Trois quar­tiers, trois réa­li­tés, quelles uto­pies?

Quand on construit à partir d’une page blanche, comme aux Vergers, à La Chapelle-Les Sciers ou à Belle-Terre, quels ingrédients faut-il mettre dans la recette pour fabriquer un quartier, une vie de quartier? Au-delà d’une réponse strictement immobilière aux besoins en logements, quels imaginaires, quelles valeurs, quel projet de société portent ces nouveaux ensembles genevois?

Date de publication
28-03-2023

Marcher dans un quartier fraîchement construit, dans ces allées souvent désertes, entre ces barres ou ces plots qui ont tous un air de famille, est une expérience singulière. On se sent souvent comme un intrus dans un environnement dont les habitants eux-mêmes ne se sont pas encore complètement saisi, en dehors des enfants qui s’approprient les lieux avec une facilité déconcertante. L’espace semble en latence, pas encore assez mûr pour que la vie prenne. Ce n’est pas la ville où se seraient sédimentés des usages, des fonctions, des bâtiments, mais la première couche d’une histoire qui reste à écrire, et le feuillet de départ est parfois un peu mince.

De la modernité figée de la cité satellite à l’utopie concrète des Vergers

Au-delà de l’aéroport, face au Jura, Meyrin a eu plusieurs vies. Villageoise et agricole avant les années 1950, puis résidentielle et technologique avec l’installation du CERN et la construction, à partir de 1961, de la première cité satellite de Suisse, la commune a vu sa population passer de 3000 à 14 000 habitants en quelques années. Plus récemment, l’écoquartier des Vergers, en extension de la cité, est venu ajouter 3000 habitants supplémentaires et marque sans doute la dernière phase d’urbanisation de la commune.

La première cité est une parfaite illustration des principes de l’urbanisme moderne d’après-guerre : autour d’un forum qui incarne l’idée de centralité – centre commercial, culturel et cultuel de quartier, piscine –, les barres de logements sont disséminées dans un parc selon un plan orthogonal, et la circulation reléguée sur les pourtours du quartier. Parfaitement préservé grâce à un intense travail de sauvegarde1, ce secteur de la cité apparaît conforme aux perspectives et maquettes de l’époque, figé dans cette image originelle, très dessinée, avec ses espaces verts bien peignés. Un décor plus qu’un espace que les habitants pourraient s’approprier.

Plus à l’ouest, l’écoquartier des Vergers (2003-2023, 1350 logements, 10 000 m2 de surfaces commerciales, 30 bâtiments, 16 hectares) vient prolonger la cité satellite sur les terrains agricoles en pente. Le plan en croix, défini par le plan localisé de quartier (PLQ) de 2011, est très simple : en guise de cardo, le parc des Arbères pointe tout droit vers le Jura, coupé à mi-pente par le decumanus de l’esplanade des Récréations. Avec sa rigidité orthogonale, ses barres de gabarit similaire, mais implantées plus serrées, il revendique sa filiation avec la cité satellite. Pas de centre commercial ici pour créer une intensité urbaine, mais une tentative de faire naître la vie dans l’ensemble du quartier par les espaces extérieurs, les équipements sportifs et scolaires et les programmes en rez-de-chaussée. L’esplanade, sur laquelle s’accrochent les barres bigarrées aux styles architecturaux hétéroclites, au-dessus du parking souterrain, est l’épine dorsale du quartier et sa centralité linéaire. Au rez des immeubles qui la bordent se côtoient par exemple l’auberge des Vergers (hôtel, bar, restaurant), une épicerie indienne ou la Fève, «supermarché participatif paysan». Sa bande centrale plantée accueille des espaces de jeux pour enfants, des jardins gérés par les habitants. Ailleurs, les espaces interstitiels sont végétalisés ou occupés par des jardins partagés, du maraîchage, des serres ou des poulaillers, des enclos à animaux, plus proches du pré et des champs cultivés que de la pelouse tondue par le service espaces verts de la ville. De fait, aux Vergers, l’entretien des espaces extérieurs et les cultures sont assurés par la coopérative agricole de la ferme éponyme située à proximité, créée en même temps que le quartier pour rendre concrète la volonté des futurs habitants d’une alimentation en circuit-court2.

Le quartier tel qu’il se présente et qu’il fonctionne aujourd’hui est le résultat d’une démarche de longue haleine que la Commune a voulue expérimentale et visionnaire sur les questions sociales et environnementales. Propriétaire de la moitié du foncier, elle a octroyé ses droits à bâtir à sept coopératives d’habitation3 et à la Fondation Nouveau Meyrin4. Ce choix, comme celui d’impliquer les habitants actuels et futurs bien en amont du projet, s’est révélé décisif pour l’ambiance générale du quartier et la manière dont chacun semble se l’approprier.

La Chapelle-Les Sciers: l'impasse de la cité dortoir

Au sud de la Praille, à 10 minutes à pied du pôle multimodal de Lancy Bachet, le nouveau quartier La Chapelle-Les Sciers (1290 logements, 3240 habitants, 35 bâtiments, 2007-2023, 17 hectares), construit sur des terrains agricoles et des jardins ouvriers, fait l’effet d’une entité autonome, enclavée entre des zones villa, l’autoroute A1 et le bâtiment de la police routière.

À la différence des barres des Vergers, le modèle ici est celui des plots dans un parc. Si les bâtiments ont tous un air de famille, on distingue clairement deux époques d’urbanisation, entre le quartier de La Chapelle (2009-2018) et celui des Sciers (2016 - en cours), tous les deux issus d’un plan directeur de quartier de 2007. Le premier accueille 18 plots sur deux rangées, à bonne distance les uns des autres, de part et d’autre d’une rue circulable en impasse bordée de rares commerces. Dans le second, 16 bâtiments, plus variés dans leurs formes et leurs hauteurs (barres et plots, R+3 à R+7), sont répartis aléatoirement sur un terrain en pente, sans voie automobile, et desservis par un entrelacs de chemins piétons qui serpentent entre les immeubles. Avec leurs rez-de-chaussée souvent surélevés, sans contact avec le sol, les objets posés sur leur socle semblent revendiquer leur autonomie vis-à-vis de l’espace extérieur.

La forme du quartier, la morphologie des bâtiments résultent du PDQ et des deux PLQ qui ont fixé le principe des plots, leur implantation, leurs gabarits. À l’intérieur de l’enveloppe imposée, les architectes choisis par les ­différents maîtres d’ouvrage s’expriment librement: béton, bois, pierre massive, métal, couleurs, avec ou sans balcons, loggias, etc. L’unité formelle du quartier devrait être donnée par le gabarit des plots, sa diversité assurée par la relative liberté accordée aux architectes. En réalité, les deux quartiers sont constitués d’un chapelet de grappes plus ou moins fournies de bâtiments conçus par un même bureau d’architectes en fonction du nombre d’immeubles attribués aux différents investisseurs:des fondations privées, des sociétés immobilières, la commune de Plan-les-Ouates, une coopérative d’habitation. Le bureau BCMA a réalisé trois «grosses» grappes de 3, 4 et 8 plots. Avec 15 plots sur 35, il prend le lead, avec son écriture caractéristique, homogène et sobre jusqu’à la monotonie, faisant apparaître les bâtiments réalisés par d’autres bureaux comme des intrus dans le paysage, des gesticulations excessives.

Au-delà de la forme, deux choses surprennent: la monofonctionnalité du quartier et l’absence d’un lieu qui ressemblerait à une centralité. À l’exception de quelques commerces et services le long de l’axe circulé de La Chapelle, l’ensemble est exclusivement résidentiel. On ne fait pas ses courses sur place, on ne va pas non plus à la salle de sport ni chez le coiffeur. L’école du Sapay, à la jonction des deux opérations, et la crèche sont les seuls points d’intensité qui rythment la vie quotidienne, au milieu des plots qui se déroulent sans hiérarchie sur le sol ondulé. Et on se demande quel est le potentiel de mutation de ce quartier. Comment pourrait-il évoluer à terme pour offrir à ses plus de 3000 habitants – la taille d’une petite ville – les aménités et les services de proximité dont ils pourraient avoir besoin?

Pièces urbaines A2 et B, Belle-Terre : en quête d’une figure urbaine

Bien au-dessus du lac, sur la rive sud, à proximité de la frontière française, on découvre au bout d’une voie d’un kilomètre de long un grand ensemble qui semble avoir atterri d’un seul bloc au milieu des champs. Les deux premières pièces (670 logements, 12 000 m2 d’activités, commerces, services, 2,8 hectares) du futur quartier Belle-Terre (à terme 2670 logements, des commerces et des services, 38 hectares) se dressent seules en attendant les suivantes qui viendront se greffer autour du mail, seule voirie circulable du quartier. La situation en plateau est exceptionnelle et donne le sentiment d’être très loin de la ville – bien qu’on ne soit qu’à quelques minutes en bus de la gare des Eaux-Vives –, en prise directe avec le ciel et le grand paysage. Des jardins occupent les angles des parcelles, délimités par des immeubles pliés à angle droit, sous lesquels on passe pour accéder à une vaste esplanade intérieure minérale. Une centralité de quartier s’esquisse entre l’esplanade et le mail autour de quelques commerces en rez-de-chaussée, des arrêts de bus et des bureaux5.

Par rapport aux Vergers et à La Chapelle-Les Sciers, ces deux premières pièces urbaines proposent une troisième voie. Ni des barres, ni des plots, ni une forme classique d’alignement sur rue, mais un entrelacs de bâtiments complexes aux épannelages variés, de R+3 à R+9. Les extérieurs très dessinés offrent une diversité de situations de grande qualité : jardins, jeux d’enfants, passages, seuils, etc. Formellement, l’ensemble, parfaitement cohérent, fonctionne comme un seul bloc, alors même que les bâtiments ont été conçus par quatre bureaux différents.

À la différence des deux autres quartiers, il n’y a qu’un seul investisseur (Batima et C2I), pour l’ensemble de Belle-Terre, et un unique pilote du projet urbain et architectural des deux premières pièces (Atelier Bonnet), ce qui explique l’extrême maîtrise de l’ensemble. Le schéma traditionnel de production des quartiers (PDQ, PLQ, attribution des lots à des investisseurs qui choisissent leurs architectes) a été court-circuité. Un plan directeur de quartier définissant des pièces urbaines (mais pas des bâtiments) et un projet d’espaces publics et d’infrastructures a d’abord été établi en 2008. Des mandats d’étude parallèles (MEP) ont ensuite été organisés pour tester la faisabilité du plan sur les deux pièces centrales, dont l’Atelier Bonnet a été lauréat avec son projet de barres pliées. C’est ce dessin qui sera transcrit dans un plan localisé de quartier avec un cahier des charges précis6 rédigé par le bureau d’architectes qui travaillera ensuite avec trois autres bureaux pour réaliser les bâtiments.

En termes de mixité, ces deux premières pièces proposent une relative mixité fonctionnelle (bureaux, commerces et services représentant 15 % de la SBP totale, une école), qui laisse entrevoir à terme la possibilité d’une centralité de quartier. Dans les pièces suivantes, pour diversifier le profil des habitants et des ménages, 400 logements seront attribués à des coopératives et à une fondation immobilière de droit public pour l’intégration de personnes en situation de handicap.

Les modèles en question

Il est encore trop tôt pour dire comment vivront ces quartiers et ce que leurs habitants en feront; si l’architecture tiendra le choc, si ces ensembles sauront accueillir de nouveaux programmes et de nouveaux habitants, supporter le changement climatique. Mais on voit déjà aux Vergers ce qu’on n’a pas vu dans les autres quartiers: la concrétisation d’une volonté collective – celle de la commune, des coopératives et des habitants – d’inventer un autre avenir. En choisissant d’attribuer des droits de superficie à des coopératives, en occupant les rez-de-chaussée, en donnant ses espaces extérieurs en gestion à une coopérative agricole et en impliquant les habitants, la commune a su tirer parti du cadre conventionnel de production du bâti pour y faire vivre son projet social, économique et écologique.

Les nouveaux quartiers sont les produits d’un écosystème administratif et financier (voir article «Les outils de la démesure» de Rune Frandsen) et les héritiers de modèles urbains et architecturaux. Ils résultent aussi de décisions anciennes qui mériteraient d’être réévaluées en cours de route et ajustées à de nouveaux paramètres. Mais l’exemple de Meyrin montre qu’ils ne sont pas condamnés à la vocation résidentielle que leur assignent encore les logiques de zoning. Leurs habitants, les communes qui les accueillent peuvent en faire autre chose. Par leur densité et leur masse critique, ils pourraient devenir des centralités plus larges et plus diversifiées dans leurs fonctions, leurs programmes, leurs populations. Des quartiers mixtes en somme.

LES VERGERS, Meyrin

 

PDQ 2007
PLQ 2011
Livraison 2023

 

1350 logements
16 hectares
30 bâtiments

 

138 939 m2 SBP totale

  • 128 939 m2 SBP logements
  • 10 000 m2 SBP commerces, activités

92,25 % logements, 7,75 % commerces, activités

 

Maîtres d’ouvrage
6 propriétaires privés
7 superficiaires:

  • Coopératives d’habitation: La Codha, Le Niton, Les Ailes, Équilibre, Voisinages, la Ciguë, Polygones
  • Fondation Nouveau Meyrin (fondation communale de droit public pour le logement)

LA CHAPELLE-LES SCIERS, Lancy et Plan-les-Ouates

 

PDQ 2007
PLQ La Chapelle 2009
PLQ Les Sciers
Livraison La Chapelle 2018
Livraison Les Sciers en cours

 

1290 logements
17 ha
35 bâtiments

 

139 946 m2 SBP totale

  • 135 216 m2 de SBP logements
  • 4734 m2 de SBP commerces, activités

96,6 % logements, 3,4 % commerces, activités

 

Maîtres d’ouvrage:
Fondation privée pour la construction d’habitations à loyers modiques (FPLM)
Fondation Berthe Bonna-Rapin
SI Natacha, SI Plein Champ, SI Résidence Tremblay A
Commune de Plan-les-Ouates
Promolac, Régie Rosset, Commune de Plan-les-Ouates

BELLE-TERRE pièces urbaines A2 et B, Thônex

 

PDQ 2008
PLQ 2014
Livraison 2022

 

670 logements
2,8 hectares
5 bâtiments

 

78 230 m2 SBP totale

  • 66 424 m2 SBP logements
  • 11 806 m2 SBP activités, commerces, services

85 % logements, 15 % activités, commerces, services

 

Maîtres d’ouvrage:
Batima (Suisse)
C2I Comptoir d’investissements immobiliers

Notes

 

1 Voir: Georges Addor: inventaire, évaluation qualitative, recommandations, EPFL/ENAC/IA/TSAM, Franz Graf, Mélanie Delaune Perrin, Giulia Marino, 2013

 

2 Les légumes produits par la ferme sont vendus à la Fève. Des ateliers de transformation ont également été créés dans le quartier.

 

3 La Codha, le Niton, les Ailes, Équilibre, Voisinages, la Ciguë, Polygones. La Commune est également parvenue à un accord avec les propriétaires privés possédant l’autre moitié des terrains afin de mutualiser leurs parcelles pour constituer un espace public d’un seul tenant.

 

4 Fondation communale de droit public pour le logement, créée en 1966

 

5 Pour une description et une analyse plus précises des deux premières pièces du quartier, lire le cahier Bâtisseurs suisses consacré aux pièces urbaines A2 et B de Belle-Terre, espazium – les éditions pour la culture du bâti, février 2023.

 

6 Il définit les principes d’implantation, les gabarits, hauteurs, la profondeur des bâtiments, les alignements, l’affectation des sols.

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