Mes vacances à la Défense
Ici est ailleurs
Eugène suit son guide à la Défense.
Ça commence comme une plaisanterie au rayon voyage de ma librairie. Les guides Cartoville viennent de consacrer un ouvrage au quartier de la Défense, à Paris. Diable : les territoires de Puteaux, Courbevoie et Nanterre élevés au même rang que les fastes d’Istanbul, la vieille ville de Florence ou la mégapole de Rio de Janeiro. Mais après tout pourquoi pas : on parle tout de même du plus grand quartier d’affaires d’Europe, hérissé de 71 tours. Un TGV et un métro plus tard, me voici sur place. Les trois millions de mètres carrés de bureaux m’en jettent plein les mirettes. Des tours totem (comme celle de Pei), des gratte-ciel historiques (la tour Initiale dessinée par Jean de Mailly avec une façade de verre conçue par Jean Prouvé), un monolithe noir digne de 2001 l’Odyssée de l’espace
Je n’avais plus traîné mes baskets par ici depuis mon voyage du bac. Avec la classe, on était tous montés sur le toit de l’Arche.
13h : des milliers d’employés sortent des buildings et galopent vers leur bistrot préféré. Je m’approche de la tour OPUS 12 pour demander où se trouve un resto repéré dans mon guide. Attroupement immédiat. Personne n’a entendu parler de mon Cartoville.
Il faut être cinglé pour passer une semaine de vacances ici ! ,rigole une jeune femme en tailleur anthracite.
En tout cas, me recommande un de ses collègues, ne venez jamais ici en week-end. C’est mort.
Oui, même si La Défense a été classé en zone touristique en 2009 et que les magasins sont ouverts le dimanche, c’est quand même plus animé en semaine.
Finalement, je m’installe à une table du Jardin Suspendu, dont le buffet requinquerait n’importe quel employé fraîchement viré à cause de la crise. Les cubes miroitant du cours Michelet jettent leurs éclats sur les nappes.
Je reprends mon chemin, passant devant la Cheminée Moretti habillée de 700 tubes en fibre de verre colorée, la Dame Lune du sculpteur Julio Silva ou Le Collose aux bras coupés de l’artiste Mitoraj. Soixante sculptures peuplent l’Esplanade, les cours intérieures et les parcs du quartier. Ici, tout n’est que surface en miroir, art et grand spectacle. Quatre gendarmes ont même immobilisé leur véhicule de patrouille et se photographient en souriant. L’indigence existe bel et bien : mais elle se terre sous la dalle de 30 hectares. Là, planqués dans les 66 parkings et les kilomètres de tunnels et d’allées, les SDF savent se rendre invisibles.
Avec stupéfaction, je découvre l’existence d’un lieu de prière : la maison d’église Notre Dame de Pentecôte, voulue par le diocèse de Nanterre. N’imaginez pas un clocher pointu et des chaises de paille. Dans les beaux espaces dessinés par Franck Hammoutène en 2001, Francis Lapierre, diacre permanent, m’explique que parmi les 180 000 personnes travaillant à La Défense, 1 % fréquente l’église, à la pause de midi. « Nous organisons des lectures autour du placement éthique ; nous avons des équipes financières qui réfléchissent sur le fait que leur vie est organisée autour de la gestion d’argent qui ne leur appartient pas. Mais je vous rassure tout de suite : après la crise de 2008, aucun trader n’a encore traversé la dalle à genoux pour entrer chez nous ! Par contre, le 11 septembre 2011, l’église était comble. »
Je m’engouffre dans le Quatre Temps, l’un des plus grands centres commerciaux de France. Dans le hall central, perdu au milieu des escalators, des ascenseurs et des panneaux de solde, Erik Truffaz attaque The Dawn. Entre deux morceaux, le musicien suisse raconte qu’il est « très attaché au quartier, puisque en 1993 notre groupe a reçu le Prix Spécial du Jury au Concours National de jazz de la Défense ».
Le soleil roule sur le CNIT et le soir tombe. Contrairement aux 23 000 touristes qui visitent quotidiennement La Défense en deux heures, je décide de passer la nuit ici. Je prends une chambre (chère) à l’Ibis du coin. Du coup, je me sens solidaire avec les « derniers Mohicans » : les 15 000 habitants qui dorment encore sur la Dalle, dernier reliquat du plan d’aménagement des années 70. Les 231 mètres de la tour First se plantent dans la lune. Les lumières des étages encore allumés mangent la lueur des étoiles. A minuit, les jeux d’ombres prennent possession de la forêt de béton, d’acier et de verre.
Le lendemain, un spectacle enivrant m’attend. Dès l’aube, les porteurs d’attaché-case sortent par grappes compactes du RER, du métro, du tram, des bus et des limousines, pour marcher comme des automates jusqu’à leur tour. Tout un peuple qui aura disparu à 18h.