Pa­limp­seste ge­ne­vois

Pour que le Grand Genève ne soit plus un mythe, comme certains l’affirment, il doit, entre autres, reconnaître les identités multiples qui le composent et s’ancrer dans l’épaisseur historique de son territoire.

Date de publication
26-03-2024

Alors que la Vision territoriale transfrontalière (VTT) sera mise en consultation dans le courant du mois de mars 2024, la nécessité de réaffirmer l’ancrage historique et géographique de la démarche s’est imposée à la direction de projet, qui a sollicité entre autres les regards de l’historien Matthieu de la Corbière1 et de l’­­architecte-urbaniste Alain Léveillé2 pour mieux saisir les représentations et le fonctionnement actuels de ce territoire palimpseste. Avec eux, nous revenons dans cette cinquième chronique sur l’évolution de ce bassin de vie dont les frontières et les identités n’ont cessé de se recomposer au gré des alliances et des conflits, des périodes de croissance et de récession. Nous interrogeons aussi la planification genevoise depuis le milieu du 19e siècle pour saisir le moment où le canton, après s’être longtemps retranché derrière ses limites administratives, s’en est émancipé pour prendre acte de sa condition d’agglomération.

Reconnaître les multiples identités du Grand Genève

Pour comprendre les logiques territoriales à l’œuvre dans le Grand Genève, Matthieu de la Corbière estime qu’il faut pouvoir en saisir toute l’épaisseur patrimoniale et historique – toujours lisible dans sa géographie, son bâti, sa toponymie, ses sociétés. Son récit de l’évolution régionale à l’époque médiévale révèle les multiples identités d’un territoire à géométrie variable, bâti autour d’une petite cité qui cultive son indépendance.

Au Moyen-Âge et jusqu’à la Réforme, l’ancien diocèse de Genève couvre une région bien plus vaste que le Grand Genève actuel, qui s’étend du lac du Bourget au lac Léman, entre les Alpes et le Jura.

Au 12e siècle, Genève est déjà, dans son bassin géographique, une sorte de capitale, avec sa cité sur la colline, ses trois ports au bord du Léman, ses ponts sur le Rhône et l’Arve. C’est un carrefour, incontournable pour les marchands, à la confluence des grandes routes qui joignent l’Orient à l’Europe par les cols alpins et jurassiens et par le Rhône. Très tôt donc, la ville assume des fonctions commerciales et financières (place de change) internationales. Autour de la Cité, le diocèse est maillé de prieurés, de paroisses, de grands couvents ecclésiastiques et de seigneuries gérées par des dynastes apparentés au Comte de Genève, qui revendiqueront leur indépendance à partir du 12e siècle. Les luttes qui s’ensuivent, notamment les guerres avec la maison de Savoie, recomposent géopolitiquement le territoire. Des embryons d’états émergent: le Genevois, le Faucigny, le Chablais, le Pays de Gex…, des «régions naturelles» ou «pays» qui subsistent aujourd’hui et dont se réclament leurs habitants.

Du 16e au 17e siècle, la Réforme et les guerres qui s’ensuivent rétractent le duché de Savoie qui perd toute sa partie nord. Genève, qui se tourne vers les cantons confédérés, perd le contrôle de son bassin géographique, mais préserve son indépendance grâce à son statut de place bancaire.

Si la grande région couverte par l’ancien diocèse s’est finalement réduite à peau de chagrin, l’influence de la petite cité genevoise sur un bassin toujours plus vaste ne fera que croître. Pour autant, les identités régionales ne disparaissent pas: «Le Grand Genève de 2024 se superpose à six grandes provinces (les régions naturelles) qui ont chacune leur histoire, leur identité extrêmement forte, à laquelle les populations sont attachées, rappelle Mathieu de la Corbière, même si ça ne transparaît pas au quotidien et si les habitants n’en sont pas toujours conscients. Ainsi Gex est tournée vers Dijon et la France depuis l’Antiquité, tandis que le Genevois regarde Rumilly et Annecy, que le Faucigny regarde Bonneville, Cluses, Chamonix, et que le Chablais regarde Thonon.»

Si ces identités sont bien ancrées, sont-elles suffisamment vivaces pour fédérer les nombreux habitants qui ne sont là que de passage, au gré d’opportunités professionnelles, sans réel ancrage au territoire? Peut-on en construire de nouvelles, et sur quelles bases?

Naissance d’une agglomération

Dès les années 1960 et le boom économique genevois, le canton fonctionne de fait comme une agglomération transfrontalière, où les flux et les échanges intenses débordent les limites administratives. La coopération transfrontalière n’est pourtant pas encore à l’ordre du jour. Une première mesure fiscale intervient en 1973, alors que la crise pétrolière porte un coup d’arrêt au développement genevois: l’État français et le Conseil fédéral conviennent d’un accord sur la rétrocession fiscale pour les travailleurs frontaliers3 qui doit permettre aux communes françaises d’assumer la construction des équipements et infrastructures rendus nécessaires par l’afflux de nouvelles populations. Alors que l’économie repart dans les années 1980, la planification de logements dans le canton va rester au point mort jusque dans les années 2000, tandis que l’urbanisation explose en France et dans le canton de Vaud.

Genève s’est longtemps construite dans le déni ou l’ignorance de ce qui se passait au-delà de ses frontières, dans son hinterland, mais les dommages collatéraux de cette indifférence commencent à peser sur les infrastructures, les habitants et leur qualité de vie: flux pendulaires, nuisances automobiles, insuffisance des équipements et des transports, inégalités sociales, pression foncière. Dans «Genève ou la triple métamorphose», publié dans l’improbable Swissair Gazette (!) en 1987, André Corboz résume bien la situation: «Genève a excellé dans les relations à longue distance et il en est résulté comme un défaut d’accommodation : elle dispose à la fois d’un regard presbyte – c’est l’échelle du continent – et d’un regard myope – il répond au plan local; mais elle éprouve une peine énorme à accommoder normalement, c’est-à-dire à considérer le plan régional, voire national. Or, l’y voici maintenant contrainte. Bien que la ville ait crû hors les murs, puis franchi ses bornes communales et maintenant atteint la frontière nationale à l’est comme à l’ouest, elle n’a pas encore abandonné tout à fait son vieux complexe obsidional (…). La phase d’expansion que Genève connaît depuis des décennies lui a valu des problèmes nouveaux; elle n’excède guère les 300 000 habitants, mais son économie draine les travailleurs d’une zone qui dépasse largement ses limites géopolitiques. Elle exerce en fait les activités d’un centre vivant en symbiose avec la Région Rhône-Alpes, française, qui l’environne presque de tous côtés. Elle n’a toutefois pas encore trouvé la formule juridique appropriée à cette relation inédite.»

Il faut attendre le plan directeur cantonal «Genève 2015» de 2001 avec ses dix «grands projets», dont certains transfrontaliers, et la politique des agglomérations de la Confédération4 pour que s’engage réellement une réflexion sur le développement d’un territoire transfrontalier. Si elle est d’abord consacrée aux infrastructures de mobilité, elle s’étend progressivement à d’autres sujets – le logement, le paysage, l’eau, l’agriculture, etc. – avec toutes les difficultés culturelles, administratives, économiques liées à la frontière.

Le sentiment d’appartenance en question

Depuis le diocèse médiéval, malgré les aléas politiques et administratifs, le Grand Genève d’aujourd’hui peut-il renouer avec son territoire?

«Le sentiment d’appartenance n’existe pas, affirme Jean-Louis Meynet dans un récent essai corrosif: Le mythe du Grand Genève (Éditions Le Tour, 2023). Grosso modo, on se sent Genevois, Carougeois, Haut-Savoyard, Gessien, voire ni l’un ni l’autre, mais pas Grand Genevois. Et c’est sûrement un véritable et grand défi que de construire un sentiment d’appartenance. On le comprend aisément, eu égard au poids économique, à la richesse, à l’histoire, à la culture, Genève ‹ écrase › son environnement par sa force et son rayonnement (…). En face de Genève, dans la banlieue française, les forces sont isolées, modestes et si loin culturellement. Que peut bien faire le territoire français dans ce contexte? (…) Plus fondamentalement se pose la question lancinante du Grand Genève: comment faire société? Comment développer un narratif qui intègre les populations ? Comment incarner un partage de vision d’avenir?»

Comme esquisse de réponse, le sociologue Sandro Cattacin, membre du conseil scientifique de la VTT, a proposé de créer une carte d’identité du Grand Genève, un outil d’inclusion de tous les habitants, quel que soit leur statut, qui permettrait à la fois de faciliter l’accès à certains services publics, de visibiliser l’identité du Grand Genève et de consolider le sentiment d’appartenance.

Depuis ses débuts, la démarche VTT a la volonté d’impulser un nouvel élan de coopération, à travers des ateliers, des rencontres et des débats avec tous les acteurs du territoire. Elle a ainsi ouvert de nouveaux chantiers, aussi bien sociétaux qu’économiques, avec l’ambition d’apporter des réponses concrètes, concertées et fédératrices pour construire une vision partagée, dans laquelle les identités et les histoires locales ont toute leur place.

Depuis septembre 2022, TRACÉS tient la chronique de la démarche Vision territoriale transfrontalière 2050, en partenariat avec l’État de Genève. Cette cinquième chronique fait un pas de côté, ou en arrière, pour revenir sur l’histoire complexe d’une région à géométrie variable.

Notes

 

1 Rencontre du 13 juin 2023. Matthieu de la Corbière est historien médiéviste, spécialiste de la formation des frontières dans le Genevois au Moyen-Âge, auteur notamment de L’invention et la défense des frontières dans le diocèse de Genève, Étude des principautés et de l’habitat fortifié (XIIe – XVIe siècle), Académie Salésienne, Annecy, 2003.

 

2 Rencontre du 12 févier 2024. Alain Léveillé est architecte-urbaniste, auteur notamment de 1896-2001. Projets d’urbanisme pour Genève, Georg Éditeur, Genève, 2003.

 

3 Depuis, le Canton reverse aux communes des départements limitrophes 3.5 % des salaires bruts des frontaliers, imposés à la source par l’État de Genève.

 

4 La Confédération accorde des cofinancements fédéraux pour des projets d’infrastructures de mobilité pour le bassin de vie et d’emploi transfrontalier (les gares Léman Express et leurs aménagements, l’amélioration du RER sur la ligne Genève-Coppet, les prolongements des trams et des bus à haut niveau de service, la Voie verte du Grand Genève ou encore la requalification du réseau routier au bénéfice de la sécurité et de la gestion du trafic (route Suisse), etc. Le 1er projet d’agglomération franco-­valdo-genevois est entré en vigueur en 2007, le 4e est en cours. 

INTERVENANTS

 

Direction de projet
État de Genève, Pôle métropolitain du Genevois français, Région de Nyon

 

Collège d’experts
Bruno Marchand (président), Sonia Lavadinho, Pierre Feddersen, Hervé Froidevaux, Marlyne Sahakian, Julia Steinberger

 

AMO
Urbaplan

 

Études PACA et thématiques
PACA Arve: AREP
PACA Chablais: Studio Viganò
PACA Jura: Urbaplan
PACA Rhône: Güller et Güller

 

Stratégie mobilité multimodale 2050 
Transitec, mrs partner, CBRE

 

Dynamiques socio-démographiques et capacités d’accueil
6-t, Urbaplan

 

Démarche de participation citoyenne 
Missions Publiques

 

Évaluation environnementale stratégique
Urbaplan, Soberco Environnement

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