Plai­doyer pour l’ex­pé­ri­men­ta­tion

En guise d'introduction au texte de Pier Vittorio Aureli, qui propose une relecture du projet «Potteries Thinkbelt» de Cedric Price

Date de publication
19-08-2015
Revision
22-10-2015

En 1960, le territoire du North Staffordshire entre dans l’ère post-industrielle : c’est alors un paysage de détresse, commun à l’ensemble des régions de la première révolution industrielle, et dont l’activité décroît brutalement au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. La réponse de Cedric Price à cette désolation n’est pas une utopie architecturale mais un renaissance au travers d’un projet éducatif exploitant toutes les ressources technologiques, programmatiques, architecturales mais surtout contextuelles (infrastructures et ­savoir-faire industriels) disponibles pour inverser une situation sociale dramatique. Cette posture conceptuelle, usant des ressources imaginaires du site industriel alors que celles-ci sont déconsidérées, vues comme obsolètes, au même titre d’ailleurs que les hommes qui y travaillent, est, chez Cedric Price, intrinsèquement ambiguë. L’engagement vers une réforme des enjeux de l’architecture présent dans son précédent projet de Fun Palace (1963) – « libéralisant » le plan sur le modèle de l’espace commercial – en tant qu’interprétation pop et décomplexée des formes les plus avancées d’un espace asservi aux usages du capitalisme va être mis en lumière par Price dans un dispositif scénique trouvant sa source dans l’agencement de composants industriels. Il annonce en cela une volonté de faire la synthèse des possibilités de renaissance en tenant compte des contradictions de la modernité. 

La relecture du projet Potteries Thinkbelt que propose Pier Vittorio Aureli à l’aune des enjeux politiques en cours entre espaces et programmes éducatifs européens engage à penser différemment les avant-gardes radicales de l’Europe des années 1960-1970. Son analyse repose la question des hypothèses portées par les radicaux à propos d’un territoire enfin libéré du poids programmatique de l’architecture moderne au profit d’un espace soi-disant sans dogme, mais conditionnant la vie (le concept de life conditioning, selon Price). S’installe alors l’espace libre de la dérégulation propice aux développements à venir d’un libéralisme décomplexé. A cette étape de son analyse du travail de Price, Aureli nous intéresse alors à son tour en tant que théoricien et praticien d’avant-garde, agrégeant dans un dispositif critique une nouvelle lecture formelle du libéralisme souverain précipité dans une eschatologie monstrueuse de l’espace architectural1 : ce qu’il met en critique chez Price revient aussi à délimiter chez lui, dans son propre travail, un face extrêmement sombre d’une architecture prospective et prédictive au sein même de la crise européenne. 

Cette mise en abîme du discours sur Price qui renvoie à un discours sur les démonstrations architecturales de Dogma2, le collectif de Pier Vittorio Aureli, nous interroge sur la matière même du projet d’avant-garde, sa plasticité, révélant en contre-forme un devenir contradictoire de l’esprit contestataire présent à son origine. 

On trouve là une tension typique qui va agiter l’avant-garde au même titre que ses opposants conservateurs (bien installés socialement), créant une tension binaire éreintante. Cette opposition contradictoire portée par la violence d’énonciations critiques symétriques doit être supportée par la société comme expression décomplexée des uns sur les autres. On sera intéressé par les capacités de ces tensions à faire émerger dans la controverse3 d’autres acteurs (alternatives civiles par exemple) comme possibilité de démarquer l’affrontement de ce qu’il a de focalisant. Notre hypothèse est que seule une expérimentation dans des conditions réelles, menée par les porteurs mêmes de ces scénarios conceptuels, que ce soit un Price ou un Aureli, aboutirait à un retour d’expérience critique destructeur de l’aura de la radicalité, faisant émerger d’autres possibles pour la société. 

A ce titre, c’est le rôle que porte la recherche expérimentale (en particulier celle du pôle Recherche de la Cité du design, auteur de la traduction française du texte de Pier Vittorio Aureli à l’occasion de la Biennale internationale de design 2015 de Saint-Etienne), possibilité méthodique de faire émerger les controverses par retour d’expérience, outil d’intégration de la radicalité en un générateur de présence pour tous. Mais au-delà, c’est une possibilité pour la société de mettre en commun des hypothèses, de les valider - ou pas – par l’expérience, là où un Price ou un Aureli avancent dans un espace théorique et critique sans vivant, sans expérimentation possible, au risque d’un travail asservi aux agencements des espaces invivables à venir. 

Olivier Peyricot est designer et directeur du pôle Recherche de la Cité du design de Saint-Etienne.

 

 

Notes

1. Voir le projet A simple heart par Dogma 2002-2009 et voir l’exposition The marriage of reason and squalor, 09/2014 par Pier Vittorio Aureli, Betts project, Londres.
2. www.dogma.name
3. Agir dans un monde incertain : Essai sur la démocratie technique de Michel Callon, Yannick Barthe et Pierre Lascoumes, collection Points, 2014

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