Les théâtres de la dé­mo­cra­tie d'Isamu No­gu­chi

Alors que les différentes puissances militaires de la planète se déchiraient pour soumettre la population à un gouvernement autocratique, un homme livrait sa propre bataille pour faire de l’espace public le premier scénario de la démocratie moderne.

Date de publication
18-10-2016
Revision
19-10-2016

Isamu Noguchi (1904-1988) est avant tout un artiste. Un intellectuel des formes qui l'ont mené toute sa vie à se considérer comme un simple sculpteur. Pourtant, ses origines -fils d’une talentueuse écrivaine nord américaine et un noble poète japonais- et le moment historique qui a opposé ces deux cultures, entraînèrent une grande partie de ses actions à se développer silencieusement sur le terrain de la politique.

En 1927, Isamu Noguchi n’a que 23 ans. Il travaille alors à Paris pour l’un des sculpteurs les plus influents du vingtième siècle, Constantin Brancusi (1876-1957). Avec des formes simples et parfois abstraites, les premiers essais de Noguchi se caractérisent par une recherche de figures élémentaires dénuées de tout ornement. Une première approche qui lui permet peu à peu de libérer la sculpture de sa fonction classique de représentation pour en diversifier l’usage. Cette vision critique envers la catégorisation occidentale des disciplines artistiques lui permet d’explorer à ses débuts le potentiel fonctionnel de la sculpture dans le domaine social, faisant de lui l’un des pionniers dans ce domaine.

De retour à New York après plusieurs années d’intenses recherches, Isamu Noguchi a l’occasion de collaborer avec la chorégraphe américaine Martha Graham (1894-1991). Une relation professionnelle marquante qui s’étend sur plusieurs décennies, et à travers laquelle Noguchi développe un grand nombre de scénographies pour des spectacles de danse. Ces décors, capables d’exprimer les émotions générées par ses représentations artistiques, le familiarisent aussi tôt avec le rapport entre l’objet sculptural -comme cérémonie- et le corps en mouvement -comme apprentissage-. Une sorte d’interaction sans limite entre homme et matière que nous retrouverons tout au long de sa carrière.

Marqué par la situation conflictuelle de l’entre-deux-guerres, son travail se construit peu à peu en réaction spontanée aux fractures générées lors de cette troublante période de l’histoire. De ce fait, Noguchi éprouve une sorte de ‘responsabilité sociale’, qui l’entraîne sans répit à utiliser l’art comme élément de composition politique. Ses œuvres doivent avant tout être accessibles à l’ensemble de la population. Et les sculptures, son outil de prédilection, une discipline de construction d’une identité universelle et libre.

Doté d’une sensibilité intellectuelle indépendante et convaincu du potentiel de transformation sociale que pouvait générer l’espace public, Noguchi défend fermement l’idée que la sculpture pout contribuer à modifier la vie d’un individu ou d’une communauté. Une sorte d’outil de participation aux rituels et aux cérémonies quotidiennes des personnes. Fruits d’une exploration formelle effrénée, ses créations artistiques se développent sous plusieurs formes telles que le mobilier, les scénographies, les jardins, les aires de jeu ou encore les parcs urbains, son champ d’exploration dans le domaine social.

Entre ses mains, l’espace public devient un véritable laboratoire d’expérimentation des usages générés à partir d’une composition urbaine précise et sensible. Son objectif étant de sculpter l’espace commun avec la volonté de créer des environnements humains où le sens de l’appartenance puisse se développer librement et sans conditions. Une sorte d’expérience non dirigée de l’espace partagé, traduite sous la forme de paysages urbains démocratisés et au service des différences.

Malheureusement, ses propositions urbaines innovantes manquent d’affinités avec les politiques ‘publiques‘ de l’époque. Certaines de ses œuvres, comme ‘Playmountain, 1933’ -une ambitieuse scénographie paysagère développée avec Louis Kahn pour la ville de New York-, n’existent qu’en maquette. D’autres, comme ‘My Arizona, 1943’, des aires de jeu prévues pour les camps de réfugiés nippons aux Etats-Unis, ont été paradoxalement abandonnées faute de soutien des autorités publiques locales. Des gouvernements pleinement préoccupés par un apaisement des désordres politiques causés par une société justement révoltée.

La récente publication Isamu Noguchi-Playscapes nous invite à réfléchir au significat des espaces publics des sociétés contemporaines, ainsi qu’à leur intégration au sein du système de relations humaines qui configurent l’usage réel des villes et des territoires. Cette vision de l’espace public, portée il y a plus de 60 ans par Isamu Noguchi, suggère à notre société de changer de paradigme. Une société pour laquelle le développement urbain a réduit ces 'espèces d’espaces'1 à des lieux contrôlés, imposés, peu spontanés et très éloignés des principes sociaux et politiques défendus par Noguchi, pour qui l’espace collectif n’était autre qu’un vaste théâtre de la démocratie.


Notes

1. Titre du livre de Georges Perec publié en 1974 par les © Editions Galilée


Publication

Couverture du livre

ISAMU NOGUCHI - PLAYSCAPES

Editorial RM © 2016 Hardback anglais/espagnol, 28.7 X 21.6 cm, 284 pages, 100 images. 42€.

Cette publication est issue de l’exposition ‘Noguchi Playscapes’ organisée durant l’été 2016 par le Musée d’art contemporain Tamayo à Mexico.

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