Pot de terre contre pot de fer

À Ferney-Voltaire dans le Pays de Gex, une association d’habitants, accompagnée par des architectes, se mobilise contre un projet de méga centre commercial. Au-delà d’une simple opposition, ils sont engagés dans une démarche collective et constructive pour élaborer un projet alternatif de zone artisanale mixte.

Date de publication
07-08-2023
Revision
07-08-2023

En Suisse, tout citoyen ou groupe de citoyens peut interpeller les institutions locales, cantonales ou fédérales par voie d’initiative ou de référendum et soumettre au débat la pertinence de tel ou tel projet d’aménagement. De l’autre côté de la frontière, en France, les habitants sont bien moins outillés. En dehors de la participation – menée avec plus ou moins de bonne volonté par les collectivités –, des recours juridiques et de la mobilisation de la presse, ceux qui ne sont pas d’accord n’ont pas d’autres options que de défiler dans la rue, s’enchaîner aux arbres ou, dans les cas les plus extrêmes, monter une ZAD. À Ferney-Voltaire (Ain), contre un énième projet de centre commercial, des habitants accompagnés par un groupe d’architectes proposent un autre modèle de développement.

Dernier paradis

Dans le Pays de Gex et dans un mouchoir de poche, trois projets de construction ou d’extension de centres commerciaux sont en cours: Open à Saint-Genis-Pouilly (39 000 m2 de surfaces commerciales, 50 enseignes, 15 restaurants et un pôle de loisirs), l’extension de Val-Thoiry à Thoiry (20 000 m2 en plus des 70 enseignes déjà présentes) et, à Ferney-Voltaire, un nouvel «espace de loisirs et de culture» de 63 900 m2 (130 boutiques franchisées, 1600 places de stationnement sur trois niveaux en sous-sol).

Les centres commerciaux sont une passion française depuis que le pays s’est approprié avec enthousiasme le modèle du mall à l’américaine dans les années 19601. Longtemps, les opérateurs commerciaux ont eu le champ libre, encouragés dans leurs ambitions par des élus bienveillants, des préfets arrangeants, des commissions départementales et nationales d’aménagement commercial – qui délivrent les autorisations d’exploitation – permissives. Les zones commerciales de périphérie ont bien été accusées de massacrer le paysage, de consommer des terres agricoles, d’encourager le tout voiture, de tuer le «petit commerce», dans les faits, ces critiques n’ont pas vraiment changé la donne. L’échec des politiques qui ont tenté d’encadrer l’ouverture de nouvelles zones depuis la loi Royer de 1973, comme des projets de moratoires, montre bien que le modèle demeure attractif pour de nombreux élus, sensibles aux promesses d’emplois et de rentrées fiscales, et au rayonnement potentiel que pourrait leur procurer ce type d’équipement. Dans les nouveaux quartiers, le centre commercial reste la pièce maîtresse pour équilibrer le bilan financier des opérations (plus que pour répondre aux besoins des habitants).

En matière de centres commerciaux, le Pays de Gex fait largement sa part, au point que l’État français en 2020 y avait décrété un moratoire sur la construction de nouveaux centres2…Sans effets apparents. Dans cette zone frontalière déjà saturée, la perspective de capter une clientèle suisse à fort pouvoir d’achat, parfaitement consentante pour consommer à moindre coût en France, continue à faire rêver les opérateurs. De leur côté, communes et communautés de communes déroulent le tapis rouge à ces projets clés en main, qui ramèneront impôts et taxes.

Mais pour certains habitants, la coupe est pleine. L’opposition gronde contre ces projets inutiles et surdimensionnés, destructeurs de l’environnement et du lien social, promoteurs d’un modèle de société dont la consommation est le seul horizon. Manifestement incompatibles avec les objectifs zéro carbone que se fixent collectivement les institutions franco-suisses du Grand Genève, ces projets sont devenus indéfendables, d’autant plus dans le contexte genevois, où les arguments classiques de leurs partisans – création d’emplois, rayonnement – ne tiennent pas la route.

Innovation

Le futur centre commercial de Ferney-Voltaire fait partie de la ZAC Ferney-Genève Innovation, portée par la communauté de communes Pays de Gex Agglo. Elle se déploiera sur des terres agricoles et sur la zone artisanale de la Poterie, en entrée de ville depuis l’aéroport de Genève. «Cet ambitieux projet urbain s’inscrit dans le cadre du projet économique du Grand Genève appelé le Cercle de l’Innovation», indique le site de la société publique locale (SPL) Terrinnov, bras armé de Pays de Gex Agglo chargé de concrétiser ce projet. Ce « Cercle » est l’un des quatre secteurs structurants retenus par le 2e projet d’agglomération (2012) pour y développer un pôle d’innovation technologique transfrontalier. Problème: alors que le Canton de Genève et la communauté de communes du Pays de Gex devaient travailler main dans la main à la mise en œuvre de ces projets, le premier s’est retiré en 2012, laissant à la seconde le soin de réaliser sa ZAC sur son propre territoire. Du «Cercle de l’innovation», on n’entend d’ailleurs plus beaucoup parler.

La ZAC prévoit un quartier mixte à l’horizon 2030 desservi par la ligne de tramway Nations – Grand-Saconnex qui sera prolongée à l’horizon 2024. Il accueillera, en plus des programmes de logements (2500, soit plus de 6000 nouveaux habitants, dans une commune qui en compte 10 000) et d’équipements publics, une «Cité Internationale des savoirs», pôle de compétences dédié à la formation et au transfert de la connaissance (2500 emplois). L’«espace de loisirs et de culture» (2000 emplois) prendra place sur la zone artisanale de la Poterie, rasée pour l’occasion. Altarea Cogedim avec Wilmotte & Associés et Base paysagistes ont remporté le concours avec un concept de «centre commercial nouvelle génération». Point de locomotive alimentaire ici, mais une programmation culturelle proposée notamment par le Centre Pompidou. Vincent Scattolin, président de la SPL Terrinnov s’enthousiasmait alors: «Je souhaitais que cet équipement, situé en plein centre-ville de Ferney-Voltaire, se tourne vers l’avenir, qu’il offre une expérience shopping augmentée, une destination (...) Cet équipement d’ambition rayonnera à l’échelle régionale, il permettra d’enrichir l’offre commerciale et culturelle, au bénéfice des habitants du Pays de Gex tout en s’inscrivant à l’échelle du Grand Genève.»

Frondeurs

La fronde contre le centre commercial est partie d’un petit groupe d’habitants de Ferney qui ont créé l’association «Poterie Riposte»3. Sans possibilité de référendum de ce côté-ci de la frontière et sans espace de dialogue avec la SPL Terrinnov, l’association a porté le combat sur les terrains juridiques – en déposant des recours – et politiques, par la sensibilisation de la population: stands, manifestations, pétition, site web. Elle a également fait appel à un professionnel genevois de l’urbanisme, Marcellin Barthassat, qui les a incités à ne pas seulement dire «non» mais à s’engager dans une démarche constructive4. Avec Marie-Ange Barthassat et deux autres architectes, Marion Cruz et Mathias Balkenhol, qui ont habité Ferney, ils ont créé le Groupe 4MA. L’entrée en lice de ces experts va permettre à la fois d’élargir le débat, de le porter à l’échelle du Grand Genève et de construire collectivement une alternative au projet de centre commercial.

Changer d’échelle

Si la dynamique transfrontalière du «Cercle de l’innovation» semble s’être étiolée et que la SPL Terrinnov porte seule son projet de ZAC, sa réalisation aura bien un impact sur le fonctionnement de l’ensemble du territoire. C’est le sens de la prise de position de Marion Cruz dans Le Temps: «Pourquoi les Genevois devraient s’intéresser à ce qui se passe à Ferney-Voltaire», comme de la «Lettre ouverte aux élu·es du Grand Genève» parue le 14 mars 2023 dans Le Courrier. Ces interpellations ont trouvé un écho auprès du Forum d’Agglomération: dans une lettre du 17 février 2023 adressée à Antonio Hodgers, conseiller d’État, ses membres relèvent les contradictions entre l’engagement pour une transition écologique du Grand Genève énoncé dans la charte du Grand Genève en transition et la réalisation de telles constructions (les centres commerciaux).

Visant les professionnels de l’urbanisme, Marcellin Barthas­sat, au nom de l’association Poterie Riposte, a interpelé ses confrères participant à la démarche «Vision territoriale transfrontalière 2050»: «Comment les habitants peuvent-ils croire à la sincérité de la gouvernance du Grand Genève, alors que de telles actions engagées par la SPL Terrinnov sont contraires à tous les principes avancés dans le cadre d’une transition écologique? Il est temps de faire comprendre, par nos compétences métier, la nécessité de reconsidérer complétement ce type de projet, et non admettre un «coup parti » impossible à modifier!» En pointant la «sincérité de la gouvernance du Grand Genève», Barthassat euphémise le nœud politique et diplomatique du problème: car le principal porteur du projet de ZAC, Vincent Scattolin, 2e vice-président de Pays de Gex Agglo et président de la SPL Terrinnov, également maire de Divonne-les-Bains, est aussi le 1er vice-président du Pôle métropolitain du Genevois français. Or cette institution est partenaire du Canton de Genève et de la Région de Nyon dans la démarche «Vision transfrontalière 2050». Autrement dit, Scattolin soutient un projet – le centre commercial – manifestement incompatible avec les objectifs zéro carbone de la démarche, dont il est l’un des principaux acteurs. Ce n’est donc sans doute pas du côté du Grand Genève que viendra le salut des opposants.

Opposition constructive

Sous l’impulsion du groupe 4MA, l’association s’engage dans l’élaboration collective d’un contre-projet. Il s’agit de montrer, tant aux élus qu’aux habitants, que des alternatives sont possibles et réalisables. Plusieurs ateliers réunissant une trentaine de personnes font émerger des propositions, qui sont présentées au public fin novembre 2022 en présence d’élus suisses et français ainsi que de la presse. Le contre-modèle qui les sous-tend est fondé sur l’identité de Ferney-Voltaire, son histoire et sa culture, à partir d’une réflexion territoriale élargie sur les paysages, les cours d’eau, les pratiques agricoles5. Spatialement, le projet cherche des coutures avec le centre-ville, le grand paysage, les autres quartiers. Le programme est issu d’une analyse du tissu économique de Ferney: ce n’est plus un centre commercial rayonnant sur la rive droite du Léman, mais une zone d’activités diversifiées proposant des petites surfaces combinables qui entend répondre à des besoins locaux.

«Le groupe 4MA n’a pas seulement élargi notre lutte en lui donnant une envergure du côté suisse, dit rétrospectivement Anne Durand, présidente de l’association Poterie Riposte, il a aussi profondément changé ‹la qualité› de notre résistance. En créant un langage commun entre nous tous dans les réunions d’adhérents. En redonnant le contexte géographique, géologique, historique de notre région et de Ferney en particulier, en établissant d’emblée des contraintes positives qui cadraient les participants. Cette association de ‹connaisseurs› et de ‹transformateurs en herbe› est en soi une réussite pour nous.»

Sabordement?

Difficile d’évaluer l’impact de cette mobilisation et de ces propositions alternatives sur le projet en cours, dans un contexte où la SPL Terrinnov et la Ville de Ferney communiquent peu et n’y ont pas vraiment réagi. Une chose est sûre: la multiplication d’articles dans la presse, les recours devant les tribunaux et d’autres oppositions ailleurs en France sur des programmes similaires, créent un climat défavorable aux opérateurs commerciaux, dont le modèle est déjà en crise. Les nouvelles habitudes de consommation en ligne, encore accélérées par la crise du Covid, le déclin des centres «classiques» (une grosse surface alimentaire et une galerie marchande), la concurrence qu’ils exercent entre eux les obligent à renouveler leurs stratégies.

À Ferney, le dénouement pourrait venir des investisseurs eux-mêmes. En 2023, Altarea Cogedim a dénoncé la promesse de vente qui la liait à la SPL Terrinnov et réclamé les garanties déjà versées6. Faut-il y voir le signe qu’elle pourrait finalement retirer ses billes? Altarea, comme les autres foncières commerciales, a son propre agenda et joue dans la cour internationale. Ce qui ne pourra pas se faire ici se fera à ailleurs, en France ou, de plus en plus, à l’étranger.

Mais le centre commercial pèse lourd dans l’équilibre financier de la ZAC. C’est la crainte des opposants : si Altarea se retire, la SPL cherchera (et trouvera sans doute) un investisseur de la même eau pour réaliser un projet similaire et éviter le naufrage de l’ensemble de l’opération. Dans ce contexte, l’association Poterie Riposte saura-t-elle convaincre de la pertinence de son projet alternatif et de sa viabilité financière? Aura-telle seulement voix au chapitre auprès de la SPL qui n’a pour l’instant pas souhaité entrer en matière?

Le modèle des centres commerciaux a beau être à bout de souffle, il respire encore. Et les territoires en font les frais. Mais dans 20 ans, qui gèrera ces friches en puissance?

Notes

 

1 Voir le dossier «En finir avec les centres commerciaux?», Stéphanie Sonnette, d’architectures n° 282, juillet/août 2020

 

2 Voir «Le pays de Gex, dernier paradis du centre commercial, Un moratoire sur la construction de nouveaux centres a été décrété dans cette région où le nombre de m2 de commerces est 50 % supérieur à la moyenne», Emeline Cazi et Isabelle Rey-Lefebvre, Le Monde, 21 octobre 2020

 

3 Voir l’argumentaire complet des opposants sur poterie-riposte-ferney-voltaire.fr

 

4 Marcellin Barthassat, architecte-urbaniste actif dans le Grand Genève depuis les années 1980 avec le collectif d’architectes bbbm, les bureaux ar-ter puis quatre architecture territoire, n’en est pas à son coup d’essai en matière de contre-projets: Bains des Pâquis au début des années 1990, Musée d’art et d’histoire de Genève en 2014, entre autres.

 

5 Marcellin Barthassat, avec le bureau ar-ter, avait participé en 2009-2010 au PACA Gex Ferney ainsi qu’à l’élaboration du Plan paysage dans le cadre du premier projet d’agglomération (PA1).

 

6 L’affaire a été portée devant le tribunal de commerce. Elle est en cours au moment où nous écrivons ces lignes.

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