Statu quo, l’invisible stratégie
Les révisions en cours des plans d’affectation communaux (PACom) vaudois interpellent les architectes et urbanistes Yves Dreier, Eik Frenzel et Oscar Gential. Ils questionnent ici les sentiments ambigus que leur inspire ce qu’ils nomment «la stratégie du statu quo»: entre manque de vision prospective et opportunité d’agir par petites actions.
À la suite de la votation de 2013 sur la révision de la LAT (loi sur l’aménagement du territoire) et en vertu de l’OAT (ordonnance sur l’aménagement du territoire) qui en découle, de nombreuses villes finalisent actuellement la révision de leur PACom (plan d’affectation communal), précisant ainsi ce nouveau modèle de développement de l’urbanisation vers l’intérieur.
Élaboré après validation d’un plan directeur communal ou intercommunal, le PACom s’inscrit dans une logique d’aménagement et doit être mis à jour tous les 15 ans1. Par la lourdeur et les temporalités des procédures de conception et de validation, cet outil est de facto intrinsèquement obsolète. Il ouvre néanmoins un temps de débat, ou plutôt de nombreux débats, dont les pistes et approches se confrontent évidemment à une autre obsolescence, celle des planifications antérieures. Certaines datent en effet du siècle passé (à Aigle, Montreux, Morges, Nyon, Renens, Vevey, Yverdon), oblitérant toutes velléités de réactivité face aux rapides évolutions environnementales et sociétales contemporaines. Or les outils de planification communaux ne doivent pas servir à statuer, recenser et inventorier ce qui est déjà là, ni à quittancer les développements passés ou récents. Ils doivent au contraire anticiper ceux à venir et imaginer des visions d’aménagement capables de se projeter sur le long terme.
Le défi est de taille, presque paradoxal : développer vers l’intérieur tout en répondant à d’imposantes prévisions démographiques ; d’ici 2050, une augmentation moyenne de la population de 20 % en Suisse (jusqu’à 30 % dans le canton de Vaud)2. Les thématiques connexes à la planification des espaces bâtis – la mobilité, l’environnement naturel, les ressources d’énergie, l’agriculture et les services – prennent ainsi une nouvelle teneur, quasiment prioritaire, pour définir les qualités futures de notre cadre de vie.
Définition du statu quo
Face à l’urgence générale et aux crises climatiques, économiques, sociales à répétition, il y a heureusement plusieurs chemins entre l’action radicale et immédiate ou la fuite en avant coupable et aveugle. La ville ne peut pas s’arrêter – sa mutation non plus –, elle ne peut pas être mise sous cloche. Aussi le statu quo émerge-t-il comme une forme d’entre-deux, de consensus négocié, de gel d’une condition acquise. Il semble être synonyme d’une absence de vision, c’est-à-dire d’un manque d’imaginaire suffisamment puissant pour porter l’idée d’une transformation en profondeur du territoire dans ses multiples dimensions. Cela équivaut-il à ne rien faire? À jouer la montre? À agir à petits pas?
Ne rien faire pour mieux attendre, c’est se donner du temps pour ne pas faire pire, mais c’est aussi laisser les problèmes et les coûts associés qui s’accumulent aux générations suivantes. Jouer la montre, c’est une stratégie bénéfique pour les personnes dirigeantes, riches et conservatrices qui pensent être capables de subvenir aux changements futurs, mais nocive pour les populations les plus vulnérables, celles qui assurent le fonctionnement de notre société, sa diversité et sa résilience collective. Le statu quo permet aussi d’agir à petits pas – mais agir quand même – sur la densification des espaces bâtis actuels et l’intensification des interactions entre les milieux paysagers et bâtis qui constituent le cadre de vie de nos villes et villages, de nos écosystèmes paysagers et agricoles.
Les réflexions qui suivent cherchent à dégager les avantages et inconvénients de ce que pourrait être la stratégie du statu quo.
Opportunité des petites actions
Le modèle du statu quo reste une forme d’opportunisme de laquelle découle une approche au cas par cas. Ce manque d’ambition semble aller à l’encontre de la LAT qui demande l’élaboration coordonnée d’une vision stratégique et politique à l’échelle de la planification communale. Le recours à des plans d’affectation élaborés spécifiquement pour un certain nombre de parcelles permet certes de faire évoluer ponctuellement un tissu déjà bâti. Néanmoins, cette approche par la petite échelle se résume à un aveu de faiblesse de nos politiques et administrations, qui ne peuvent accepter ou anticiper des changements plus profonds de notre environnement élargi.
Ce modèle est cependant aussi une façon d’avancer autrement face aux blocages administratifs et politiques divers en procédant au compte-goutte et à petits pas, sans nécessité d’ébaucher de vision complète, pour éviter les débats qui fâchent ou qui s’éternisent et les positionnements dogmatiques. C’est donc bien aussi une stratégie, même si elle avance masquée dans la majorité des cas. Avec habileté, il faut chercher les brèches et les exploiter. En diminuant progressivement les places de stationnement, par exemple, en modérant la vitesse dans les centres urbains, en ajoutant des aménagements cyclables, par petites étapes successives, maillon après maillon. C’est comme si, de manière furtive et agile, l’urbanisme dit tactique était devenu la règle pour transformer qualitativement nos places, nos parcs, nos rues, nos centralités de quartier, nos villes, sans devoir attendre les grandes planifications dont la concrétisation est systématiquement péjorée par la verticalisation sans fin des processus de validation et les obstructions politiques qui en profitent.
Il faut aussi savoir détourner, manipuler à son avantage. La préservation du patrimoine, bâti ou végétal, devient un argument pour freiner les projets de démolition-reconstruction peu vertueux ou les développements urbains ne répondant qu’aux enjeux de gains maximisés pour leurs investisseurs. C’est ainsi que peuvent être mises en œuvre entre autres des contributions à une économie des ressources, à la lutte contre les îlots de chaleur, à une frugalité énergétique. En resserrant l’échelle et le sujet d’intervention, le statu quo confère alors à la planification une échelle humaine et contextualisée dont la modestie et l’apparence anodine encouragent l’innovation, la répétitivité et la reproductibilité des approches pour générer une vision territoriale qualitative et non pas quantitative.
Frictions des échelles
Mais comment s’assurer que la conception de chaque espace urbain, de chaque place, de chaque parc, de chaque rue suive une logique vertueuse coordonnée tout en gardant une capacité à se formaliser de manière différenciée, contextuelle? Si la logique des grandes planifications s’avérait dépassée, le principe du statu quo renverserait nos habitudes de planification, et avec elles notre culture de l’aménagement faite de règlements et de zonages contraignants. Si le statu quo peut engendrer une nouvelle forme de cohérence progressive par la petite échelle, il en est tout autrement des opérations de taille intermédiaire – quartier, secteur, faisceau, frange – et de leurs frictions avec ce qui les entoure. Les opérations à l’échelle du quartier et du paysage réclament en effet des visions structurantes, des logiques infrastructurelles, des coordinations pluridisciplinaires approfondies, des équilibrages entre propriétaires fonciers, et un agencement temporel.
Par le maintien de la substance bâtie et paysagère actuelle, le statu quo peut permettre d’intensifier relations et usages au sein de contextes déjà largement urbanisés. Cette conséquence n’est pas sans risque. S’il n’est pas maîtrisé comme un outil d’action agile et évolutif, il peut justifier une protection exacerbée et injustifiée du patrimoine, se satisfaire de situations existantes peu qualitatives, trop contraignantes ou ne permettant pas de changements soutenables et vertueux. N’oublions pas qu’une planification assumée a également pour objectif de montrer le chemin à suivre et de poser des cadres réglementaires généraux, par exemple pour minimiser les excavations et les constructions souterraines, garantir le maintien de la pleine terre et la perméabilité des sols, encourager la préservation de la substance bâtie existante, soutenir l’usage de matériaux locaux et biosourcés, définir les objectifs de consommation énergétique, favoriser les logements à loyers modérés, augmenter la mixité des affectations, activer l’espace public, créer des rez-de-ville actifs, renforcer les dotations en lien avec une politique d’acquisition foncière exempte de spéculation.
En réponse aux avantages et inconvénients du statu quo, les modèles de médiation et de planification négociée se déploient depuis quelques années, tels que les Commissions d’architecture et d’urbanisme, les jurys publics ou les procédures participatives. Leurs apports permettent de faire évoluer les mentalités, d’infléchir planifications et projets sans devoir recourir à des outils stricts et finalisés, d’octroyer des dérogations capables de répondre de manière souple à des contextes particuliers. En acceptant de se détacher de règlements parfois trop restrictifs, il devient envisageable de répondre simultanément à des enjeux d’aménagement globaux et locaux, tels que la limitation du nombre de places de stationnement, le dépassement d’un périmètre pour l’aménagement de l’espace public, la négociation des objectifs de densité, l’affranchissement des gabarits et des alignements.
Imaginer le statu quo comme un outil, voire une stratégie, c’est concevoir et penser les espaces bâtis et naturels non pas comme des zones, mais comme des entités, des milieux, des urbanités, des paysages, et surtout faire confiance à la qualité des réflexions propres à la planification. Et donc faire confiance au projet.
Diptyques
Les diptyques qui accompagnent cet article sont autant l’expression d’une frustration que la tentative d’imaginer un monde meilleur. Et si, au-delà des périmètres et du dessin parcellaire, au-delà des enjeux de flux et de mobilité, au-delà des contraintes de gestion de l’espace public, il était possible de raccorder ces morceaux du grand Lausanne? Qu’ils soient archaïques ou récents, banals ou clinquants, en entrée de ville ou en son centre, les assembler est aujourd’hui devenu impossible. Pourtant, en rapprochant quartiers historiques et contemporains, le potentiel d’amélioration et d’intensification de la vie urbaine se révèle immense.
Notes
1 Voir OAT Art. 32 «Un canton ne doit pas compter au total plus de zones à bâtir équipées que celles correspondant aux besoins des quinze années suivantes selon le scénario moyen de croissance de l’OFS.»
2 Voir «Les scénarios de l’évolution de la population de la Suisse et des cantons 2020-2050», publié par l’Office fédéral de la statistique (OFS), 2020