Mi­rage

Projetée en 2006 par Norman Foster, la ville ­nouvelle de Masdar (UAE), dédiée à l’innovation, et aux cleantech en particulier, affiche toujours l’ambition d’être la première «ville zéro émission». Située dans une région désertique entre la périphérie d’Abu Dhabi et son aéroport, la ville a été conçue pour accueillir 50 000 habitants. Elle n’en compte pas 2000 quand Étienne Malapert la visite, quinze ans plus tard. Les images qu’il publie aujourd’hui forment le récit d’un mirage écologique.

Date de publication
24-01-2022

Vue générale. Le point de vue est surplombant. On distingue des barrières métalliques de chantier, disposées en carré. L’une des faces de cette structure est incomplète, créant un accès au périmètre ainsi défini. À l’extérieur du quadrilatère, du sable; à l’intérieur, du sable. Allégorie de l’absurde, cette photographie est certainement un pivot de la série photographique The City of Possibilities, puissant projet réalisé par Étienne Malapert en 2015 et qu’il publie aujourd’hui sous forme de livre. Nous nous trouvons à Masdar, ville construite ex nihilo au milieu d’un nulle part brûlant et désertique, aux Émirats arabes unis.

Masdar est une entreprise cyclopéenne (50 000 personnes y sont attendues à terme) dont la description est affriolante: durable, autonome, renouvelable, etc. On se prête à rêver qu’une telle ville fonctionne, sorte de projet pilote pour nous aider à mieux faire face aux crises environnementales à venir. Mais on ne sait pas trop quand elle sera terminée. À plusieurs reprises, délais et ambitions ont dû être revus. Les gens n’y viennent pas assez. L’utopie résiste mal à l’épreuve du réel.

Plan moyen. Un homme couché sur le sol à l’ombre de végétaux se repose, le visage couvert par une étoffe blanche. Cette image d’une grande délicatesse contraste avec la puissance plastique, presque brutale, des photographies d’architecture. Il y a comme un hiatus entre la chair et les pierres. Le vêtement de cet homme nous indique qu’il construit ou qu’il entretient. Qu’il ne jouit certainement pas de la ville en tant qu’usager. Plusieurs photographies montrant des ouvriers donnent une tonalité particulière au travail de Malapert : on imagine ces hommes rentrant le soir, loin de cette forteresse idéale, dans leurs habitations certainement assez précaires, qui ne jouissent ni de panneaux solaires ni de ventilation naturelle ou de transports futuristes… Ces images à caractère humain, social, viennent colorer les autres, celles qui ne montrent que l’architecture. La ville idéale, quoique rutilante, s’effrite symboliquement et prend des allures de radeau de pacotille car on comprend qu’elle n’est pas faite pour accueillir tout le monde.

Cela dit, la cité que nous montre Étienne Malapert devient parfois sublime, presque angoissante, comme dans cette image où on la voit traversée par une tempête de sable, et qui nous fait penser à des dystopies post-apocalyptiques, genre Mad Max ou Blade Runner. Masdar semble d’ailleurs désertée. La plupart des vues d’architecture, fragmentaires, créent un sentiment de claustration: on comprend ainsi que cette ville, bâtie dans une fournaise aride, ne peut être tournée que vers elle-même, comme un cocon-prison.

Nouvelle image. Au premier plan, en intérieur, du mobilier design, futuriste. Derrière la baie vitrée, on distingue en contrebas un immense parking couvert. Au loin, déformé par la chaleur, un des immeubles de Masdar semble flotter au-dessus du sable, tel un mirage. Entre l’image que l’on souhaite fabriquer (la ville idéale, meublée comme dans un catalogue SF), la cruauté du réel (on s’y rend en bagnole avec du bon vieux pétrole) et le fantasme analytique (cette ville idéale ne peut être qu’un mirage), cette photographie résume l’ambivalence de Masdar, magnifiquement rendue dans la série photographique: cette ville, quoique fascinante et magnétique, laisse apparaître trop de leurres pour que l’on puisse sincèrement se laisser caresser par la lumière utopique qui semble en jaillir.

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