Res­tau­ra­tion de l’église ab­ba­tiale d’Hau­te­rive (FR): la clô­ture de la dis­corde

Le projet de transformation de l’église abbatiale d’Hauterive propose l’abolition de la clôture qui sépare aujourd’hui l’assemblée en deux. Refusé par la Commission fédérale des monuments historiques en 2018, puis relancé en 2021 par un nouveau financement, ce cas cristallise le débat éternel entre conservation et évolution.

Date de publication
27-01-2022

Il est vrai que l’abbaye d’Hauterive donne l’impression de pénétrer dans un lieu soustrait à l’écoulement quotidien du temps. Peut-être est-ce d’abord dû à sa situation: pour y accéder, il faut soit longer la Sarine, soit descendre par une route sinueuse qui traverse la forêt. Le complexe de plan typiquement cistercien, dont les origines remontent au 12e siècle, se love dans l’un des méandres que la rivière a creusés dans le sol fribourgeois. Son nom, l’abbaye le doit à la haute falaise qui la borde au sud et qui forme comme un rempart; de récentes découvertes ont montré qu’il y a 7000 ans av. J.-C., ce site était déjà occupé par les dernier·ères chasseur·euses-cueilleur·euses de Suisse.

Après en avoir été expulsée en 1848, la communauté cistercienne a fait son retour dans les lieux presque un siècle plus tard. Une quinzaine de moines y habitent aujourd’hui. Ceux-ci vivent de leur propre travail, selon les principes bénédictins, en prenant soin des jardins et des vergers, en gérant leur ferme et en accueillant les hôtes en quête de spiritualité – ou, plus simplement, de calme. Chaque jour, les moines célèbrent sept offices dans l’église de l’abbaye d’Hauterive, ce qui correspond à quatre heures quotidiennes. Cette église, déjà restaurée de 1903 à 1913, à une époque où l’abbaye était inhabitée, est aujourd’hui considérée comme l’un des jalons majeurs de l’histoire de l’art de la Romandie. Ce sont donc, à Hauterive, deux types de patrimoine dont les chemins s’entrelacent: celui, immatériel, des moines, riche de ses rites, de ses coutumes et de ses gestes; et celui, matériel, fait d’architecture, de peinture et de sculpture.

Vers une restauration

Aujourd’hui, l’état de dégradation avancé de l’église exige une nouvelle restauration. Un projet a donc été soumis à la Commission fédérale des monuments historiques (CFMH) par les moines et l’architecte mandataire Jean-Marie Duthilleul – connu en Suisse et en France pour avoir notamment restauré l’espace liturgique de l’abbatiale de St-Maurice (VS) et celui de Notre-Dame de Paris avant l’incendie. L’abbaye d’Hauterive n’est pas un lieu aussi paisible qu’il n’y paraît; ce projet a en effet été refusé net par la CFMH, à la veille de Noël 2018, au motif qu’il ne respectait pas «les actes liturgiques traditionnels si caractéristiques de l’ordre des Cisterciens»1. Outre l’ironie de la date et des termes employés – qui, mieux qu’un moine, connaît les rites bénédictins? –, ce refus étonnait dans la mesure où le projet avait reçu un peu plus tôt dans l’année l’aval du conservateur national et que la présentation à la Commission s’annonçait plutôt comme une formalité.

Pourquoi un tel refus?

L’un des points critiqués par le rapport de la CFMH est la destruction d’une partie de la restauration datant du début du 20e siècle. Cette restauration émanait à l’époque d’un savoir spécialisé et académique, dont l’intérêt prioritaire était de préserver des monuments représentatifs de l’histoire suisse et des spécificités de chaque territoire cantonal, selon une logique toute fédérale. Si, malgré nos demandes, nous ne sommes pas parvenus à obtenir des informations de la CFMH de 2018 elle-même, nous avons toutefois pu discuter de ce projet avec l’historienne Karina Queijo, chargée de cours à l’UNIL en architecture et patrimoine et intervenante dans le cadre du Master en muséologie et conservation du patrimoine de l’Université de Genève. La chercheuse nous explique que la restauration du 20e siècle de l’église abbatiale d’Hauterive est considérée comme un cas exemplaire, depuis plus d’un siècle, dans le cadre de la formation en histoire de l’art. En effet, chacune de ses chapelles, chacun de ses murs présente des éléments picturaux très riches, de véritables petits poèmes représentatifs d’une époque. On retrouve ainsi, à l’est, dans le décor des voûtes du chœur, des semis d’étoiles sur fond blanc – qui datent de 1320 –, et à l’ouest des détails mauresques – qui remontent à 1595. Dans les parties hautes de la nef, un motif pictural du 13e siècle simule un appareillage de briques, ponctuellement chargé d’écussons du 16e siècle. La restauration a permis de dévoiler sous une même voûte jusqu’à trois âges différents: un véritable cours spatial d’histoire de l’art. Les stalles en chêne quant à elles, érigées selon toute vraisemblance entre 1472 et 1486, sont réputées pour être «parmi les plus plus belles de Suisse romande»2.

Une restauration spectaculaire, certes. Mais une restauration qui, pour les moines, témoigne d’un zèle qui frôle parfois l’exercice de style, au risque d’impacter la sérénité que leur pratique requiert. Aussi l’enjeu principal du projet qu’ils ont déposé à la CFMH est ailleurs.

Unifier l’assemblée

Pour l’architecte Jean-Marie Duthilleul, le projet est avant tout «un acte unificateur». En effet, l’église est aujourd’hui coupée en deux. Vers 1750, lorsque l’église abbatiale a été ouverte aux fidèles, une clôture a été placée sur les traces du jubé d’origine, disparu depuis longtemps, créant une séparation nette entre deux assemblées: à l’ouest, celle des hôtes, dans des rangées de bancs faisant face aux autels latéraux adossés à la grille; à l’est, celle des moines dans les stalles citées plus tôt, tournés les uns vers les autres. Pour développer un projet de transformation qui permettrait d’unifier ces deux assemblées – tout en respectant les rites monastiques – architectes et moines se sont attachés, par le biais d’ateliers successifs de 2016 à 2018, à décrire en plan avec précision les déplacements et les éléments majeurs de la liturgie cistercienne. À la suite de cette analyse, le projet présenté à la CFMH propose une mesure claire: faire disparaître la clôture de 1750, et ainsi réunir les deux assemblées.

Une mesure qui a fait bondir la Commission et le monde de la conservation en général: pour la CFMH, le renoncement à la clôture serait une attaque à la valeur cultuelle cistercienne; un point de vue que les moines ne partagent pas. En effet, pour le Père Abbé Dom Marc de Pothuau, cette clôture, utilisée jadis pour distinguer les membres du clergé de la communauté laïque, entretient une confusion. En réalité, les moines d’Hauterive, dans leur grande majorité, ne sont pas des prêtres mais des frères laïcs. De plus les qualités spatiales et atmosphériques de l’église introduisent aujourd’hui une certaine hiérarchie: l’assemblée de la nef est baignée d’une généreuse lumière baroque; les moines sont plongés dans une pénombre romane; l’autel, enfin, est nimbé d’une mystérieuse aura gothique. «Le message que le lieu donne aux hôtes est clair: le lieu sacré se trouve là où ils n’ont pas accès; là-bas se déroule l’action qu’ils peuvent au mieux observer et sinon juste entendre»3 dénonce le Père Abbé. La clôture héritée, selon les moines, devrait se faire discrète pour ne pas aller à l’encontre de l’objet même qu’il célèbre: l’unité des baptisés dans la corps du Christ, revalorisée depuis le Concile Vatican2.

Le projet propose de faire un pas en direction de cette unité: la clôture, déjà déposée pour être restaurée, ne serait pas réinstallée; les stalles des moines, expertisées par l’ébéniste, doivent également être désassemblées pour être rénovées; elles seraient, à la suite de leur réfection, déplacées vers l’ouest de deux travées; de nouvelles stalles pour les hôtes, plus basses, seraient alors installées entre les premières et l’autel. Une assemblée formée d’un seul corps serait ainsi constituée – scandée par les positions successives du bénitier, de l’ambon et de l’autel –, unifiée par la grande voûte cistercienne qui couvre de façon ininterrompue la nef depuis le tympan occidental jusqu’au presbytère.

Restaurer ou «réanimer»?

Le bras de fer entre conservation et évolution est une problématique classique soulevée par tous les exemples de ce dossier: faut-il sauvegarder un témoignage aussi fidèlement que possible, ou permettre la persistance et l’évolution des usages – restaurer ou «réanimer», comme disait André Corboz4?

L’abbaye d’Hauterive, arpentée par ses moines en coules blanches, qui pratiquent encore le vote dit du blackboulage, avec des haricots noirs et blancs jetés dans des petites boîtes de bois, paraît certes soustraite au temps qui passe. Mais ce n’est qu’une illusion. C’est parce que ce patrimoine existe encore qu’il faut le préserver.

Les exemples présentés dans ce numéro montrent que de plus en plus d’églises sont abandonnées par les fidèles en raison de la rupture entre contenu et contenant. Alors que le thème galvaudé du «vivre ensemble» est employé à toutes les occasions, il paraît dommage qu’un projet de qualité qui a pour objectif d’unifier une assemblée puisse être refusé sans discussion possible par une commission de spécialistes.

Un nouvel espoir

Alors que beaucoup pensaient que l’avis de la CFMH était sans appel et que la restauration allait devoir consister principalement en des travaux d’entretien et d’amélioration de l’enveloppe thermique, le débat a été relancé en mai 2021. Le Grand Conseil fribourgeois a en effet annoncé, sur proposition du Conseil d’État, qu’il retenait Hauterive dans son programme de financement relatif à la relance économique d’après Covid-19. Résultat: sur les 12 millions de francs auxquels se chiffre la restauration, la moitié sera prise en charge par l’État de Fribourg. Cet intérêt renouvelé du Canton laisse croire à la commission de bâtisse de l’église abbatiale que la CFMH acceptera de se mettre autour de la table pour discuter des termes de cette restauration.

Après son éclatante renommée du 20e siècle, en tant que modèle de l’histoire de l’art, l’église abbatiale d’Hauterive est aujourd’hui un témoignage de la progressive transformation cultuelle du 21e siècle. Peut-être est-ce l’occasion, par le biais de la pluridisciplinarité et du dialogue, de trouver une manière de concilier conservation et évolution?

Abbaye d’Hauterive (FR)

 

Maître d’ouvrage: Fondation d’Hauterive

 

Architecture: atelier d’architecture espaces & environnement

 

Architecture et aménagement liturgique: agence Duthilleul

 

Ingénieur CV: Energil

 

Ingénieur E: Open-Ing

 

Ingénieur civil: Geniplan

 

Ingénieur sécurité: Hautle Anderegg + Partner

 

Expert en pierre de taille: Materialtechnik am Bau AG

 

Expert stalles: Claude Veuillet

 

Acousticien: d’silence acoustique

 

Restauration: 2021-2025

 

Coût: 12 millions CHF

Notes

 

1 Rapport de la CFMH du 24 décembre 2018

 

2 SHAS, Guide artistique de la Suisse, Berne. Tome 1, 2005 / tome 2, 2006 / tome 3, 2006 / tome 4a, 2011 / tome 4b, 2012

 

3 Marc de Pothuau, discours prononcé lors de la quatrième journée suisse du patrimoine religieux à Berne le 27 août 2021

 

4 André Corboz, «Bâtiments anciens et fonctions actuelles: esquisse d’une approche de la ‹réanimation›», in: L’œuvre: architecture et art, 11/75

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