Ri­ponne Tun­nel: de quoi le con­cours d’idées est-il le nom?

On connaît depuis quelques semaines les résultats du concours d’idées pour les places de la Riponne et du Tunnel à Lausanne. Trois projets «faisables», qui requalifient avec mesure et réalisme un site extrêmement contraint, ont été distingués. Fallait-il attendre autre chose d’un concours d’idées?

Date de publication
09-01-2020

Pour qui le découvre pour la première fois, le secteur des places du Tunnel et de la Riponne, au pied de la cité médiévale, échappe à toute logique. Mélange de monumentalité et de banalité, de composition classique et de désordre faubourien, de grands vides et de trous de souris. À la fois étriqué et disproportionné, il est le résultat des grands gestes d’aménagement qui se sont succédé au cours des siècles : l’enfouissement de la rivière Louve, la construction de la halle aux blés en 1840 puis sa démolition en 1933, le percement du tunnel dans le cadre du tracé de contournement de la ville en 1855, la construction du palais de Rumine au tournant du 20e siècle, des bâtiments administratifs en 1965, d’un parking sous la Riponne au début des années 1970 et du métro, enfin, en 2008. Les vides – les espaces publics – apparaissent comme par défaut, reliquats des politiques publiques appliquées sur un territoire que se sont toujours disputé la Ville et le Canton. Aujourd’hui, cet environnement baroque n’offre aucun des signes d’attractivité que chacun a désormais appris à reconnaître dans toutes les grandes villes européennes : des espaces publics récemment réaménagés, des terrasses accueillantes, des arbres, pas de voitures. Malgré cela, il est bien vivant, habité et occupé. 

S’en sortir par le bas 

La Ville de Lausanne a lancé en 2018 une démarche participative en vue du réaménagement des deux places, dont le concours d’idées en urbanisme n’est que l’une des étapes. «Le concours est un moment du processus participatif, explique Yves Bonard, co-chef de projet au sein du service urbanisme de la Ville de Lausanne. La démarche comporte plusieurs temps forts : l’exposition historique qui a eu lieu en mars 2019, le week-end d’ateliers avec des habitants et usagers qui a permis d’établir un diagnostic d’usages, le concours lui-même, l’exposition des projets en mars 2020, les aménagements transitoires, l’image directrice et enfin les concours de projets.» 

Le concours d’idées s’inscrit dans l’état d’esprit de cette démarche inédite pour la Ville: ouvert, horizontal, participatif. En choisissant cette procédure, Lausanne «prend le contrepied du système traditionnel qui consiste à faire un concours de projets puis à consulter la population, explique Yves Bonard. Ce système a montré ses limites, comme en témoignent les dizaines de projets non réalisés qui prennent la poussière dans les tiroirs des services de la Ville. Le concours d’idées offre la possibilité de défricher sur ce vaste territoire, sur ces espaces symboliques pour les Lausannois, alors même que toutes les caractéristiques du projet ne sont pas connues, en ouvrant la réflexion à la fois aux professionnels et aux habitants et usagers. Sur un secteur aussi complexe, il permet de construire collectivement le problème.» 

À travers ce processus expérimental, plus bottom-up que top-down, qui mêle population et professionnels, participation et concours, la Ville parviendra-t-elle cette fois-ci à sortir par le haut de ce serpent de mer de l’urbanisme lausannois? 

Ceci n’est pas un concours d’idées

Alors que le concours de projets spatialise un programme bien établi, résout des problèmes, intègre des contraintes, le concours d’idées, justement parce que tout n’est pas clairement défini et qu’il n’y a pas de mandat à la clé1, promet plutôt des visions inédites, des concepts puissants, ouvrant des possibles qui alimenteront les débats.

Jusqu’où la Ville de Lausanne a-t-elle souhaité ouvrir les vannes de l’inventivité et du dialogue, et jusqu’où a-t-elle été suivie par les candidats et le jury? En fixant l’horizon de l’aménagement à 2024-2026, elle a d’emblée ancré ce concours dans la réalité plus que dans la prospective (par peur de froisser les susceptibilités de la société propriétaire du parking ou des services du Canton installés dans le bâtiment Riponne 10?). Elle s’est peut-être ainsi privée de réflexions de fond sur les enjeux liés au climat, à l’évolution des modes de vie, au rôle des centres urbains. 

Le programme ne remet pas en question le parking souterrain (Parking Riponne S.A. dispose d’un droit de superficie jusqu’en 2059), et le schéma de circulation, issu d’une étude de mobilité, est pratiquement imposé. Dans une perspective à plus long terme, il aurait pourtant été pertinent de réfléchir à la possibilité d’une ville sans voitures, d’imaginer une place qui retrouverait un sol, sa rivière, des plantations en pleine terre… En ne disant rien du bâti et des projets qui pourraient lui être associés, le programme laisse en revanche le champ libre aux candidats pour conserver, détruire, construire ou surélever. 

Mais, dans un site contraint, avec un programme dont les grandes lignes étaient finalement tracées, la majorité des candidats ont pris le parti de composer avec les données de l’existant. À l’exception de quelques propositions audacieuses qui ont fait débat (raser le Palais de Rumine ou les bâtiments administratifs par exemple), la plupart des réponses étaient « faisables » et relevaient plus de l’aménagement de surface que de la vision prospective ou utopique. 

Parmi les 34 projets reçus, le jury a choisi de primer trois projets «réalistes, qu’on imagine pouvoir mettre en œuvre, explique Yves Bonard. Ils dessinent des lignes de force claires pour chacune des places; au Tunnel, arboriser et libérer des espaces publics piétons devant les rez-de-chaussée actifs, et à la Riponne, construire sur le front ouest autour de l’entrée du parking pour tenir la place et concentrer les émergences afin de libérer l’espace devant le musée Arlaud. » Pour Sonia Curnier, architecte-urbaniste qui a contribué à l’étude historique du secteur et membre du jury, c’est tout l’intérêt de ce concours, qui a permis « de faire émerger les questions essentielles: faut-il avoir un langage commun pour les deux places, quel est le caractère des connexions qui les relient? Quelle vocation ont-elles? A qui s’adressent-elles?» 

En dehors de la construction d’un bâtiment qui fermerait la Riponne à l’ouest (idée ancienne, réactivée dans plusieurs propositions) et pourrait devenir le support de nouvelles activités en rez-de-chaussée, les projets primés sont peu interventionnistes; ils ne touchent ni aux bâtiments, ni aux infrastructures. Ils rajoutent une couche d’aménagement (mais soustraient peu) qui viendrait à la fois harmoniser les espaces, habiller ce qu’on ne veut pas voir, améliorer les parcours et augmenter les usages, tout en renouvelant l’image du secteur. Des approches tout à fait pertinentes et valables, mais qui relèvent finalement plus du concours de projets que du concours d’idées. 

Participation: de l’alibi à la coconstruction? 

Les projets d’espaces publics contemporains font l’objet de revendications de nombreux groupes d’usagers (commerçants, habitants, personnes âgées, jeunes, personnes handicapées, etc.), et sont sommés de répondre à une multitude d’enjeux qui vont de la crise climatique à la revalorisation de l’image d’un quartier en passant par l’amélioration de la circulation. Les politiques, qui jouent parfois leur mandat sur ces projets sensibles, ont compris toute l’importance stratégique de soumettre au débat public l’aménagement de ces espaces symboliques, en affichant la transparence du processus de projet et en associant sous des formes variées les habitants et usagers. Les démarches participatives sont aussi une manière de court-circuiter les oppositions et les recours. Mais au-delà, peut-on mesurer aujourd’hui leur plus-value sur la qualité des projets (qui devrait être leur premier objectif) ?

Les communes expérimentent diverses modalités participatives, à la recherche du meilleur processus pour parvenir à un projet consensuel, qui saura tenir compte des injonctions multiples et parfois contradictoires pesant sur ces espaces. On l’a vu récemment pour l’aménagement de la place Perdtemps à Nyon (lire l'article Du par­king au parc, Nyon re­con­quiert son centre-ville): la Ville a lancé un mandat d’études parallèle à trois degrés incluant des rencontres entre les neuf équipes et le collège d’experts à l’issue de chaque étape, et, en parallèle, des ateliers citoyens réunissant 40 habitants tirés au sort après inscription, qui ont travaillé sur les projets et formulé des observations. Deux représentants du groupement citoyen faisaient également partie du jury. C’est une manière de faire, il y en a d’autres. 

À Lausanne, la démarche s’étale sur plusieurs années et selon des modalités multiples (voir le site dédié : riponne-tunnel.com). Pour Yves Bonard, ce «travail de longue haleine inverse le processus habituel: on commence par se demander quel est le jeu d’acteurs, puis on définit des procédures adaptées. La démarche participative a permis notamment de renforcer, d’ouvrir et d’enrichir le programme et le travail du jury.» Le diagnostic participatif issu des ateliers et rencontres était annexé au programme, quatre membres du jury étaient des représentants des usagers (dont le directeur de Parking Riponne SA) et les délibérations finales ont été retransmises en direct à un public nombreux2. Sonia Curnier confirme l’importance de l’expression du point de vue des habitants-usagers: «20 spécialistes-conseil usagers ont analysé les 34 projets reçus avant le jury, ils nous ont rendu compte de leur lecture et ont fait des recommandations. Leur voix nous a fait évoluer dans nos réflexions et nos choix.»

On voit ainsi se généraliser, espérons pour le meilleur, des processus participatifs de plus en plus ambitieux, riches et complexes, qui exigent du temps, des moyens, une ingénierie spécifique, et bousculent les strictes procédures de mise en concurrence de la SIA. Ce champ méthodologique, bien qu’il ait été déjà largement défriché, laisse encore de nombreuses questions en suspens : qui sont les experts habitants et quelle est leur légitimité, comment les mobiliser et prendre en compte leur parole? Surtout, ces démarches, envisagées comme un gage de l’acceptabilité des projets à venir, parviennent-elles à remplir leur mission? Leur plus-value en termes de conception, de fonctionnement, d’usages et de durabilité des espaces publics reste à évaluer. La place des architectes et des paysagistes dans ces processus est aussi mise en question. Les projets qui sortiront de ces démarches ne risquent-ils pas de n’être que des réponses à des problèmes, dépourvues de visions territoriales et de parti-pris conceptuels et esthétiques forts, affadis par la recherche du consensus? Y aura-t-il encore une place pour la création, la composition, l’imaginaire?

Le processus initié à Lausanne pourrait fournir quelques réponses à ces questions. Pour la suite, le jury a recommandé à la Ville de poursuivre le travail avec les trois premiers projets primés pour élaborer l’image directrice du projet. La Ville envisage également de les solliciter pour la phase d’aménagements provisoires, avant le concours de projets proprement dit. À suivre de près donc. 

Tous les projets primés sont visibles sur notre section dédiée aux concours

Notes

 

1. Voir le règlement SIA 142: «Le concours d’idées est mis en place lorsque le programme ne peut être établi de manière précise ou lorsque les intentions sont peu claires (…) Le résultat du concours permettra de mettre en place un cahier des charges et/ou un programme de concours de projets ou de mandats d’étude parallèles.»

 

2. Un Guide de l’expertise d’usage destiné spécifiquement aux membres du jury et spécialistes conseils des usages a été rédigé par la Ville, qui a également organisé un atelier de formation avec eux. 

 

 

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