Na­tures non stan­dard

L’enjeu de nouveaux outils computationnels ne réside pas tellement dans l’usage qu’on en fait mais plutôt dans la possibilité de s’en extraire, d’en faire abstraction, pour en comprendre la logique.

Date de publication
11-12-2013
Revision
12-10-2015

«Aujourd’hui, même la construction d’un parking de voitures implique plus de technologies numériques que celles dont disposait FoG, l’agence de Frank Gehry, pour concevoir le musée Guggenheim à Bilbao au début des années 1990. et pourtant, rares sont les parkings qui méritent d’être admirés comme des exemples de conception numérique intelligente. en fait, pour qu’un bâtiment de l’ère numérique soit significatif, il ne doit pas seulement être construit avec des outils numériques; il faut qu’il soit impossible à concevoir ou à construire sans eux.»
Ce qui est particulièrement intéressant dans ce premier paragraphe de l’introduction de Mario Carpo à son anthologie The Digital Turn in Architecture 1992-20121, c’est surtout la dernière phrase: «Il faut qu’il soit impossible à concevoir ou à construire sans eux.»
Les outils de construction numériques ne sont pas employés dans le vide. Ils font a contrario partie d’un ensemble complexe et hétérogène qu’on pourrait appeler, pour faire vite, le Zeitgeist. Chaque famille d’outils correspond nécessairement à l’esprit d’une époque qu’elle contribue à rendre distincte des précédentes et des futures. Carpo écrit que l’utilisation des outils n’est pas toujours nécessaire car «les concepteurs éveillés comprennent comment ceux-ci marchent et cela leur donne des idées entièrement nouvelles».
Une construction numérique est ainsi une construction qui prend en compte dans son processus de conception l’élément computationnel et la culture numérique, c’est- à-dire la manière de calculer et d’opérer des systèmes de traitement informatique dans la société, sans pour autant avoir recours à un ordinateur. Ce n’est pas tant l’utilisation des outils eux-mêmes qui apporte le caractère numérique intelligent que recherche Carpo, mais la prise en compte des opérations de ces outils. La question n’est pas: est-ce possible de bâtir cela (le bâtiment numérique intelligent) sans ceci (l’outil numérique)? La question est surtout: Peut-on penser le bâtiment (contemporain) selon les modes opératoires des outils (contemporains) pour que cela réponde aux données et problématiques (contemporaines) du monde qui nous entoure? La différence de l’approche n’apparaît peut-être pas tout de suite, mais elle est de taille. C’est l’écart entre une perception de la technique constamment en besoin de mises à jour compulsives et la pratique de la culture contemporaine (numérique ou computationnelle) en tant que monde complexe nouveau2 et en partie inconnu à l’intérieur duquel il faut continuer à construire.
Concrètement, les premiers véritables efforts pour comprendre le monde de l’ordinateur à travers l’ordinateur se passent de son usage direct. Plus précisément et comme le relate Greg Lynn3, les premiers architectes essayèrent au début des années 1990, les nouvelles formes et opérations que l’ordinateur rend manifestes et s’en inspirèrent pour avoir des idées nouvelles tout en manipulant notamment des photocopieurs Xerox et des télécopieurs et en collaborant à distance via Fedex4 avec des ingénieurs informatiques universitaires. Les exemples les plus connus de ce type d’expérimentation pionnière sont le Biozentrum de Peter Eisenmann et la Lewis residence de Gehry5.
Selon les témoignages rassemblés par Lynn6, les architectes impriment et agrandissent leurs dessins et tracés faits à la main, les superposent par couches, les empilent, les juxtaposent, les coupent et les collent. En travaillant avec des calques, des collages et des transparences, ils développent avant l’heure une pratique très proche de l’espace de travail de Photoshop puisque le logiciel en question, sorti en 1990, n’intègrera une première version basique des fameux calques qu’en 1994 (Photoshop 3.0)7.

Ordinateur et art

Une histoire parallèle se déroule du côté des artistes «informatiques» des années 1960. Ce sont souvent des ingénieurs et des mathématiciens, des physiciens ou des météorologistes. Ils n’ont accès à l’ordinateur que très rarement, puisque ceux-ci occupent encore des salles entières dans des laboratoires de recherche, des compagnies d’assurance ou des campus universitaires. La relation entre ces artistes et l’ordinateur a donc plutôt lieu à distance et demeure pendant longtemps essentiellement mentale. Elle se développe au niveau des opérations de la computation et de l’interface graphique utilisateur (discrétisation des formes, dessin filaire, rotation, etc.) plus qu’à celui de son utilisation directe. Comme le remarquait l’artiste allemand Kurd alsleben dans son livre Aesthetische Redundanz (redondance esthétique) en 1962, «beaucoup de temps s’écoulera certainement avant que les artistes ne puissent avoir l’occasion d’utiliser un équipement électronique»8. Six ans plus tard, l’ingénieur et artiste a. Michael Noll publiait son essai The Digital Computer as a Creative Medium, qui commençait ainsi: «en créant l’ordinateur, on n’a pas créé un outil inanimé mais un partenaire intellectuel, actif et créatif qui pourra produire des expériences inédites et des formes nouvelles»9. En 1970, le théoricien de l’art Jack Burnham organise l’exposition Software, Information Technology: Its New Meaning for Art au Jewish Museum10. Dans le contexte de l’art conceptuel, Burnham va conceptualiser la fonction logicielle des ordinateurs pour se concentrer sur leurs effets sur la culture. Il voit le software comme un modèle pour la pratique artistique dont un des rôles nouveaux serait de rendre sensible le processus computationnel.
Ce qui importait à Burnham, «c’était le défi de la découverte de la mémoire du programme, de sa capacité interactive, de ses fonctions logiques». Il visait à «conceptualiser le modèle abstrait du programme dans son ensemble» et cherchait à identifier comment «le dialogue qui se développait entre les participants – le programme de l’ordinateur et le sujet humain – pourrait faire en sorte que tous les deux se déplacent par rapport à leur état initial».11 

Ordinateur et architecture

L’expérimentation architecturale avait également une place dans cette exposition historique à travers SEEK (image), une installation de l’architecture Machine Group de Nicolas Negroponte. Il s’agissait d’une installation robotique contrôlée par ordinateur. dans une grande boîte de plexiglas posée sur quatre pieds à l’instar d’une maquette architecturale, les spectateurs pouvaient voir des gerbilles du désert mongolien s’agiter entre des tas de petits blocs cubiques qui s’entassaient en hauteur comme autant de gratte-ciel et d’immeubles. Les mouvements des rongeurs qui faisaient souvent tomber les blocs étaient pris en compte par l’ordinateur qui réarrangeait sans cesse les empilements des boîtes tout en essayant de lire les motifs de la circulation animale dans l’espace de l’installation dont la seconde appellation était Blocksworld. L’ordinateur devait appréhender l’environnement physique et computer sa propre adaptation de façon à influencer et à prévoir le comportement des animaux à travers l’étude des l’animal dans une version réduite et simplifiée de ce que peut être une ville. Pour avoir été au cœur des principes computationnels du 20e siècle, SEEK ne relève qu’indirectement des enjeux actuels.

archilab 2013

A l’aune du 21e siècle, l’animal, le végétal et le computationnel ne sont plus traités comme des entités séparées. Ces trois éléments peuvent désormais coexister et collaborer en symbiose à l’intérieur d’une complexité autrement plus dense.
Grâce aux possibilités ouvertes par l’analyse non standard ainsi que par les théories de la morphogénèse13, c’est aujourd’hui l’usage des protocoles évolutifs qui prime sur la fixation des formes, tandis que la question de la représentation se déplace vers celle de la simulation des processus biologiques moléculaires et des principes physico-chimiques. C’est une approche du vivant autrement plus essentielle et approfondie que la dynamique comportementale de Blocksworld. Toutes deux se basent cependant sur une opération computationnelle cruciale: comme l’énonçait allan Kay14 en 1989, «les outils générés par l’écriture computationnelle sont des processus qui simulent et décident tandis que les outils générés par l’écriture de l’imprimé sont des rhétoriques qui démontrent et convainquent».
Pour la construction au 21e siècle, archiLab 201315 expose la défaite du modèle computationnel cybernétique face au modèle computationnel morphogénétique. D’une salle à l’autre, il devient clair que la question n’est plus le contrôle du système mais l’évolutivité du singulier et de l’aléatoire. Le but recherché est la simulation des processus de la vie et non plus de l’ordinateur, le débordement plutôt que la norme, le processus formateur plutôt que la forme fixe.
Les robots volants de Flight Assembled Architecture (image) sont comme les petits enfants ultra-doués des bras lents de l’ordinateur de Blocksworld. Ici, les blocs de polystyrène sont directement contrôlés par les robots qui computent eux-mêmes leurs propres trajets. Simulant le savoir-faire des étourneaux, ils ont bâti ensemble une tour haute de six mètres.
A l’encontre de l’installation de Blocksworld, le bâtiment des architectes Gramazio & Kohler et de l’ingénieur Raffaello d’Andrea16 s’érige sans se démolir et, contrairement aux rongeurs, les robots ne se disputent pas. Reste à voir comment les quelque 30'000 habitants à venir de ce «village vertical» de 600 mètres de hauteur s’approprieront le fruit de cette orchestration algorithmique épatante17.

 

Notes

1. Mario Carpo (éditeur), The Digital Turn in Architecture 1992-2012, Royaume-Uni, John Wiley & Sons Ltd, 2013, p. 8

 


2. Sur le monde nouveau et sa complexité, lire Frédéric Migayrou, «Pour une architecture générative», Tracés 23-24/2013.

 


3. Cf. Greg Lynn (éditeur), L’Archéologie du numérique, catalogue de l’exposition éponyme du Centre Canadien d’Architecture, Montréal, CCA et Sternberg Press, 2013.

 


4. On ne soulignera jamais assez le rôle décisif des systèmes postaux dans le monde contemporain.

 


5. Cf. M. Aktypi, «Archéologie du numérique – Prospective de l’architecture», in Tracés n° 13-14/2013

 

6. G. Lynn, op. cit.

 


7. AutoCAD Architectural Desktop 1 est commercialisé en octobre 1998.

 


8. Cité in Margit Rosen (éditeur), «Editorial», in A Little-Known story about a Movement, a Magazine, and the computer’s Arrival in Art: New Tendencies and Bit International, 1961-1973, ZKM/MIT Press, 2011, p. 9, (TdA).

 


9. L’essai a été publié dans la revue historique bit international 2, Zagreb, 1968 (TdA).

 


10. Parmi les artistes participants se trouvaient: Vito Acconci, Architecture Machine Group du M.I.T., John Baldessari, Robert Barry, Douglas Huebler, Joseph Kosuth, Nam June Paik, Laurence Weiner. Le modèle spatial de l’exposition reprenait une lecture par Burnham du Grand Verre de Marcel Duchamp et s’étalait sur trois étages. 

 


11. Les citations proviennent de Edward A. Shanken, «The House that Jack built: Jack Burnham’s Concept of ‹ Software › as metaphor for Art », in Roy Ascott (éditeur), Reframing consciousness – Art, Mind and Technology, p. 157 (TdA).

 


12. Cf. Annick Lesne,«L’architecture du vivant», Tracés 23-24/2013

 


13. Cf. F. Migayrou, op. cit., p.10

 


14. Allan Kay est un informaticien américain qui dans les années 1970 développa le langage Smalltalk ainsi que l’interface graphique utilisateur qui est toujours au cœur de nos ordinateurs personnels.

 


15. Marie-Ange Brayer et Frédéric Migayrou, fondateurs de ce laboratoire international d’architecture, signent cette année l’exposition Naturaliser l’architecture, présentant «les projets de 40 architectes, designers et artistes à travers des environnements interactifs, des installations, des pavillons, spécialement conçus pour l’exposition».

 


16. D’Andrea est Professeur en ingénierie des systèmes dynamiques automatisés au Swiss Federal Institute of Techology (ETH, Zurich).

 


17. Le Frac Centre s’est associé à cette recherche en 2011. Le village sera implanté dans une région rurale de la Meuse en France. Voir aussi, A. Lesne, «L’architecture du vivant», Tracés 23-24/2013 

 

 

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