Smart ci­ties: en­vi­ron­ne­ments et scé­na­rios ur­bains

Propos recueillis par Madeleine Aktypi

Antoine Picon a publié de nombreux articles et ouvrages sur les relations entre architecture et ville d’un côté, sciences et techniques de l’autre. Il s’est penché sur la question des savoirs, de l’imaginaire et de l’utopie, ainsi que sur les transformations induites par le numérique. Il est aussi un des premiers à réfléchir sur le phénomène des smart cities.

Date de publication
06-05-2014
Revision
14-10-2015

Tracés : L’adjectif « smart » signifie en anglais chic, élégant, beau, soigné, bien rangé, bien entretenu et même, branché ou haut de gamme. Il est aussi employé pour définir de manière informelle un type d’intelligence rapide, plus proche de l’ingéniosité et de l’astuce que de l’intelligence à proprement parler. Le choix de ce mot reflète-t-il certaines caractéristiques de l’implémentation en cours de ce qu’on appelle la smart(er) city ?
Antoine Picon : Il est vrai que « smart » en anglais a une connotation « chic ». Par contre, « intelligent » est un mot d’origine latine et paraît tout de suite beaucoup plus abstrait. Je dirais que « smart » concerne l’intelligence pratique de tous les jours tandis qu’« intelligent » a une connotation cérébrale. Le mot « smart » est concret, il renvoie, comme je l’ai écrit, à l’importance des sens1. En même temps, il comporte bien sûr toute cette imagerie de la machine bien huilée qui fonctionne sans accroc. Cela pointe en effet un des problèmes de la smart city : elle est trop clean, trop propre, comme le sont souvent les utopies. Voyez Alphaville2
Le problème, à mon avis, c’est d’admettre que la ville n’est pas un système parfait, qu’elle est plutôt la superposition, l’interaction de multiples systèmes, qui ont tous leur histoire et qui se frottent les uns aux autres, en se mettant parfois en conflit. La ville n’est pas réductible à un seul système qu’on pourrait piloter (schéma). 
Il faut accepter qu’il existe une certaine forme d’imperfection et d’incohérence qui appartient à la ville. C’est pourquoi je ne suis pas du tout convaincu du projet néo-cybernétique qui se base sur le contrôle centralisé. Cette idée de tout capter, tout mesurer, me paraît problématique à plusieurs niveaux. 
Il y a enfin le fait qu’on ne pourra jamais inclure toute la ville dans un système. On a beau pouvoir connecter des données concernant la météo, les parkings, la circulation, les limites d’une telle interconnexion apparaissent assez vite.

Smart city est aussi un terme destiné à apparaître comme convivial, qui permet aux entreprises informatiques de mieux vendre leurs produits et imposer leur vision grâce à un concept attrayant.
L’hypothèse que je fais dans ce livre c’est que ça conduit malgré tout vers des formes d’intelligence nouvelles, spatialisées, et là il se peut qu’on voie une évolution de la smart vers l’intelligent city, une ville qui prendrait conscience d’elle-même. Pour l’instant, un tel état relève de la science-fiction. 

Votre plus récent ouvrage s’intitule La ville des réseaux et questionne l’imaginaire politique des réseaux au 19e siècle et aujourd’hui. Peut-on continuer à penser la ville à partir de la notion de réseau ?
Oui et non. Il se peut que nous atteignions la fin de l’imaginaire des réseaux. Il faudrait peut-être passer à autre chose. J’ai écrit ce texte en réaction au livre Splintering Urbanism de Simon Marvin où prévaut une nostalgie de l’âge d’or des réseaux3. Or, ces derniers sont inégalitaires. Ma position c’est qu’il n’y a jamais eu d’âge d’or : au 19e siècle, les réseaux sont construits pour rendre l’inégalité vivable et non pas pour l’abolir. 
Est-ce qu’on a encore besoin des réseaux pour penser la ville aujourd’hui ? Ce n’est pas évident. Avec les smart cities, on n’a plus besoin d’un certain type de mise en ordre du monde. Les réseaux servaient à comprendre comment s’orienter dans le monde, ils fonctionnaient comme une sorte de grille. Mais depuis qu’on peut recevoir des informations géolocalisées sur un smartphone4, continue-t-on à se représenter un réseau pour trouver son chemin ? Pas forcément. On se représente plutôt des opportunités et des trajets. Pensez aux diverses applications pour smartphone concernant les moyens de transport, les trains et les avions. La ville haussmanienne avait besoin d’être lisible pour être parcourue, la smart city peut être désordonnée, chaotique. La grande perspective si chère au Second Empire n’est plus nécessaire pour s’orienter. C’est toute une série de codes traditionnels de la lecture de l’espace urbain qui se trouvent ainsi perturbés. 

D’un point de vue politique également, c’est un changement très important.
Tout à fait. Le pouvoir change de nature. Il devient désormais une question d’organisation d’interfaces et de flux d’informations entre les institutions et les citoyens. Ce n’est plus un pouvoir ordonnateur dans l’espace traditionnel. Cela ne veut pas dire que l’espace ne compte plus. Car si ce n’est pas la première fois qu’apparaît une forme d’intelligence collective, la démocratie en est déjà une, c’est bien la première fois qu’apparaît une forme d’intelligence collective spatialisée. Cela est lié au fait que, selon la représentation de données numériques, il se passe constamment quelque chose à chaque point de la ville. Il s’agit d’une activation de tout point de l’espace. 

Qu’est-ce qui a changé depuis le Second Empire ou même depuis la fin du 20e siècle ? Qu’est-ce qui demeure d’actualité ? Qu’est-ce qui lierait la construction du Paris haussmannien et celle d’une smart city comme Songdo IBD, actuellement en construction en Corée du Sud (image) ? Qu’en est-il de l’imaginaire politique à l’œuvre dans chaque cas ?
C’est une question difficile. Nous ne savons pas très bien quelles formes prendront les smart cities. Les cartes des villes ont changé, cela on le sait. Mais qu’en sera-t-il de leur forme ? Y aura-t-il des changements qui les rapprocheront des parcs à thème, qui sont d’une certaine manière déjà des endroits smart puisque tout y est mesuré, contrôlé, etc. et où prévaut l’événementiel ? 
Quant au Second Empire, Paris n’est pas forcément la capitale du 19e siècle, mais c’est sûrement la capitale de l’imaginaire des réseaux. Aujourd’hui, on est pris dans un autre type d’imaginaire. Celui des réseaux est lié à la circulation alors qu’actuellement nous nous dirigeons vers un imaginaire de l’événement, de l’occurrence. Les flux deviennent des supports d’événements, un peu comme c’est le cas avec le système aérien : le flux est constant, mais il coexiste avec les événements que sont les arrivées et les départs. Il y a bien sûr une gradation : la plupart des événements de la smart city sont des non-événements, mais on y intègre également les catastrophes naturelles, les guerres, les Jeux olympiques, les festivals, etc. La technologie contemporaine est en train de passer des flux à des logiques événementielles, c’est-à-dire à des événements où il n’y a pas d’avant et pas d’après. Ce sont des successions d’événements qui menacent d’être banalisés, y compris le tsunami le plus désastreux… 
Même si je ne crois pas à la fin de l’histoire de Fukuyama5, je pense que le fait qu’il ait pu écrire un livre sur la fin de l’histoire en dit long sur l’aplatissement des événements historiques dont il s’agit aujourd’hui. Et ça, c’est un problème. Ça a à voir avec l’effondrement d’une alternative sérieuse au capitalisme. Il n’y a pas de polarité qui pourrait remettre en marche le moteur de l’histoire. Pour l’instant, il n’y a rien de tel. Et la smart city reflète exactement cela : c’est une ville sans vrai événement au sens fort. Elle est censée fonctionner comme une parfaite machine et elle est tissée d’événements dont le rôle est de contribuer au bon fonctionnement de la machine. Sauf que ça ne marche pas, ça ne marche jamais.

Faudrait-il alors parler d’événementiel plutôt que d’événement ?
Oui, un des modes principaux de gestion, c’est aujourd’hui l’événementiel. Si on prend la ville de Paris, entre Paris Plages et Nuit Blanche, on voit bien que l’événementiel est une manière de gérer de la ville. Cette tendance est accompagnée par une sorte de gestion par scénario. Ce que j’entends par scénario, c’est une succession d’événements qu’on essaye d’enchaîner, des événements imaginaires cette fois. On s’aperçoit alors que le scénario a tendance à remplacer le plan, en tant que planification. Le plan a de moins en moins de sens. Le scénario est justement une succession d’événements alors que le plan est un système de relations qu’on considère stabilisées. Le scénario constitue a contrario un déroulement dynamique. 

Les projets d’architecture utopistes des années 1970 tels que Non Stop City d’Archizoom ou Plug-in City d’Archigram, les travaux d’Alice et Peter Smithson ou bien les collages contre-utopiques de Superstudio peuvent-ils nous aider à imaginer, à penser et à critiquer les smart cities 
Ces projets accompagnent les débuts de l’ordinateur et des réseaux informatiques. Ils poussent volontairement à l’absurde certaines logiques de l’époque. Superstudio décrivant une humanité nue sur un plancher équipé, c’est nous sur Internet (rires). Pour nous aujourd’hui, cet héritage est crucial, mais jusqu’à un certain point seulement. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec Dominique Rouillard6, ma collègue, qui pense que c’est complètement actuel. C’est notre histoire récente. En tant que telle, ça permet de comprendre comment on en est arrivé à Rem Koolhaas, qui est pour moi le dernier architecte moderne, et donc comment commence la fin de la modernité.
Ma vision a un peu évolué depuis La ville territoire des cyborgs7. Comme je l’expose dans Ornament, un livre plus récent, plutôt qu’au cyborg, je m’intéresse à l’idée d’un individu qui tour à tour se confond avec son environnement : « Nous ne sommes plus des cyborgs, des collages grossiers de chair et de technologie, mais des existences finement distribuées dans les divers maillages qui articulent le biologique et l’électronique en une parfaite continuité »8

On quitte le modernisme architectural, on va vers quoi ? Le travail de l’agence Zaha Hadid serait-il par exemple représentatif d’une architecture nouvelle ?
Pour l’instant, l’architecture n’a pas encore trouvé sa voie dans la culture numérique. Les projets de Hadid par exemple ne sont pas forcément admirables en soi, mais ils ont le mérite de poser des questions. Il n’y a pas d’espace au sens moderne. La forme devient événementielle. C’est le symptôme d’un autre monde, qui n’est plus celui de Rem Koolhaas. D’ailleurs, cela provoque un problème de refondation de la discipline. Koolhaas tout comme Schumacher est en train d’essayer de réévaluer les éléments fondamentaux de l’architecture. Je pense que personne n’a la solution ou un bon paradigme pour l’instant. En tout cas, je ne pense pas que ce soit en regardant Archizoom et Superstudio sans fin qu’on va trouver les clés du présent. Les choses sont en train de changer dramatiquement. Nous sommes confrontés au développement durable, à la performativité. Ce sont des questions qui vont changer l’architecture profondément. Qu’est-ce que c’est que penser l’architecture comme une forme d’événement ou d’action ? Je pense qu’il y a dans l’architecture aujourd’hui le désir d’aller plus loin que la seule occurrence, une volonté de faire événement. 

Mais l’architecture a toujours visé l’événement, n’est-ce pas ?
Oui, ça devait être grand ou beau, etc. Aujourd’hui, il y a l’idée que le projet architectural est intrinsèquement conçu comme une forme d’action dans le monde, avec l’ambition de créer une différence. Nous sommes en train de quitter l’architecture ancrée sur l’ontologie de l’être pour aller vers une architecture liée à l’action. C’est une mutation très profonde. On va penser de plus en plus en termes d’ambiance, de confort, comme l’avait déjà vu Reyner Banham. Dans ce cas, Archizoom et Superstudio soulèvent une problématique toujours d’actualité.
Peut-être construira-t-on de moins en moins de structures blobesques, mais on voit bien que le vocabulaire des formes est en train de changer. Nous allons vers une pensée plus surfacique, où le volume est généré par la surface, non l’inverse. Par ailleurs, plus que des parties d’édifice, on a aujourd’hui des relations, comme me le disait George L. Legendre. Il s’agit d’un phénomène plus général que le paramétrisme. Il ne s’agit plus d’une architecture conçue comme un assemblage mais comme un système de relations. 

A quel point les smart cities souhaitent-elles ou sont-elles capables de prendre en considération, d’intégrer et de préserver voire d’augmenter les processus d’intelligence complexes à l’œuvre dans les villes ? D’ailleurs, est-ce que les villes sont faites (uniquement) d’intelligence ? 
Je commence par répondre à votre dernière question : oui et non. Ça dépend de ce qu’on entend par intelligence. Je pense que le début du numérique a été la séparation de l’information et de la matière. Aujourd’hui, il y a une grande nostalgie et une volonté de les rapprocher à nouveau. La réalité augmentée, la géolocalisation vont justement dans ce sens. Je dirais même, pour revenir à votre première question, que « smart » égale intelligence plus matière. L’incarné (embodied), l’ubiquitaire, le pervasif ou l’augmenté9, tous ces adjectifs disent que si on veut aller plus loin et captiver ce qui est au cœur de la ville, il ne s’agit jamais uniquement d’intelligence mais aussi de sensation, d’incarnation. Le physique et le computationnel deviennent indissociables. Le modèle est dans la matière, il n’y a plus de modèle séparé de la matière. Nous essayons aujourd’hui de capturer ça à nouveau au niveau de la ville. Il y a cette idée ambiante que, pour avancer, il faut aller par-delà la séparation des atomes et des bits pour connecter la computation et la sensation. 

Tout en rendant la technologie le plus invisible possible.
Oui, cela participe de la même chose. Elle doit devenir ambiante. Le wireless ou le cloud vont dans ce sens. La technologie devient l’air qu’on respire. Elle est littéralement dans l’air. 

Comme avec la radio et la lumière électrique. Ca fait penser aussi à la fascination des futuristes pour la mort de l’espace et du temps.
Mais le même imaginaire ne fait que revenir. Figurez-vous que lors de la première exposition sur le télégraphe à New York, un journaliste écrit que l’espace est mort. En 1850, quelque soixante ans avant Marinetti. L’espace n’a pas arrêté de…

… mourir
Et de revenir ! Sauf que la smart city marque une rupture, elle dit le contraire. L’espace n’a jamais été aussi vivant, aussi important. 

Et à la place on abolit le temps. On abolit le vieillissement.
C’est ça. 

« Comment faire vieillir les villes intelligentes ? » C’est par cette question que vous finissez votre essai sur elles10. Pourriez-vous esquisser non pas tant une réponse à cette question qui a peut-être tout intérêt à rester ouverte mais sur le vieillissement comme critère et comme mesure de la santé d’une ville ?
La question du vieillissement des smart cities se pose clairement : nous ne savons pas comment le numérique vieillit. Par exemple, beaucoup de données produites par les architectes dans les années 2000 sont aujourd’hui illisibles. Le vieillissement du numérique est une question réelle. On ne sait pas encore comment le gérer, on ignore comment vieillit un système électronique. Dans le cas des machines mécaniques, on a su très vite comment faire pour remplacer une machine par une autre. Mais que se passera-t-il avec nos systèmes numériques ? Ca sera une des questions centrales pour les générations à venir. Actuellement, il y a une forte tendance à remplir la ville des capteurs en tout genre, mais qu’arrivera-t-il quand ils seront obsolètes ? Le plus gros problème ce ne sont pas tant les unités centrales mais tous les micro-éléments dont le nombre est de plus en plus élevé. 
Ce qui risque de limiter cette tendance actuelle, c’est que ça coûte très cher. En plus, le numérique n’est pas une technologie qui est neutre du point de vue de l’environnement. Réactualiser une page de messagerie dans un navigateur Internet n’est pas un acte gratuit. Ça coûte de l’énergie et ça augmente la température dans les centres de données. Mais pour l’instant, il n’y a aucun signe de prise en compte de ce fait dans les pratiques.
On est encore au début, entre l’approche très pragmatique des entreprises, de type Cisco, IBM ou Orange, et les stratégies municipales, souvent attentistes. Nous ne sommes pas encore dans la phase où on commence à installer tout ça dans le temps.

L’implémentation des smart cities semble passer par le retour de la salle de contrôle telle qu’on la connaît, aussi bien dans sa version caricaturée par Alphaville, dont vous parliez tout à l’heure, que pour son rôle central pendant la Guerre froide. Parallèlement, le nombre croissant de personnes dotées d’un smartphone contredit cette centralisation. 
Je ne crois que moyennement à la salle de contrôle. La vraie idée est celle de la plateforme applicative aujourd’hui. Une salle de contrôle qui n’a plus besoin d’être une salle, qui est dispersée, qui est davantage une suite d’applications ou une base qui permet d’écrire et de diffuser des applications. 

Les municipalités sont pourtant souvent attirées par ce format à l’ancienne.
Tout à fait. Parce que ça transforme la ville en jeu. C’est Sim City. C’est ça la smart city de toute façon. Mais on va vers des choses plus périlleuses, moins visibles qu’une salle de contrôle qu’on peut au moins toujours localiser, dénoncer, etc. Lorsque le contrôle devient de plus en plus disséminé, le cerner devient bien plus difficile.

Entre contrôle centralisé et contrôle distribué, où se situerait la marge de manœuvre des citoyennes et des citoyens contemporains ?
Je suis modérément optimiste. Tout comme les villes d’avant, la smart city sera elle aussi un mélange de mouvements du bas vers le haut (bottom-up) et du haut vers le bas (top-down). Une des limites de FixMyStreet ou de wikipedia, c’est que ce ne sont pas des systèmes équivalents à ceux qui gèrent un système de métro par exemple. On a beau dire qu’il n’y aura plus de réseaux, il y aura quand même encore des systèmes qui ne se gèrent pas toujours efficacement de façon décentralisée. Dans ces cas, le top-down semble être la meilleure option. Par contre, les cartes OpenStreetMap et FixMyStreet montrent que le bottom-up peut être à son tour très efficace. Ce qui me paraît plausible, c’est qu’il n’y aura pas le même modèle de smart city partout. Il y a des traditions différentes. Il y a des limites environnementales, aussi. Tout coûte de l’énergie. 
D’ailleurs, pour l’instant, la smart city s’adresse aux smart et aux intelligent people. C’est une autre limite. Qu’en est-il des gens du troisième âge ou du « troisième » monde ? Il s’agit des différences générationnelles et socio-professionnelles plutôt que d’écarts géographiques en fait. La smart city est pour l’instant encore plus inégalitaire qu’une ville des réseaux traditionnelle. Et ça c’est un problème. L’idée de la ville du 19e siècle est d’arriver à des différences tolérables, d’améliorer un peu le quotidien. Aujourd’hui, si on ne fait pas attention, certaines différences et inégalités peuvent vite devenir intolérables de façon pérenne. Les grandes villes deviennent de plus en plus chères et inabordables, excluant les jeunes et les plus pauvres. C’est un problème grave dont on commence juste à éprouver les conséquences. 

Qu’en est-il des architectes et des urbanistes ? Participent-ils à la réflexion actuelle sur l’implémentation des smart cities ? 
Pas tellement. Il n’existe pas encore de principes généraux. Surtout, la critique est absente. En plus, et c’est le pire, les décideurs ne sont pas conscients du manque de critique. Ça va sans doute se développer du côté des artistes qui sont en train d’expérimenter là-dessus et de proposer des formes de résistance (schéma). Quant à l’architecture, elle a à peine commencé à théoriser tout ça. A part Greg Lynn et quelques autres, il n’y a personne. La pratique va plus vite que la théorie. C’est l’inverse des années 1980.

Les architectes peuvent-ils intervenir et jouer un rôle décisif ?
Pour l’instant, ils ne sont pas présents dans les décisions sur les smart cities. C’est sans doute que les smart cities ne sont pas fondamentalement un problème de forme. Il faudrait que les architectes se saisissent plus de questions de « responsive environment », etc. Leur absence est problématique tandis que les entreprises sont, elles, très présentes. 
Du côté de l’urbanisme aussi, d’ailleurs, il y a très peu de littérature concernant les smart cities, autre que purement technique. C’est désolant. Les architectes français ont mis un siècle à s’emparer d’Haussmann et aujourd’hui ils y sont encore. Ils ont un siècle de retard par rapport aux ingénieurs. En France il existe en plus une véritable hostilité à l’encontre du numérique. Pourtant, le numérique n’est pas l’ennemi. Et puis, il est là pour durer. La question n’est pas : l’aimer ou ne pas l’aimer, mais plutôt que peut-on faire avec lui. Les voiries, c’est important, mais elles ne sont plus au centre des préoccupations actuelles. On ne peut plus suivre les logiques hausmaniennes de la ville. 

Ingénieur, architecte et docteur en histoire, Antoine Picon est directeur de recherches à l’Ecole nationale des Ponts et Chaussées et professeur à la Graduate School of Design de l’Université Harvard.

 

 

Notes

1. Antoine Picon, Smart Cities – Théorie et critique d’un idéal auto-réalisateur, éditions B2, 2013
2. Alphaville : une étrange aventure de Lemmy Caution, film de science-fiction de Jean-Luc Godard (1965)
3. Simon Marvin, Stephen Graham, Splintering Urbanism : Networked Infrastructures, Technological Mobilities and the Urban Condition, Routledge, 2001
4. Plus qu’un appareil téléphonique suréquipé, le smartphone est un véritable ordinateur en miniature, géolocalisable et connectable à plusieurs réseaux, dont Internet.
5. Francis Fukuyama, The End of History and the Last Man, New York, ed. Free Press, 1992
6. Dominique Rouillard, Superarchitecture - Le futur de l’architecture 1950-1970, éditions de la Villette, 2004
7. A. Picon, La Ville, territoire des cyborgs, Editions de l’Imprimeur, 1998
8. A. Picon, Ornament, the Politics of Architecture and Subjectivity, ed. John Wiley and Sons, UK, 2013, p. 137. (TdE)
9. Il s’agit de l’informatique ubiquitaire (Ubiquitous Computing), forgé en 1988 par Mark Weiser pendant qu’il tenait un poste de technologue en chef du Xerox Palo Alto Research Center (PARC).
10. A. Picon, Smart cities, op. cit. 

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