Pouil­lon, té­mé­raire éclec­tique

Prolifique, risqué, exigeant: le dernier ouvrage dirigé par Pierre Frey raconte l’œuvre de Fernand Pouillon en l’inscrivant dans les sujets actuels: économie circulaire, pensée néovernaculaire, logement pour le grand nombre. L'ouvrage rassemble ainsi des thèses précieuses que l'historien et critique aura défendues toute sa vie.

Date de publication
30-10-2023

Longtemps attendu, le dernier ouvrage collectif dirigé et essentiellement rédigé par l’historien de l’art Pierre Frey s’imposera comme une référence incontournable des études consacrées à Fernand Pouillon (1912-1986), notamment sur ses travaux réalisés en Algérie avant et, surtout, après son indépendance. Ce livre est conçu en collaboration avec Louiza Issad, qui a effectué des relevés, et Mohamed Larbi Merhoum, qui a rédigé avec cette dernière un commentaire sur l’héritage de Pouillon du point de vue algérien. Pouillon jugeant l’image photographique décevante, les auteurs ont pris le parti téméraire de documenter les réalisations presque exclusivement par le dessin. Les croquis et relevés de Bernard Gachet proposent des comparaisons audacieuses des travaux de l’architecte avec ceux de Sinan, Le Corbusier ou d’Alvaro Sizà. Rien qu’en le parcourant, on comprend que l’intention de cet ouvrage insaisissable outrepasse le projet biographique: il s’agit de proposer une confrontation de l’œuvre de Pouillon à celle d’autres architectes qui ont marqué le 20e siècle, mais aussi aux préoccupations contemporaines : l’architecture vernaculaire, bioclimatique, et même l’économie circulaire.

Un portrait aux multiples facettes

Le livre brosse en une vingtaine d’essais un portrait quasi complet de celui qui s’auto-proclamait immodestement «[…] le premier à penser à la fois en organisateur, en financier, en ingénieur, en inventeur et en artiste». Pouillon aurait en effet réalisé, à ses dires, «la masse et l’équipement d’une ville de deux à trois cent mille habitants1». Entre la France, l’Algérie et l’Iran, les auteurs comptabilisent 256 projets, soit plus que Kahn, Le Corbusier et Mies réunis. Le livre fonctionne ainsi par comparaisons, comme pour dessiner en creux un portrait dont les contours finissent par dominer la composition: on lira des passages de Diderot sur l’éclectisme, de Simmel sur le besoin d’innover, d’Ivan Illich sur l’art d’habiter, ou encore de Franz Fanon sur l’idéologie néocoloniale et d’autres penseurs qui portent un regard critique sur la modernité dogmatique à laquelle Pouillon se serait attaqué.

Lire également les "Carnets de route de Pierre Frey" sur les traces de Fernand Pouillon, de la carrière provençale de Fontvieille aux cités d'Alger

Pour construire son Pouillon, Frey doit d’abord en décons-truire d’autres, en empruntant des détours vertigineux qui nous amènent à reconsidérer quelques notions qu’on croyait acquises. Pour commencer, le classicisme auquel l’architecte est associé, et surtout ses écarts pittoresques – un concept mal compris et dont l’emploi est devenu pour beaucoup un marqueur de dédain. Frey réhabilite la notion (revisitant les écrits de Guadet, de Choisy, …), composante centrale de l’approche de Pouillon, non pas dans un souci sémantique, pour construire un langage régionalisant (arabisant, en l’occurrence), mais comme parti opposé au dogme de la table rase. Pour Frey en effet, les séquences pittoresques de la composition des cités algéroises «servent à assurer le changement d’échelle, […] à s’adapter à des environnements tourmentés en recourant à des morphologies urbaines originales et à adapter l’offre de logement […]». Sur le plan typologique, seul Pouillon serait parvenu à intégrer des patios dans les immeubles de logement, en inventant les « terrasses-patios » privatives et couvertes. Ce détail importe, car il permet à l’auteur d’en conclure que Pouillon, contrairement à d’autres architectes (Simounet, Candilis et Woods, …), aura su exploiter des éléments vernaculaires pour rapprocher ses logements du mode de vie traditionnel, s’écartant «des normes qui prescrivent à la population autochtone d’avoir à ‹ évoluer › vers les modèles qui prévalent pour la population d’origine métropolitaine».

L’emboîtement des mémoires

L’enjeu de l’ouvrage est donc bien d’aborder franchement et surtout d’évaluer le rôle joué par Fernand Pouillon dans le processus de décolonisation de l’Algérie. Sur ce sujet, il livre une étude approfondie de son implication dans l’industrie touristique naissante, en inscrivant ses nombreuses constructions hôtelières dans le contexte économique et idéologique de la décolonisation. Les principes qu’il élabore au milieu des années 1960 pour développer hôtels et villages vont à l’opposé de la standardisation pratiquée par les grandes chaînes internationales: il s’agira d’individualiser chaque hôtel en s’inspirant de l’implantation mais également en provoquant une forme de «théâtralité» – une mise en scène que Frey inscrit dans la continuité de l’imaginaire et de l’idéologie des expositions coloniales, selon une interprétation reposant en partie sur les réflexions d’un anthropologue nommé Fernand Pouillon (le fils de l’architecte) et qui finissent par rejoindre certaines thèses de l’essayiste Franz Fanon.

Frey s’appuie sur un document rédigé par Pouillon, inédit et essentiel, Essai sur une charte du tourisme algérien, découvert dans les archives de l’architecte Georgette Cottin-Euziol. Daté de 1962, l’essai développe un programme complet, ainsi que des principes architecturaux offerts comme alternative à l’architecture moderniste: «[…] sans désirer proposer des pastiches, des décors ou des reconstitutions, nous préconisons une architecture aimable, simple, adaptée au climat et aux exemples méditerranéens», compatible avec l’économie algérienne, puisque l’industrie du verre, du métal, de l’aluminium et du béton armé pur exigerait de l’Algérie des importations massives, «alors que les méthodes traditionnelles sont à sa portée».

Ainsi, dans tous ses projets algériens, Pouillon préconise l’emploi de matériaux locaux (briques, pierre, plâtre, chaux), et montre un intérêt pour permettre, selon Frey, à «une économie circulaire, de nature néovernaculaire, de se développer», tout en se préoccupant de former une main d’œuvre capable de les mettre en œuvre. Il s’agit de résister autant que possible au «kitsch moderniste» et à ses matériaux industriels qui devaient par la suite s’imposer au pays, comme partout ailleurs.

Dans son essai conclusif, Abdelkader Damani estime que le programme de l’indépendance avait consisté à effacer la mémoire coloniale. Il raconte le «sentiment refoulé oscillant entre la haine et le désir» qui anime encore les Algériens à l’encontre du patrimoine érigé par les Français. L’architecte et commissaire d’expositions livre un constat: la «modernité humble» de Pouillon s’oppose à celle de Le Corbusier. Celui-ci aurait procédé « par prédation et assimilation» là où Pouillon agissait par une «tendresse subversive», permettant «l’emboîtement des mémoires, sans permettre à l’une d’effacer l’autre».

L’éclectisme comme éthique

Le livre contient aussi une analyse précieuse du rapport que Pouillon entretient à l’argent, chiffres à l’appui. Par ses opérations immobilières, il pouvait à la fois s’enrichir tout en favorisant considérablement les acheteurs de ses logements. Frey en déduit que Pouillon «remplissait en cela pleinement le rôle que les architectes Beaux-Arts du 19e siècle français s’étaient assigné, à savoir reprendre la main sur les entreprises et faire bénéficier leurs clients de cet avantage».

Le Pouillon de Frey est donc un résistant solitaire qui s’affranchissait des règles communes pour laisser libre court à sa créativité et son esprit d’entreprise. Maisi il s’avère aussi être un humaniste qui aurait fondé sa démarche de projet sur deux principes: la prise en compte sensible du site et «une identification profonde, au fond amoureuse, aux besoins et aux sentiments de celles et ceux qu’il avait la charge de loger». Ce qui concourt à former un «haut degré d’habitonomie» (contraction d’habitat et d’ergonomie).

Quant à l’éclectisme dont Pouillon se revendiquait, c’est également une notion disqualifiée au 20e siècle: une pensée capricieuse, voire pédante. Pour Frey, elle est au contraire «le mouvement même qui a permis à la profession d’architecte d’émerger ». Car, en se fondant sur la synthèse de trois axes (programme, statique, finances), il lui conférera une compétence et une autorité iniscutée, jusque sur le chantier. C’est probablement dans la définition donnée par Diderot qu’il faut chercher celle qui sied le mieux au caractère de l’architecte, tel que dépeint dans le livre: «L’éclectique est un philosophe qui, foulant au pied le préjugé, la tradition, l’ancienneté, le consentement universel, l’autorité, en un mot tout ce qui subjugue la foule des esprits, ose penser de lui-même […]» Les lecteurs avertis reconnaîtront peut-être là les traits de l’auteur principal de l’ouvrage, cet empêcheur de penser en rond dont la plus grande qualité, comme le plus grand défaut, est son extrême exigence.

Note

 

1 Fernand Pouillon, Mémoires d’un architecte, Seuil, Paris, 1968, p. 72.

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