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L'aire de jeux de Belleville à Paris

Faisant fi du dictat du « risque zéro » généralement appliqué à la conception des aires de jeux, l’agence BASE propose un espace ludique qui favorise l’apprentissage de la spatialité et du risque.

Date de publication
13-01-2012
Revision
19-08-2015
Cedric van der Poel
Codirecteur d'espazium.ch, espace numérique des éditions pour la culture du bâti

Dans un article du New York Times daté du 18 juillet 2011, John Tierney pose la question suivante : « les aires de jeux peuvent-elles être trop sécurisées » ? (Tierney, 2011) La réponse qu’il donne – témoignages de psychologues et de spécialistes du risque à l’appui – est : oui. Le journaliste observe depuis une vingtaine d’années la disparition, à New York et dans tous les Etats-Unis, des longs toboggans ou des modules de haute taille reproduisant des environnements accidentés à l’image d’une jungle où des cordes, telles des lianes, permettaient aux enfants de passer d’une plateforme à une autre. 
Sous la pression des parents, de directives fédérales, de nouveaux standards sécuritaires établis par les fabricants, mais surtout par peur de poursuites judiciaires, ces aires de jeux ont été remplacées par des éléments plus petits, séparés les uns des autres par une distance réglementaire ou par une clôture et posés, au pire, sur un sol de granulats de caoutchouc ou, au mieux, sur du sable ou des copeaux de bois. Mais, comme le souligne l’article citant un spécialiste du risque de l’Université de Middlesex à Londres, même si ces mesures de sécurité ont réduit le risque moyen sur les aires de jeux, celui de fractures plus ou moins graves semblent avoir augmenté dans certains pays. Le phénomène est connu et facilement compréhensible : plus les parents et enfants se sentent évoluer dans un environnement sûr, moins ils feront attention et plus ils prendront de risque. Certaines voix s’élèvent même pour dire que ces nouvelles aires de jeux peuvent « retarder le développement émotionnel laissant les enfants avec des peurs et des anxiétés plus grave qu’un bras cassé »(Tierney, 2011). Des études renforcent ces allégations montrant qu’un enfant de moins de neuf ans s’étant fait mal lors d’une chute est moins enclin à souffrir de vertige à son adolescence. 
En Europe, les normes SN EN 1176, respectées également par la Suisse depuis 1999, ont aussi influencé la configuration des aires de jeux. Des avis divergents se font également entendre. Bien que minoritaires, ils ont abouti à la construction de certains espaces qui s’éloignent très nettement des modules aseptisés, sursécurisés et formatés des catalogues des constructeurs du domaine. 

Une concertation

C’est le cas d’une des aires de jeux du parc Belleville à Paris. Situé dans le 20e arrondissement en plein cœur du quartier métissé de Belleville, ce parc de 45 000 m2 aménagé sur la butte Piat, culmine à 108 m et offre des vues panoramiques imprenables sur la capitale immortalisées notamment par Eric Rohmer qui en fit l’un des points de ces « Rendez-vous de Paris ». 
Aménagé dans les années 1980, ce parc est venu remplacer un bout de quartier insalubre, qui servit en son temps de décor au très poétique « Ballon rouge » d’Albert Lamorisse. 
Une première aire de jeux avait alors été conçue, sorte de mini château fort aménagé en terrasse sur la forte pente de la colline au sud du parc. Le renforcement des normes de sécurité européennes ainsi que l’instabilité des sous-sols avaient obligé la Direction des parcs et des jardins de la Ville de Paris à fermer cet espace en 2002. La fermeture de ce dernier, très populaire au sein du quartier, a laissé des centaines d’enfants orphelins d’un endroit qui, au dire des associations de Belleville, servait de lieux de sociabilité et d’apprentissage de la différence dans un quartier populaire, lieu d’accueil des nouveaux migrants depuis les années 1920 : Arméniens et Polonais dès 1920, Juifs tunisiens dans la période d’après-guerre, Maghrébins dans les années 60 et Asiatiques à partir de 1980.
Suite à la vague de protestations provoquée par cette fermeture, la Mairie de Paris enclenche un processus très original pour ce genre de construction : elle met sur pied une véritable concertation, afin de déterminer les souhaits et les attentes des riverains en matière d’aire de jeux. Ne se satisfaisant pas d’un simple questionnaire ou de séances d’information, les autorités ont organisé des ateliers de réflexion accueillant parents et enfants du quartier, la Direction des parcs, jardins et espaces verts de Paris, le CODEJ (Comité pour le développement de l’espace pour le jeu), le Conseil du quartier et les agents de la Maison de l’Air (musée situé à deux pas de l'aire de jeux). Ces ateliers, menés sous forme orale, écrite et graphique pendant un an, ont dégagé des résultats surprenants. A l’opposé du tout sécuritaire très en vogue actuellement, les participants ont insisté sur le rôle primordial des jeux urbains dans l’apprentissage du risque chez les enfants. Partageant l’avis des psychologues interrogés dans l’article du New York Times, les associations et habitants de Belleville ont opté pour des fonctions pédagogiques au lieu de choisir des jeux soucieux d’assurer la sécurité de leurs enfants. 
Suite à cette concertation, un cahier des charges a été dressé et un concours, lancé sous forme de questionnaire à choix multiples. Il s’agissait de choisir des maîtres d’œuvre dont les valeurs étaient les plus proches de celles des utilisateurs. C’est l’agence BASE, bureau parisien d’une quinzaine de collaborateurs qui remporta la mise en 2007.

Un véritable paysage

Découvrir l’aire de jeux de Belleville est une véritable expérience visuelle. Elle ne ressemble en rien à celles que nous connaissons tous. Adossée à la colline, elle ne nie pas la topographie du terrain : une pente de 30 ° et un dénivelé de douze mètres. Effectuant un véritable travail de paysagiste, l’agence BASE a pratiqué l’inversion si chère à Sébastien Marot : « […] le site devient la matrice du projet tandis que le programme est utilisé comme un instrument d’exploration, de lecture, d’invention et, en somme, de représentation du site » (Marot, 2010: 12). 
Pour Clément Willemin, co-fondateur de l’agence, il était impensable de négliger le site et sa topographie en formant différentes plateformes plus ou moins reliées les unes aux autres : « la topographie du site, sa pente naturelle nous a permis de répondre assez naturellement aux exigences du maître d’œuvre et donc de fournir un maximum d’expériences possibles, de vertiges, de prises de risques mesurés, de confrontation avec le danger ». Le résultat est saisissant. Ici, pas de module préfabriqué plus propice aux « terrains plats et abstraits », mais du sur-mesure. Les matériaux (platelage en bois de chêne, béton, écorces), la cohérence de la structure globale, les différentes inclinaisons et aspérités du terrain offrent au visiteur une diversité infinie de points de vue et de paysages.

Des formes pour l’imaginaire

Dans le film que lui consacre Carlos Lopez (Lopez, 2010), Georges Descombes fustige les aires de jeux actuelles, qui, par la forme des modules explicites – le cheval de bois, le château fort, l’avion ou le bateau – ne laisse aucune chance à l’imaginaire des enfants, annihilant d’emblée toute créativité. Pour l’architecte, une surface naturelle, un arbre, un ruisseau, des branchages ou des buissons sont autant d’éléments plus propices au développement créatif de l’enfant. 
Sans opter pour une posture aussi radicale, l’agence BASE adopte un état d’esprit similaire. L’aire de jeux de Belleville se déploie par paliers sur plus de 1 000 m2. Au sommet, une passerelle en bois – reprise de l’ancienne installation – mène à une tour de plusieurs étages. Depuis cette dernière, il est possible, par différents chemins plus ou moins difficiles, de rejoindre en contrebas une impressionnante plateforme en encorbellement affublée de cachettes et de trappes secrètes, de jeux de tubes acoustiques, de filets de grimpe et de glissières. Le dernier palier est un plateau irrégulier en béton dont l’espace est structuré aléatoirement par des cordes d’escalade. L’aire de jeux n’offre donc aucun « décor explicite ». Pour les auteurs, « les enfants ont un imaginaire libre et puissant. Nous avons préféré évoquer des univers référentiels physiques – l’alpinisme, la navigation ou encore le ski – qui se prêtent à toutes les interprétations et abstractions et qui permettent ainsi aux enfants d’inventer à chaque visite une histoire différente. »

Un apprentissage du risque

Malgré son apparence libre, l’aménagement respecte les normes de sécurité en vigueur : hauteur des modules, distances de sécurité, inclinaisons des pentes. « Le parti pris d’imbriquer les éléments les uns dans les autres, nous a permis d’interpréter la réglementation. En effet, les normes françaises de sécurité sont établies pour des modules séparés – un toboggan, une cabane, une poutre, etc. – posés sur des aires plates et déterminées. Notre installation dont les jeux se superposent, s’entremêlent, se chevauchent, laisse une marge de manœuvre pour interpréter les normes tout en les respectant. Nous avons du reste travaillé en étroite collaboration avec le responsable de la sécurité de la Direction des parcs, jardins et espaces verts de Paris. Nous avons pris le pari d’une sécurité pragmatique » souligne Clément Willemin. 
Répondant ainsi à l’exigence première des riverains, l’aire de jeux, par son aspect accidenté, sa pente, ses dangers affirmés, constitue pour les enfants un véritable apprentissage du risque. Les paysagistes ont « voulu offrir aux enfants du quartier la possibilité d’un véritable rapport à l’espace et au paysage. Les différentes inclinaisons leur permettent d’apprécier progressivement leurs limites et d’adapter leurs mouvements au relief. Si le risque reste présent, il est visible et cadré. De plus, l’installation collant à la pente, les enfants ne peuvent pas tomber de plus haut que de leur propre hauteur ». 
Réel succès, l’aire ne désemplit pas depuis son inauguration en 2008 et n’a connu que deux accidents bénins. Elle accueille enfants, parents et préadolescents dans un environnement où chacun trouve son terrain de jeux selon le risque qu’il est prêt à prendre. Considérée comme expérimentale, espérons que cette aire de jeux, véritable paysage, devienne la norme barrant ainsi la route au dictat du principe de précaution et permettant aux enfants des villes de connaître les mêmes joies de ceux des campagnes : celles de s’égratigner les genoux ou de se tordre la cheville lors d’une bataille imaginaire. 

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