Croître et ré­duire, l’équa­tion im­pos­sible

Comment la planification territoriale peut-elle répondre aux projections de croissance démographique et économique du Grand Genève tout en respectant les objectifs qu’elle s’est imposés – zéro carbone en 2050 –, qui appelleraient, eux, une réduction, des consommations, des déplacements, des émissions de GES?

Date de publication
02-10-2023

Planifier le Grand Genève, c’est tenter de résoudre l’équation qui consiste à atteindre le zéro carbone en 2050 tout en continuant à accueillir des habitants et des emplois dans les meilleures conditions possibles: soit réduire (les consommations, les déplacements, les émissions de GES) et préserver (les ressources, la biodiversité), tout en poursuivant sa croissance. Car, dans le cadre de la Vision territoriale transfrontalière en cours d’élaboration, la croissance n’est pas tant un dogme à remettre en cause qu’une donnée – politique, conjoncturelle – avec laquelle les participants de la démarche doivent composer. Les indicateurs sont formels: la demande en logements, équipements et places de travail, sous l’effet de l’attractivité économique du bassin de vie et des flux migratoires globalisés, va continuer à augmenter. Comment dès lors organiser un espace transfrontalier que les projections démographiques nous promettent à presque 1,5 million d’habitants en 2050? De ce sujet sensible, et technique, nous parlons dans cette 4e chronique de la Vision territoriale transfrontalière 2050 avec les membres de la direction de projet: Prisca Faure, cheffe de projet à la Direction de la planification cantonale, Louca Lerch, chef de projet Observation territoriale à la Direction du Projet d’agglomération (Canton de Genève), et Charlotte Le Gouic, responsable Aménagement du Territoire (Pôle Métropolitain du Genevois français).

400 000 habitants supplémentaires en 2050: une hypothèse, pas un objectif

Forte croissance démographique et vieillissement de la population sont les deux grandes tendances identifiées par l’Observatoire statistique transfrontalier (OST)1: à l’horizon 2050, le Grand Genève abritera selon les scénarii entre 1 250 000 et 1 450 000 habitants, soit respectivement 18.5 % ou 38 % de plus qu’en 2020 (entre 195 000 et 400 000 habitants supplémentaires), avec une croissance plus rapide dans le Genevois français de l’Ain que dans les autres sous-territoires. La population âgée de 80 ans ou plus progresserait très fortement.

L’OST a distingué trois scénarii (bas, moyen, haut), la variable principale étant celle du solde migratoire. Parmi ces trois scénarii, la Vision territoriale transfrontalière se base sur le plus haut pour quantifier l’offre de logements à produire. «Par le passé, c’est toujours le scénario haut qui s’est réalisé, voire au-delà, rappelle Prisca Faure. Mais ce n’est pas un objectif, c’est une hypothèse qu’il faut prendre en compte, sans la subir.» Louca Lerch précise: «Les projections démographiques permettent de calibrer l’offre et nous obligent à réfléchir à des alternatives si l’offre prévue dans le cadre et selon les principes de la Vision est insuffisante. Dans ce cas – c’est ce que nous appelons l’hypothèse d’un débord –, les nouveaux habitants ‹excédentaires› risqueraient de s’installer au-delà du périmètre de l’agglomération, accroissant la longueur de leurs déplacements, mais aussi très probablement leur consommation de sols non bâtis et mal desservis en transports collectifs. Nous devons donc trouver des moyens de les accueillir sur le territoire du Grand Genève.»

Limites de la croissance?

La croissance, si elle peut difficilement être remise en question, est largement débattue au niveau politique, constate Charlotte Le Gouic: «Les dernières élections dans le Genevois français se sont beaucoup jouées sur ce sujet. Collectivement, les élus français ont décidé de diminuer dans leurs documents de planification les taux de croissance attendus, considérant qu’ils n’avaient plus les moyens de suivre en termes de production de logements, mais aussi d’équipements et de services. S’il y a consensus pour assumer collectivement les conséquences du développement du Grand Genève et éviter les effets de débord vers d’autres territoires, qui réintroduiraient de nouvelles nuisances, toutes les communes ne parviennent pas ou ne souhaitent plus en supporter le coût social, environnemental et financier.»

Charlotte Le Gouic rappelle également que «le moteur de la croissance démographique, c’est la croissance économique». Celle-ci est portée par le canton de Genève tandis que les territoires périphériques se chargent de loger les travailleurs. Certains élus français demandent ainsi que le sujet du développement économique soit mis en débat dans le cadre de la démarche2. Prisca Faure estime cependant que «le dynamisme économique et l’implantation des entreprises ne sont pas entre nos mains. Notre rôle est de cadrer le développement territorial».

Remettre les choses au bon endroit

Où localiser les futurs habitants, emplois et équipements dans une perspective «zéro carbone»? C’est l’enjeu de l’étude thématique Dynamiques socio-démographiques et capacités d’accueil, menée parallèlement au travail des quatre équipes PACA et en itération avec elles. Un premier état des lieux des capacités d’accueil existantes, c’est-à-dire de l’offre théorique de logements en l’état des planifications en vigueur3, a permis de révéler les disparités entre territoires, certains en surcapacité – côté France4 –, d’autres en sous-capacité – cantons de Genève et de Vaud5 – par rapport à la répartition des projections démographiques. Ces données théoriques, qui montrent un état de l’offre parfois très éloigné des objectifs de la Vision (compacité, préservation des ressources), ont été soumises aux équipes PACA: elles seront réajustées dans l’idée de localiser les habitants et les emplois «aux bons endroits». Il a ainsi été demandé aux équipes de questionner certaines opérations d’aménagement en extension urbaine sur les surfaces d’assolement (SDA) dans le canton de Genève, d’identifier des capacités supplémentaires de densification vers l’intérieur et de prendre en compte l’objectif Zéro artificialisation nette (ZAN) pour la partie française.

Les données brutes de départ sont ainsi peu à peu façonnées en fonction des objectifs de projet. À l’issue de cette démarche, certains territoires devront donc densifier et d’autres limiter leur croissance. L’atterrissage risque d’être mouvementé. Ce sera l’enjeu des discussions avec les élus à partir de septembre 2023.

Rééquilibrage?

Dès le premier projet d’agglomération de 2007, le «rééquilibrage emplois/logements de part et d’autre de la frontière» a été posé comme un objectif, une condition pour créer une agglomération multipolaire composée d’entités compactes et mixtes, proposant des emplois pour limiter les déplacements pendulaires.

Dans cette perspective, l’étude Dynamiques socio-démographiques et capacités d’accueil projette des emplois «de part et d’autre de la frontière»6 en fonction de la croissance démographique, mais se heurte à la réalité du territoire frontalier: cette spatialisation ne tient pas compte de la difficulté d’installer de ­l’­emploi productif et de maintenir de l’emploi présentiel côté France du fait de la concurrence salariale entre les deux pays. Charlotte Le Gouic explique: «On a beau se dire qu’idéalement, à tel endroit – pour avoir un concept territorial qui fonctionne –, on devrait avoir des logements, des emplois, des commerces et des services, nous n’avons pas la main pour forcer des gens à travailler en France alors qu’ils pourraient gagner deux fois plus en Suisse.»

Le rééquilibrage, pour Prisca Faure, ne concerne pas tant le rapport emplois/logements entre la France et la Suisse que le fait «de ne pas ajouter de nouveaux habitants et emplois aux mauvais endroits. C’est par une recherche de compacité et de densification des polarités permettant de maintenir des équipements de proximité qu’on ira vers une agglomération multipolaire.»

La fin des grands projets

Reste désormais à savoir comment concrétiser spatialement ces hypothèses d’accueil. Si, jusqu’à présent, la croissance démographique a pu être absorbée dans des «nouveaux quartiers» (canton de Genève) ou des ZAC (France) – opérations neuves de plusieurs centaines de logements, construites sur des terrains «libres», terres agricoles ou friches –, le temps des grands projets est révolu. La LAT en Suisse, le respect du quota de SDA dans les cantons de Genève et de Vaud comme la trajectoire Zéro artificialisation nette (ZAN) en France, déjà amorcée par le déclassement de nombreuses zones (rendues inconstructibles) dans les dernières générations de documents de planification, sonnent le glas du développement urbain en extension.

Désormais, la densification devra s’opérer sur un mode plus qualitatif mais aussi plus complexe, dans le tissu bâti existant: rénovations, transformations, surélévations, optimisation, mutualisation. Mais ces opérations d’acuponcture urbaine suffiront-elles à répondre aux besoins, alors même que les grands projets n’y sont pas parvenus?

«Condamné» à la croissance, le Grand Genève n’a pas d’autre choix que de revoir son modèle de développement et d’opérer un changement de régime pour accueillir dans les meilleures conditions possibles plusieurs milliers d’habitants supplémentaires, tout en préservant les ressources et en maintenant la biodiversité. Pour résoudre cette équation, il faudra apprendre à croître autrement, avec sobriété. En observant peut-être comment s’en sortent d’autres métropoles frontalières (Bâle, Luxembourg, etc.) confrontées aux mêmes problématiques. Après le développement durable, osera-t-on un nouvel oxymore: la croissance frugale?

Dans cette chronique bimestrielle, TRACÉS suit la démarche Vision territoriale transfrontalière du Grand Genève, en partenariat avec le Département du territoire du Canton de Genève.

Intervenants

 

Direction de projet
État de Genève, Pôle métropolitain du Genevois français, Région de Nyon

 

Collège d’experts
Bruno Marchand (président), Sonia Lavadinho, Pierre Feddersen, Hervé Froidevaux, Marlyne Sahakian, Julia Steinberger

 

Mandataires par PACA

 

PACA Arve
AREP avec Taktyk, Arx-IT, Mobil’homme, Kaleido’scop, Sorbonne Université

 

PACA Chablais
Studio Paola Viganò avec Citec, Wüest Partner

 

PACA Rhône
Güller Güller avec van de Wetering, Base, mrs partner, Linkfabric, Tribu, David Martin

 

PACA Jura
Urbaplan avec Interland, 6t, Drees and Sommer, City log, GE21

 

AMO démarche
Passagers des Villes avec AAMO, Nova 7, Tribu, Citec, Collaborative people

 

Études thématiques

 

Stratégie mobilité multimodale 2050
Transitec, mrs partner, CBRE

 

Dynamiques socio-démographiques et capacités d’accueil
6t, Urbaplan

 

Démarche de participation citoyenne
Missions Publiques

 

Évaluation environnementale stratégique
Urbaplan, Soberco Environnement

Notes

 

1 Voir Projections démographiques de l’espace transfrontalier genevois à l’horizon 2050, mars 2023 – disponible sur: statistique.ge.ch. Le périmètre de l’espace transfrontalier genevois est légèrement différent de celui du Grand Genève, mais la méthodologie et les grandes tendances sont les mêmes.

 

2 Ces questions devraient faire l’objet d’un séminaire politique sur la métropolisation à l’automne 2023.

 

3 Avec toutes les limites de l’exercice puisque cet inventaire ne se base pas sur les mêmes sources selon les territoires et retient les «projets d’aménagement» identifiés, plus que les potentiels de transformation/rénovation.

 

4 Historiquement, les communes du Genevois français ont constitué d’importantes réserves de zone à bâtir qui sont progressivement réduites, mais celles-ci sont aujourd’hui remises en question par la politique de Zéro artificialisation nette (ZAN).

 

5 Les cantons de Genève et de Vaud se trouvent en situation de sous–capacité, puisque les capacités existantes sont limitées dans le temps (2030 pour le canton de Genève et 2036 pour le canton de Vaud). Les équipes PACA devront identifier de nouvelles capacités pour la période de planification suivante (jusqu’en 2050).

 

6 L’étude projette deux types d’emplois:

  • présentiels, liés à la présence d’habitants, calculés à partir de ratios mesurés en amont du projet d’agglomération PA4, 2014-2017 et considérés comme stables;
  • productifs, évalués sur la base de taux de croissance constatés pour les domaines d’activités concernés dans les différentes composantes (haut-savoyardes, aindinoise, vaudoise et genevoise) de l’agglomération.

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