Pour­tant que la mon­tagne est belle...

Entre sanctuaire naturel, patrimoine habité, parc d’attraction et produit d’investissement, les Alpes cherchent leur(s) voie(s). Alors que l’aveuglement du «tout tourisme» a déjà fait des ravages sur l’économie et les paysages alpins, le réchauffement climatique impose de revoir les modèles de développement, tout en s’affranchissant des clichés, pour ouvrir grand les yeux sur ce formidable patrimoine, ses qualités et ses ressources. Au-delà de la vision politique institutionnelle esquissée par le Projet de territoire Suisse, le chantier de la réflexion est ouvert, pour les citoyens, les chercheurs et les architectes.

Date de publication
04-01-2017
Revision
11-01-2017

En 2006, l’ouvrage La Suisse, portrait urbain1 publié par l’ETH Studio Basel, proposait une vision de projet à l’échelle du territoire national et de ses différents contextes transfrontaliers, intégrant dans cette vision la barrière naturelle des Alpes. Les auteurs y développaient notamment le concept de friches alpines, territoires en déclin qui s’étendent «de la Surselva dans les Grisons, à la haute vallée de Conches en Valais», «arrière cour discrète de la Suisse urbaine». A la différence des alpine resorts, ces stations dédiées au tourisme hivernal (Zermatt, Davos, les stations de la Jungfrau, à plus d’un million de nuitées par an à l’époque), les vallées alpines semblaient concentrer tous les maux: désindustrialisation, perte d’attractivité des stations due à la concurrence de la France et de l’Autriche, au réchauffement climatique et à des infrastructures inadaptées, déclin de l’activité agricole, phénomènes de périurbanisation liés à la proximité des métropoles. Sans compter le coût de ces territoires pour la collectivité: subventions à l’agriculture, entretien des ouvrages de protection contre les risques naturels... Entre friches alpines et alpine resorts, ce portrait des Alpes suisses révélait déjà de profondes inégalités territoriales. 

Dans la foulée de ces réflexions, toujours en 2006, la Confédération, les cantons, les villes et les communes, ainsi que d’autres partenaires institutionnels ont signé une convention pour élaborer un Projet de territoire Suisse, premier document stratégique de développement du pays. Les Alpes y figurent en bonne place en tant que «territoire d’action supra-régional». 

Un état des Alpes 


Dix ans près, ce constat et ces réflexions ont-ils eu un impact sur les territoires alpins? Les articles et entretiens de ce dossier pourraient laisser penser que non. Les vallées alpines héritent aujourd’hui de situations urbaines et économiques complexes et de paysages dégradés, alors même qu’ils constituent le premier atout de ces territoires. Le «laisser faire» de certaines communes bien dotées en droits à bâtir, voire leur légèreté vis-à-vis de la loi, ont conduit à l’urbanisation anarchique de leurs territoires et au développement à outrance des réseaux routiers pour desservir des zones résidentielles de chalets, qui sont autant de «lits froids» quand leurs propriétaires ne les occupent pas. Pour endiguer ces phénomènes, plusieurs lois fédérales, dont les effets restent à mesurer, sont venues réglementer la construction en milieu alpin. La LAT révisée (LAT1)2, prenant acte des phénomènes de métropolisation qui touchent la Suisse et auxquels n’échappent pas les territoires alpins, pose le principe de la densification, de la construction vers l’intérieur et de la réduction des zones à bâtir surdimensionnées. La Lex Weber, loi fédérale sur les résidences secondaires entrée en vigueur le 1er janvier 2016, empêche quant à elle la construction de nouvelles résidences secondaires dans les communes qui en comptent déjà 20% ou plus.

L’économie touristique liée aux sports d’hiver, sur laquelle de nombreux territoires avaient misé quasi-exclusivement, reste par ailleurs fragile. Le bilan 2014-2015 de la fréquentation des domaines skiables suisses fait état d’une baisse de 19,6% par rapport à 2004/20053. Cette chute s’accompagne d’une baisse du nombre de nuitées et met en péril les remontées mécaniques, dont certaines doivent fermer. Cercle vicieux du déclin. Le réchauffement climatique n’arrange rien: l’enneigement plus aléatoire, mais également les risques liés à la fonte des glaciers et du permafrost, auxquels les territoires désormais très urbanisés vont devoir faire face, imposent aux stations de repenser leur modèle.

La tentation du resort

Pour relancer la machine dans ce contexte morose, la tentation est grande pour les communes de s’en remettre à des investisseurs dont les projets d’envergure, assortis parfois d’une offre de réinvestissement dans les infrastructures (télécabines, gares, domaine skiable...)4, sont livrés clés en main. Depuis une dizaine d’années, régulièrement, les journaux annoncent et s’inquiètent. Dans son numéro 1-2 de 2009, la revue Hochparterre recensait une cinquantaine de projets de resorts dans les Alpes suisses, allant de 300 à plus de 1000 lits (hôtels de luxe, résidences, chalets, spas…), portés par des investisseurs russes, canadiens, égyptiens, français, et, quand même, quelques suisses. La montagne n’échappe pas aux pressions spéculatives et le vent de la mondialisation souffle désormais jusque dans les vallées alpines les plus reculées.

Derrière les effets d’annonce, que penser de ces opérations à la fois opportunistes et hors-sol? Est-il raisonnable pour les collectivités de se défaire de leur foncier, dans une logique de coup par coup et de laisser faire, semblable à celle qui a présidé au mitage du territoire par des chalets de résidences secondaires? Les habitants ont-ils leur mot à dire? Les avis sont partagés. Dans sa thèse «Urbaniser les Alpes suisses», l’architecte Fiona Pià (lire article p. 19) fait une analyse approfondie du projet d’Andermatt sur une ancienne friche militaire, porté par l’Egyptien Samih Sawiris, qui combine infrastructures de mobilités et résidences de tourisme, pour en révéler l’intelligence urbaine: greffe sur l’existant, à proximité des infrastructures, réactivation de la gare, prise en compte des risques... Ce «contre-modèle au chalet» propose selon elle une autre forme de densité et «un exemple contemporain de participation de la population locale». 

Fuite en avant


De leur côté, les stations d’altitude se livrent une concurrence féroce et rivalisent d’infrastructures de loisirs pour satisfaire une clientèle internationale en quête de sensations immédiates, sans risques et sans efforts. Les sommets deviennent accessibles, prêts à consommer (voir le portfolio de Matthieu Gafsou). Longtemps territoires de l’exploit et de la compétition, les Alpes sont aujourd’hui un archipel d’attractions qu’il faut «avoir faites» (à défaut de faire le Mont Blanc), à l’image du Peak walk by Tissot, le pont suspendu entre deux sommets à 3000 mètres ou de l’Alpine Coaster, piste de luge sur rail sur le domaine Glacier 3000, dont les images promotionnelles sur le net font office de nouvelles cartes postales des Alpes. 

Si tout est bon pour diversifier l’offre touristique, les stations continuent pour la plupart à miser sur leur cœur de cible, le ski, réchauffement climatique ou pas. La lutte est engagée, même si elle n’a rien d’écologique. A Nendaz 4 vallées, par exemple, les nouveautés pour 2016 s’affichent en 4 par 3 sur les murs de la gare de Lausanne: «5 pistes additionnelles enneigées artificiellement, soit 8 km supplémentaires, grâce à 53 nouveaux canons de dernière génération, pour un investissement de 7,5 millions de francs». La lutte a un prix et, bien que le combat semble perdu d’avance, les collectivités et les sociétés de remontées mécaniques investissent toujours plus pour rester dans la course et tenter de garantir l’enneigement. 

Mythologies


Dans ce système profondément concurrentiel, chacun tente de tirer son épingle du jeu à coup d’initiatives multiples et dispersées, dont les Alpes, leurs paysages et leurs habitants ne sont pas toujours les premiers bénéficiaires. Alors même que le réchauffement climatique imposerait de repenser fondamentalement le modèle de développement et d’amorcer cette fameuse «transition», la gouvernance fragmentée des territoires alpins, les incertitudes et les enjeux économiques et écologiques auxquels ils sont soumis ne facilitent pas l’émergence d’une vision commune. 

Qui porte aujourd’hui en Suisse un projet pour les Alpes à l’échelle d’entités territoriales cohérentes? 
Cette vision politique, pour se construire, doit s’accommoder de toutes les mythologies qui l’ont précédées dans l’imaginaire collectif et s’en affranchir. Dans un essai intitulé «La Disneylandisation des Alpes»5, l’ethnologue et sociologue Bernard Crettaz faisait l’inventaire des «imaginaires multiples sous-jacents aux Alpes du présent»: du mythe fondateur de la montagne «nouveau paradis terrestre» au 16e siècle, à la montagne «chef d’œuvre de la nature» au 18e, en passant par la montagne à conquérir par l’alpinisme et la montagne-santé des sanatoriums, la montagne-énergie ou la montagne-forteresse militarisée. Et aujourd’hui, la montagne-station et la montagne-«réserve de la Nature». Pour Crettaz, «le vieux mythe des Alpes atteint sa fin» et lui «dire adieu (…) est la condition douloureuse mais nécessaire pour reconnaître l’émergence, dans les restes, d’un univers neuf et plein de promesses pouvant aller jusqu’à la redécouverte de la montagne sacrée». 

Re-penser les Alpes


Avant de redécouvrir la montagne sacrée, un premier pas pourrait consister à réinvestir le champ de la réflexion sur les territoires alpins, dix ans après le travail de l’ETH Studio Basel. A l’EPFL par exemple, plusieurs laboratoires de recherche se sont emparés du sujet, à l’image du Lab-U de Paola Vigano, dont le programme ALPS: prototypes pour la ville-territoire alpine, s’interroge sur l’habitabilité des territoires alpins et les conditions acceptables de leur densification et propose de saisir l’opportunité du changement climatique pour «re-contextualiser les Alpes au sein de l’Europe et concevoir une manière innovante d’habiter ce territoire». Au sein de ce laboratoire, Roberto Sega (lire article ) questionne la marginalité supposée des vallées alpines pour les envisager comme des espaces stratégiques et productifs, ce qu’elles étaient historiquement avant de devenir des destinations touristiques.

D’autres initiatives voient le jour, comme celle portée par l’association altitude 1400, qui porte l’ambition d’être un espace de débat sur l’avenir des Alpes et milite pour un développement équilibré, diversifié, raisonné et local de ces territoires (lire l’entretien de Lucien Barras), dans lesquels le tourisme ne serait plus l’unique horizon.

Les architectes à la rescousse? 


Dans ce débat ouvert, les architectes auront leur mot à dire, pas seulement pour réaliser des équipements exceptionnels, des resorts luxueux ou des rénovations coûteuses, mais pour réinvestir tous les champs de réflexion et d’action, de la planification aux infrastructures de transports, de la rénovation aux opérations collectives abordables. Les chantiers sont vastes: réflexion sur la préservation des paysages, la place de l’agriculture et le développement d’activités économiques, la mobilité et l’accès aux stations, rénovation des infrastructures existantes, mise aux normes énergétiques et sismiques des bâtiments, maintien des équipements, services et commerces de proximité... 

Lancé en 2015, le projet Lodge 2800, dans la station à l’abandon du Super Saint Bernard en Valais, ambitionne de construire un lodge de 18 chambres sur l’ancienne gare de remontées mécaniques, desservi par un petit téléphérique. Conçu selon un nouveau modèle d’exploitation touristique, dans lequel une société unique gère à la fois l’hébergement, la restauration, les activités et les transports, il pourrait constituer une alternative écologique, locale et économiquement viable au tourisme de masse.

 

Notes

1. ETH Studio Basel, Roger Diener, Jacques Herzog, Marcel Meili, Pierre de Meuron, Christian Schmid, 2006 Birkhäuser
2. La Loi sur l’aménagement du territoire a été révisée afin de freiner le gaspillage du sol et la spéculation foncière. Elle est entrée en vigueur le 1er mai 2014. 
3. Laurent Vanat consultant 
4. A l’image du projet de cet investisseur tchèque qui a annoncé vouloir recapitaliser les remontées mécaniques de Crans-Montana à hauteur de 50 millions d’euros (Le Temps du 28 septembre 2016), ou du projet de rénovation de la gare d’Andermatt par Samih Sawiris. 
5. Paru en avril 2013 dans la revue environnement.    

Étiquettes
Magazine

Sur ce sujet