plus présents. Quand le ciel est bleu par exemple, les contrastes sont très forts : le sol est beaucoup plus foncé et se reflète sur le blanc des couverts qui se teinte de gris. Toutes ces subtilités sont difficiles à anticiper en amont. Ce qui en revanche était pour nous une évidence depuis le début, c’est qu’il fallait qu’ils soient blanc. Le blanc a été suggéré dès les images du concours ; les couverts avaient été insérés graphiquement de façon douce dans la ville, pour affirmer leur légèreté. Par la suite, ce choix n’a plus été remis en question.

Même si le contexte est évidemment très différent, on pense à l’ombrière de Norman Foster sur le Vieux Port de Marseille dont les proportions sont sensiblement les mêmes (6 m de hauteur, 1000 m² de surface). La sous-face en inox et son effet miroir, la finesse du plateau font que certains jours, en fonction du temps qu’il fait, on peut ne pas la voir. Comment fait-on pour trouver la juste hauteur, la bonne proportion, on imagine que l’équation est subtile?


Nous avons réalisé de nombreuses maquettes et images 3D en modélisant les bâtiments environnants pour déterminer l’orientation et la hauteur de chaque couvert, en fonction de leurs dimensions en plan. Celles de la gare routière répondent précisément aux longueurs des quais et au nombre de voies de bus. L’autre couvert en revanche a été déterminé par l’espace public. Sur plan, la différence de surface entre les deux est importante (1200 m² contre 744 m²), mais sur place, cette réalité s’efface. Par leur position, leur proportion, et leur expression, les deux couverts entretiennent une très grande complicité.
Ensuite, dès le début du concours, nous avons voulu marquer la légèreté et la finesse de leur structure. Ce sont des constructions entièrement métalliques supportées par des piliers de section ronde. Ceux du couvert de la gare routière respectent assez logiquement l’alignement des quais, alors que ceux du deuxième couvert, qui ne répond pas à un usage particulier, sont disposés aléatoirement. Enfin presque, car il y a en réalité une trame d’axe équidistant de 50 cm, dans les deux directions, sur laquelle se placent les piliers. Sous ce couvert, trois «chambres», des espaces circulaires libre de piliers, ont été imaginées. Cette volonté a d’ailleurs demandé un peu d’ingéniosité pour reprendre les efforts dûs à la rupture de rythme.

Sur cette surface de deux hectares, le sol joue une rôle essentiel. D’abord parce qu’il coûte cher, ensuite parce qu’il doit être résistant, du fait du climat et du passage des bus et facile à entretenir. Mais il doit aussi être beau. Pouvez-vous nous dire pourquoi vous avez fait le choix de l’enrobé?


Lors du concours, nous avions imaginé un enrobé semé de cailloux blancs dont la densité augmenterait à l’approche du parvis. Nous voulions obtenir une continuité urbaine entre le sol de la ville et celui de la place, et l’enrobé bitumineux, qui revêt la majorité des rues de La Chaux-de-Fonds, nous est apparu comme une solution. A la suite de différents test in situ, la variante choisie initialement, avec des cailloux pris dans l’enrobé, a été écartée pour des raisons de durabilité.
Nous avons également étudié la possibilité de revêtir la place de pavés de granit, un matériau qui recouvre encore de nombreuses rues de La Chaux-de-Fonds. L’analyse financière, en considérant la durée de vie de chaque matériau, a démontré que cette variante était trop onéreuse.
L’important à nos yeux, c’était la continuité. Les contraintes liées au trafic des transports publics et aux conditions climatiques rudes que doivent supporter les matériaux ont précisé le type exact d’enrobé utilisé. Ensuite, ponctuellement, pour chaque arbre nouvellement planté, nous avons « ouvert » généreusement ce sol pour en adoucir l’impact.
En ce qui concerne la continuité urbaine avec le quartier Le Corbusier, à l’ouest de la place, nous avons simplement effacé la différence de niveau de deux mètres en réalisant un pan incliné d’environ 4 % depuis l’ancien mur de soutènement jusqu’au couvert de la gare routière.

En dehors des couverts et du sol, le végétal constitue le troisième élément qui compose l’espace. Quelle stratégie avez-vous adopté, à la fois vis-à-vis du parc existant et des nouvelles plantations?


La Chaux-de-Fonds est à 1000 mètres d’altitude. En dehors des frênes, des ormes et des érables, peu d’essences résistent et croissent de façon harmonieuse dans cet environnement. Là, nous avions la chance de côtoyer de grands arbres de très belle qualité existants dans le parc. Partant de cette base arborée, nous l’avons prolongée vers l’intérieur de l’espace minéral en plantant 24 arbres (5 ormes, 13 érables, 6 frênes) à des emplacements précis, pour structurer l’espace d’une présence végétale. L’espace public est ainsi parsemé d’arbres solitaires, qui, au fil du temps, prendront une belle ampleur.

Y avait-il des contraintes spécifiques liées aux réseaux en sous-sol ? Auriez-vous pu ou voulu planter plus d’arbres?


Les espaces libres en sous-sol sont effectivement restreints et ont conditionné la position exacte des arbres, de même que les usages en surface nous ont permis de définir précisément le nombre d’arbres à planter. Ce nombre est supérieur à celui que nous avions prévu initialement dans le projet de concours, et leur position s’est précisée en fonction des contraintes existantes, mais en préservant la volonté de continuité végétale entre les quartiers. Le nombre d’arbres découle donc d’un équilibre souhaité en surface, et est adapté aux contraintes en sous-sol. Les arbres ont également influencé le tracé du réseau souterrain.

Le mobilier urbain semble assez peu présent sur la place, comment avez-vous composé avec les divers éléments (bancs, poubelles, signalétique…) indispensables à ce type de projet?


Nous avons disposé les bancs sous chaque couvert, au pied de certains arbres et sur les surfaces circulaires, dans un souci d’équilibre général. Un grand banc circulaire vient également enserrer un érable centenaire du jardin. Les supports d’affichage ont été rassemblés en un endroit précis, la signalétique a été totalement revue, limitée à la stricte nécessité, dessinée et positionnée à des emplacements réfléchis, de même pour les poubelles et tous les autres équipements.

Parmi tous ces équipements, il y a quelques candélabres étonnants.


La nuit, la place se transforme complètement. Des projecteurs fixés sur les piliers éclairent la sous-face des couverts de manière à obtenir un éclairage uniforme rayonnant, transformant les pavillons blancs en deux lanternes éclairant le parvis. Pour compléter cet éclairage sur l’ensemble de la place, nous avons proposé de réutiliser un modèle de candélabre existant. L’avenue Léopold-Robert est caractérisée par des luminaires très singuliers datant des années 1950, bordeaux, à deux ou trois branches, avec autant de lanternes suspendues. Ainsi, dix candélabres à trois mâts ont été refabriqués à l’identique par la même entreprise italienne et posés précisément selon les besoins. Seules les sources lumineuses ont été modernisées pour répondre aux préoccupations actuelles.
Cette réutilisation des candélabres présents dans la ville découle de la même intention qui a dicté le choix du revêtement de sol. Il y a dans ces choix la même interaction, le même souhait d’une grande perméabilité : la ville ne s’arrête pas à la place, elle continue sur la place. La place est ancrée dans la ville.

Jean-Claude Frund est architecte. Il a fondé en 2005 et codirige avec Antonio Gallina l’atelier frundgallina architectes fas sia à Neuchâtel. 

 

 

Intervenants

Maître de l’ouvrage: Ville de La Chaux-de-Fonds
Architecte: frundgallina architectes fas sia
Ingénieur civil: gvh ingénieurs civils EPF-SIA
Architecte paysagiste: Paysagestion SA
Concours d’architecture 2011, projet 2012-2013, réalisation 2014-2015

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