Pe­ter Braun, le bon ma­té­riau au bon en­droit

La paille est un matériau non conventionnel, peu ou pas normé et pour lequel il n’existe pas de méthode de calcul universelle. C’est encore plus vrai lorsqu’il s’agit de paille porteuse. Interaction paille crépi, hygrométrie ou encore résistance au feu, TRACÉS fait le tour de la question avec le spécialiste suisse Peter Braun.

Date de publication
04-12-2023
Alia Bengana
Architecte DPLG, enseignante au laboratoire ALICE de l’EPFL et à l’HEIA-FR

Peter Braun, vous avez réalisé votre première maison en paille structurelle pour votre frère, en collaboration avec l’architecte Werner Schmidt. Qu’est-ce qui vous a motivé dans ce premier projet et surtout comment avez-vous fait pour le dimensionner, alors que vous n’aviez pas de formation préalable?

Au début des années 2000, mon frère voulait construire une petite maison passive dans la région de Disentis, dans les Grisons. Il avait entendu parler d’un architecte local plutôt excentrique, Werner Schmidt, fraîchement revenu du Nouveau-Mexique où il s’était spécialisé dans la construction en bottes de paille porteuse. Mon frère souhaitait s’engager dans l’aventure et il m’a demandé de l’accompagner. Dès notre première rencontre avec Werner, il était évident que nous formerions une équipe complémentaire. J’avais accumulé de l’expérience en tant qu’aide charpentier lors de mes études de génie rural, tandis que Werner avait travaillé comme maçon puis chef de chantier avant de devenir architecte. Mon domaine d’expertise résidait principalement dans la rénovation de bâtiments anciens, et j’avais particulièrement étudié le moellon, une pierre de taille qui ne se conforme pas facilement aux calculs standardisés. Passer à un matériau non conventionnel comme la paille ne me faisait donc pas peur. J’ai puisé dans la littérature existante, notamment américaine1, française et allemande, pour me former et élaborer mes modèles statiques.

Il n’y a pas de méthode de calcul universelle pour la construction en botte de paille, comment fait-on pour comprendre les propriétés structurelles de ce matériau?

Comme tout matériau de construction, la botte de paille possède des caractéristiques techniques mesurables. Il est possible d’établir des modèles mathématiques pour prédire son comportement. À l’époque, les logiciels disponibles ne prenaient pas en compte des matériaux aussi élastiques, j’ai donc dû développer mes propres outils. En utilisant le modèle que j’ai développé, nous avons observé que la paille et le crépi agissent ensemble comme une sorte de panneau sandwich, avec un noyau flexible. Très simplement, on peut dire que le crépi supporte les charges verticales, tandis que la paille maintient le crépi en place. De nombreux murs d’essais ont été construits et testés dans le monde. Lorsque les résultats de ces essais étaient suffisamment documentés, j’ai vérifié s’ils concordaient avec mon modèle, ce qui s’est avéré être le cas. Par la suite, une part empirique s’est affinée au fil des chantiers2.

Quel est le rôle des enduits intérieurs et extérieurs sur les bottes de paille?

Le crépi a deux fonctions: supporter le poids du bâtiment, d’une part, et protéger la paille, de l’autre. Si on applique une couche théorique d’au moins 3 cm de crépi sur les bottes, le crépi final aura entre 4 et 5 cm d’épaisseur moyenne étant donné que la surface de la paille n’est pas plane. En admettant que le crépi se comporte comme un mortier de faible résistance, on aura une surface active d’environ 0.09 m2 par mètre de mur. Si on considère la paille comme unique élément porteur, la maison à Disentis devrait se tasser chaque hiver d’environ 10 cm sous le poids de la neige. Étant donné qu’elle ne se déforme pas et que le crépi est le seul matériau non déformable du mur, il faut admettre que c’est le crépi qui reprend ces charges. Pendant les deux dernières décennies, Disentis a été le témoin de rudes hivers. La couverture de neige atteignait souvent des proportions impressionnantes, s’élevant à environ 75 % de la hauteur normalement attendue. Les calculs démontrent que le crépi supportait à peine 10 % de sa capacité portante. Cette utilisation limitée de la capacité de charge a, jusqu’à ce jour, préservé ces murs de toute fissure.

La deuxième fonction du crépi est de protéger le bâtiment contre la pluie, les rongeurs et le feu. En conséquence, il est tentant d’utiliser des crépis très résistants. Cependant, en augmentant la solidité du crépi, on compromet sa capacité à respirer. Par conséquent, il est essentiel de trouver un équilibre entre un crépi suffisamment solide pour soutenir et protéger la structure, mais qui permet aussi à la paille de respirer. Les crépis à base de chaux aérienne avec un faible ajout de ciment, les crépis mixtes associant chaux aérienne et chaux hydraulique, ainsi que les crépis en terre crue se sont révélés adaptés à de telles applications pour les murs en paille.

Pour chacun des bâtiments que vous avez dimensionnés en paille (porteuse), avez-vous exigé des mock-up et des tests en laboratoire, comme des essais de flambement, résistance au feu, etc.?

On peut dire que la maison à Disentis était un prototype à l’échelle 1:1 – et c’est le seul mock-up dont j’ai eu besoin après le développement de mon outil de calcul. Pour ce projet, étant donné l’incertitude quant au comportement du bâtiment, le modèle statique était double. Il y avait une version avec une structure en paille porteuse et une autre avec une ossature en bois. Les deux options étaient conçues de manière à permettre une transformation facile de la structure en paille porteuse en une ossature en bois à tout moment, avec des modifications minimales et sans altérer l’apparence du bâtiment.

Quelle est la limite de charge que l’on peut supporter avec un mur en bottes de paille?

Celle-ci est déterminée par la capacité portante du crépi, et par le flambage de l’élément composite paille-crépi. Tant que le flambement n’est pas atteint, le mur reste droit et le crépi peut assumer sa fonction porteuse.

Nous avons développé et simplifié une méthode discrète se basant sur un treillis de bois avec des bielles élastiques pour se rapprocher du comportement des murs en paille porteuse. Selon ces modèles, on constate que des murs non crépis de 3 m de haut et 80 cm de large commencent à flamber aux alentours de 6 t/m3. Les murs de 45 cm de large à environ 1.5 t/m. Ces valeurs correspondent aux essais qui ont été effectués sur la paille à différents endroits du monde. L’extension de ce modèle en considérant le crépi donne environ 5 t/m pour les murs de 50 cm de large crépis des deux côtés. Ce modèle est actuellement vérifié par des essais à petite échelle, mais pas encore suffisamment sur des maquettes à grande échelle. Nous travaillons avec l’association Nebraska en France et la Haute école d’ingénierie et d’architecture de Fribourg (HEIA-FR) pour concrétiser ces tests.

Et qu’en est-il du flambement?

Il s’avère que le flambement est fortement déterminé par l’élasticité de la paille. Celle-ci influence aussi la réduction de hauteur d’un mur lors de la mise en charge. On a donc une possibilité de vérifier sur place tous les murs quant à ce paramètre. Si le tassement des murs est moins important que ce qui avait été calculé, la paille est plus rigide que supposé, et on peut dire que la limite de flambement est supérieure aux valeurs calculées. Jusqu’à présent nous avons toujours eu une paille qui était moins élastique que prévu, autrement dit nous utilisons des valeurs conservatrices dans les calculs.

À chacun de vos projets, vous engagez votre responsabilité sur une technique non conventionnelle. Avez-vous déjà eu de gros problèmes structurels ou autres sur un bâtiment en paille porteuse?

J’ai participé à la construction d’une dizaine de bâtiments en paille porteuse, et un peu plus avec de la paille en remplissage (sans fonction structurelle). Avec le recul, je me rends compte que nous n’avons rencontré que des problèmes solutionnables. Pour les bâtiments en paille porteuse, les plans étaient simples avec des détails assez standards. Les chantiers qui se sont le mieux déroulés étaient ceux menés par des architectes constructeurs qui s’impliquaient dans le chantier, comme avec le collectif CArPe par exemple. La connaissance de la matière, et du chantier, leur permettait de dessiner des détails réalisables, en cohérence avec les propriétés de la matière.

Une des grandes difficultés de ce matériau, en plus de son élasticité, réside dans le fait qu’il ne doit en aucun cas prendre l’eau. Cela demande un contrôle rigoureux pendant toutes les étapes du chantier, pour s’assurer de ne pas mettre en œuvre des bottes qui auraient un taux d’humidité trop important (la teneur en eau doit être inférieure à 20 %). Si l’eau s’infiltre pendant le chantier, ou alors par les jonctions des canalisations, c’est la porte ouverte aux problèmes…

Au niveau de la conception, il faut pour chaque détail éviter de construire des «baignoires», c’est-à-dire des endroits où l’eau ne peut pas s’écouler. Même avec beaucoup de soins apportés aux détails d’un projet, on trouve toujours de petites erreurs de conception qui mèneraient l’eau à s’écouler vers l’intérieur et non vers l’extérieur du bâtiment. Comme les plans sont en deux dimensions, et la réalité en trois, ces endroits ne sont souvent visibles qu’au moment de la construction. Avec une équipe d’ouvriers qui sont conscients du sujet, ces problèmes se résolvent naturellement pendant le chantier.

Pour revenir sur ce point, en plus de l’eau et des moisissures qui pourraient apparaître, deux inquiétudes reviennent généralement en ce qui concerne l’utilisation des bottes de paille, en isolation ou porteuse : la résistance au feu, ainsi que le développement d’insectes ou de nids à rongeurs. Comment rassurez-vous les maîtres d‘ouvrage sur ces points ?

Pour l’eau, il s’agit principalement d’une question de conception. Il est essentiel d’éviter d’installer des réseaux de plomberie à l’intérieur des murs, tout en prenant des mesures pour protéger et contrôler les bottes de paille pendant la phase de construction. Comme pour la terre crue, l’adage «bonnes bottes et bon chapeau» est de mise pour la conception d’une maison en paille. Quant aux préoccupations liées aux insectes et aux rongeurs, il est important de noter que la paille ne constitue pas un aliment très attrayant pour eux. Si la paille est correctement séchée et enfermée dans un double crépi, la majeure partie des petits insectes tels que les charançons meurent naturellement au bout d’une année, sans possibilité de prolifération dans l’obscurité. La paille n’est vulnérable aux champignons que lorsqu’elle est mouillée. Afin de la garder au sec, la transmission de vapeur depuis l’intérieur vers l’extérieur doit être garantie par des crépis adéquats.

En ce qui concerne les incendies, il convient de dissiper le mythe entourant la paille. En vrac, la paille demeure un matériau inflammable, ce qui exige une grande prudence pendant le chantier. Cependant, une botte de paille prend feu principalement en surface et se consume lentement vers l’intérieur en raison de sa compression et donc du manque d’air. Une fois qu’elle est enfermée dans un double crépi ignifuge composé de chaux ou de terre, le risque d’incendie n’est pas plus élevé que pour d’autres matériaux de construction, tels que l’ossature en bois, par exemple.

Pouvez-vous nous parler des autres freins en Suisse, notamment l’absence de normes?

En effet, il n’existe pas de normes SIA concernant l’utilisation de la paille comme isolant, et encore moins comme matériau structurel. En Suisse, la réglementation est plutôt souple, laissant la responsabilité à l’ingénieur qui choisit d’utiliser ce matériau s’il se sent motivé et compétent. Toutefois, des défis subsistent, notamment en ce qui concerne la conception des détails architecturaux. Les architectes suisses sont traditionnellement formés pour une précision rigoureuse dans les détails, ce qui peut être difficile à atteindre avec la paille. Il est nécessaire d’accepter les contraintes inhérentes à ce matériau et de se contenter de solutions plus simples. Il est cependant encourageant de constater qu’une nouvelle génération d’architectes qui sollicitent notre bureau commence à s’affranchir de ce dictat du détail «à la suisse».

Chez nos voisins français, le Réseau français de la construction en paille (RFCP) aspire à élargir les normes professionnelles pour inclure la paille en tant que matériau porteur. Nous sommes actuellement en contact avec eux afin de mener des tests visant à établir un modèle plus précis et à repousser les limites des charges pouvant être supportées par la paille. Contrairement à la Suisse, où les ingénieurs sont pleinement responsables de la solidité de leurs constructions, la situation est différente en France, où des procédures agréées par l’État sont obligatoires. Nos collègues français nous envient quelque peu cette liberté dont nous jouissons en Suisse.

Le coût est-il aussi un frein?

La construction en paille nécessite environ 75 % de main-d’œuvre et seulement 25 % de matériau, ce qui entraîne en effet une augmentation générale des coûts de construction d’une maison ou d’un petit bâtiment d’environ 15 à 25 % par rapport à un chantier conventionnel. Il est donc plus aisé d’introduire ce matériau dans des chantiers participatifs.

Enfin, il y a le problème de la méconnaissance des matériaux non industriels, que ce soit dans les écoles d’ingénieurs, d’architecture ou les hautes écoles spécialisées. Les professionnels doivent souvent acquérir cette connaissance par eux-mêmes, en participant à des chantiers participatifs ou en suivant des formations, comme cela a été le cas pour Gil Bustarret, ingénieur membre de l’association Nebraska et qui travaille parallèlement au sein de mon bureau.

Vous partez bientôt à la retraite, et vous êtes l’un des seuls ingénieurs en Suisse qui accepte de dimensionner des bâtiments en paille porteuse ou même en terre structurelle. Avez-vous le sentiment d’avoir formé une relève?

Aujourd’hui, il y a Gil Bustarret et l’équipe de Normal Office, à qui je transmets tout mon savoir sur le bâti ancien et les matériaux non normés, ou peu connus. Ensuite, il y a tous les ingénieurs et architectes-constructeurs avec lesquels j’ai eu la chance de collaborer.

Vous savez, lorsque j’ai commencé ma carrière d’ingénieur dans les années 1980, s’intéresser au bois était déjà considéré comme quelque chose d’atypique. Ce qui me préoccupe aujourd’hui, c’est l’hyperspécialisation qui s’est développée, avec des ingénieurs qui ne travaillent qu’avec le béton, d’autres uniquement avec le bois, et ainsi de suite.

Pour faire face aux défis environnementaux et sociétaux qui nous attendent, je suis convaincu qu’il faut une nouvelle génération d’ingénieurs qui ne soit pas excessivement spécialisée, mais très curieuse, capable de considérer un bâtiment dans sa globalité, avec la volonté d’explorer et de combiner plusieurs matériaux en suivant le principe du «bon matériau au bon endroit». Dans ce contexte, l’étude du bâti ancien s’avère être une excellente école. J’espère avoir sensibilisé les architectes et ingénieurs avec lesquels j’ai eu le privilège de collaborer au cours de ma carrière à cette philosophie.

Notes

 

1 2021 California Code, Health and Safety Code – HSC, Division 13 – Housing, Part 2.5 – State Building Standards, Chapter 4.5 – Guidelines for Straw-Bale Structure

 

2 Sara Jalali, Mark Aschheim, Martin Hammer, Kevin Donahue, «Seismic Design Factors and Allowable Shears for Strawbale Wall Assemblies», Department of Civil Engineering Santa Clara University, 2013

 

3 La capacité portante des murs en bottes de paille se calcule en tonnes par mètre et non en MPa et ceci parce qu’on ne peut pas parler de contrainte. La capacité portante dépend en effet de la configuration géométrique du mur, ce qui n’est pas le cas du béton ou du pisé par exemple.

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