Lu­cien Kroll, ar­chi­tecte in­cré­men­tal

Lucien Kroll résume sa pratique architecturale participative : l’incrémentalisme

Date de publication
02-04-2013
Revision
23-10-2015

L'entretien réalisé par Laurence Castany est une belle occasion de laisser parler celui qui prefère en général laisser les autres parler. Donner la parole est un des principes de la démarche constructive de Lucien Kroll : la discussion est souvent l’acte inaugural de ses projets. Le principe de consultation trouve ainsi tout son sens : celui de déterminer en dernière instance ce qui va être construit. Qu’il s’agisse de la Faculté de médecine à Bruxelles ou de logements sociaux à Dordrecht, il a su montrer très tôt que l’architecture et l’urbanisme peuvent faire l’objet d’un travail en profondeur avec les habitants et les usagers. Les projets émanant d’un véritable débat public confèrent à l’acte de bâtir cette qualité souvent idéalisée mais rarement constatée sur le terrain : celle de se faire démocratiquement.
Si Lucien Kroll n’a pas la place qu’il mérite au panthéon des architectes, c’est qu’il a voulu, par sa pratique, leur ôter une partie des pleins pouvoirs dont ils jouissent. Il s’amuse à se définir comme anarchitecte. Au-delà du jeu de mot, l’anarchitecte est littéralement celui qui renonce au pouvoir souverain de décider seul pour la vie de tous. Et ce n’est pas tout.
Ayant fait de l’écologie l’une de ses préoccupations majeures, l’architecte belge démasque par sa pratique l’imposture du discours actuel sur le développement durable. Au regard de ce qu’il a entrepris dans les années 1970 et 1980 en matière d’économie de ressources et de réemploi, les efforts actuels pour réduire les consommations d’énergie passent pour des singeries d’apprentis alchimistes.
Au développement durable schizophrène (consommer moins pour consommer plus), Lucien Kroll oppose sa perception élargie de l’écologie. Une conception qui inclut tout à la fois le souci de l’environnement, le bien-être social et psychologique, l’épanouissement démocratique et la vie pleinement vécue. Entre l’architecte gesticulateur qui signe sa vision des choses et l’anarchitecte qui crée des dispositifs d’échange d’où va pouvoir émerger le bâti, l’écart est grand.
Christophe Catsaros 

L’histoire est amusante. L’Advocacy Planning a été inventé dans les années 1965, dans le quartier de Harlem à New York, et dirigé par un avocat qui avait fait des études d’architecture ou d’urbanisme, Paul Davidoff. Ce programme avait pour but de protéger la population pauvre des projets de gentrification. Il était destiné aux plus démunis, qui habitaient des rues à forte densité. La Ville avait le projet de revendre les terrains à des promoteurs immobiliers pour y construire des immeubles chics. Davidoff attaqua donc la Ville de New York, mais il mourut rapidement. Des professeurs et de nombreux étudiants de l’université où il enseignait ont voulu poursuivre l’entreprise, sans avoir son habileté. Des manifestations violentes et des affrontements raciaux ont alors embrasé les quartiers nord de New York, et la Ville a tout démoli pour y mettre fin. Même si cette opération n’a pas pu être menée à bien, le programme s’est révélé efficace et très structuré. Je me suis mis à faire des recherches sur Internet, sans grand résultat. Je ne trouvais rien de précis. Rien n’est mentionné à ce propos dans l’historique de New York. A force de fouiller, j’ai découvert que quelqu’un parlait d’« incrémentalisme », ça a piqué ma curiosité. L’incrémentalisme est une attitude qui contredit le rationalisme et sa nature meurtière. Un professeur l’avait défini comme étant « la façon désorganisée de s’en sortir ». J’ai continué mes recherches, essentiellement en anglais car il n’y avait rien en France – sauf dans le cadre de l’école et cela restait confidentiel.
Les buts de l’incrémentalisme sont les mêmes que ceux du rationalisme, mais les méthodes diffèrent. L’incrémentalisme procède par étapes et refuse d’établir une démarche rigide définitive. On doit pouvoir revenir en arrière comme on doit pouvoir modifier le choix initial. On retrouve ce principe en sciences économiques, où on distingue deux façons de décider. La première a été définie par Herbert Simon avec son General Problem Solving (GPS) : tout est un problème, mais tout a une solution. Le rationalisme considère que ce binôme (problème – solution) est insécable. L’incrémentalisme relativise ce lien en considérant que la solution d’un problème peut se trouver ailleurs que là où on le pense. Sur un chantier, toutes les actions sont portées sur le calendrier. Par exemple, le géomètre opère avant le terrassier. Le problème est que les gens qui se suivent ne se rencontrent plus, ce qui est terrible. On fait des planning tests, et il n’y a plus de passage de témoin. L’incrémentalisme dans le domaine de la construction exige une remise à plat des méthodes de travail et une réinterprétation critique du qui fait quoi et pour qui
A Auxerre, nous avons réalisé 40 logements en basse consommation, en partie en Haute qualité environementale (un label français). L’étanchéité est essentielle pour éviter la perte de chaleur. Il est donc important de réunir tous ceux qui se sont occupés des différentes couches constituant cette étanchéité, qui ne se connaissent plus et ne peuvent donc travailler en harmonie, en cohérence. Cela veut dire qu’il faut prendre le temps de sortir les professionnels de leurs habitudes et leur demander de prendre part à des réunions supplémentaires. 
Je prends l’exemple d’une route. Herbert Simon divise le chemin en petits éléments, de A à B, jusqu’à Z, tout en faisant une enquête sur le paysage, le contexte. Il stocke ces informations et ne revient pas dessus. Or, c’est quand ces informations sont réunies qu’elles commencent à entrer en relation, à vivre. Les rationalistes avancent pour ainsi dire sans rétroviseur, et c’est comme ça qu’ils ont tout foutu en l’air, en ne tenant pas compte des opinions et des besoins. Au bout du compte, ils ont détruit la planète. Le contexte est là où tout commence, et il convient de respecter une chose irrationnelle. Aujourd’hui, la construction est une liturgie, un rite que personne ne questionne. L’incrémentalisme est une façon différente d’aborder la construction : il faut forcément un planning, là n’est pas la question. Mais il faut aussi de la flexibilité, et il faut aimer le flou qui rend possible cette flexibilité. On part de A pour aller à B, on n’arrive jamais jusqu’à B car, quand le contexte est informé, il écoute et il change. On arrive donc à un B bis, et ainsi, étape par étape, on obtient un résultat, peut-être plus adéquat que le B initialement visé. 
Lorsqu’on nous confie la mission de construire quelque chose, il faut tenir compte des intérêts de tous, les considérer comme des objets construits importants, qui participent. Notre monde est trop normatif, trop mécanisé, et laisse peu de place à l’incrémentalisme.
Je n’ai pas inventé le mot, comme l’a sous-entendu Thierry Paquot dans un colloque auquel nous avons participé tous les deux. Je défends une logique intuitive, plus efficace et qui ne tourne pas en rond, une nouvelle façon de penser et de faire.

L’expérience de Dordrecht : une rénovation incrémantaliste


Voici un exemple qui concerne la faisabilité : j’ai été appelé par un maître d’ouvrage de Dordrecht, aux Pays-Bas, qui faisait face à un quartier en pleine décrépitude. Les gens partaient, il y avait des papiers gras partout. Il a discuté avec le maire et ils se sont mis d’accord pour dire qu’on ne pouvait rien changer aux choses, mais qu’il fallait tout de même les accompagner. Ils ont ainsi décidé d’attirer de nouveaux habitants, sans caractéristiques sociales déterminées, simplement en rénovant et en construisant des logements. Le but était de corriger la santé urbaine, qui se dégradait à vue d’œil, avec pour seul programme la construction de logements. Le terrain à bâtir était un centre sportif dont les limites n’étaient même pas définies véritablement. Nous avons pris contact avec un comité local d’habitants et leur avons montré une maquette ; les gens ont réagi, parfois vivement. Puis une tendance s’est dégagée de ce dialogue et nous avons commencé à modifier la maquette en conséquence. Plusieurs réunions avec les habitants ont suivi. Et la chose s’est faite, lentement mais avec l’engagement réel d’une population jugée irrécupérable. On a découvert que les balcons étaient trop étroits : or il fallait que la surface extérieure puisse accueillir au minimum une table et quatre chaises. Nous avons donc augmenté le nombre de mètres carrés. On a fait ça après coup. C’est venu en cours de route. Nous nous sommes fixé une seule règle : aucun logement ne devait être identique à un autre. Pour cela, nous devions pouvoir faire des inversions droite/gauche, avant/arrière. Même la tuyauterie n’est pas obstacle à la modification. Il suffit de deux gaines au lieu d’une seule pour multiplier à l’infini les possibilités. En faisant un pari sur l’avenir, nous avons opté chaque fois que c’était possible pour des cloisons démontables. Les choses doivent pouvoir changer. Un magasin alimentaire haut de gamme a manifesté de l’intérêt pour s’implanter dans le quartier, en partenariat avec un supermarché bon marché. Pour eux, nous avons conçu un grand espace sans colonnes. Puis un groupe de médecins, deux écoles (une laïque et une religieuse, ensemble), 35 boutiques et restaurants, dans un mouvement continu d’arrivée et de départ, en vrac. Nous les avons tous acceptés.
Il s’agit de rendre possible un conglomérat qui coopère, qui accepte toutes les modifications possibles, sans jugement sur l’homogénéité de l’ensemble. La plupart des architectes ne savent pas construire en même temps pour deux types d’activités (logements et commerces), pour des vieux et des jeunes, des riches et des pauvres. Ils ont horreur des mélanges ! Ils sont nés comme ça, c’est une maladie congénitale.
Nous avons ensuite peaufiné les plans, jusqu’à obtenir quelque chose qui se tienne. Le maître d’ouvrage a alors organisé une grande fête avec des chansons et des gâteaux, où était exposée une maquette de dix mètres carrés pour mettre les espaces en vente. Mais rien n’a été vendu. Aux Pays-Bas, un chantier ne peut commencer qu’à partir du moment où 50% au moins du projet est vendu. Le maître d’ouvrage a préféré risquer la faillite et commencer quand même la construction. Il a eu raison : dès que la tour s’est élevée, les gens ont commencé à croire au projet et tout a été vendu très rapidement. Nous nous sommes adaptés aux demandes particulières pour qu’un mélange social entre riches et pauvres puissent se faire naturellement. Nous avons par exemple fait en sorte qu’une dame intéressée par un grand appartement pour organiser des défilés de mode puisse disposer d’un espace de 200 mètres carrés.
Puis le maître d’ouvrage a vendu son entreprise. Le nouveau responsable a jugé préférable de tout démolir et de reconstruire un nouvel équipement, plutôt que de poursuivre les transformations que l’on avait entreprises. La démolition a déclenché un mouvement de panique et les gens ont commencé à déménager du quartier. Il a alors décidé, pour la deuxième barre, de poursuivre le travail entrepris et de continuer à transformer l’existant. Les habitants sont revenus. Les choses s’agglutinent petit à petit, c’est la façon historique de faire la ville. La planification n’a jamais rien résolu. Les uns s’installent naturellement à côté des autres, poliment, même s’il y a parfois des tensions. Pas besoin de tout démolir pour recommencer. Il n’y a pas de concurrence mais une entraide spontanée, en dépit des conflits passagers. Bien mieux que les promoteurs ou les architectes qui spéculent sur des milliers de mètres carrés, les gens qui ont des besoins en termes d’habitat savent ce qu’ils veulent et ce qui pourra fonctionner puisque cela répondra à des besoins réels.
L’incrémentalisme n’est pas une façon ancienne, « historique » de faire les choses, mais une méthode qui permet de faire le tour des problèmes et de voir ce que la rationalité refuse de voir. Il ne faut pas ériger le savoir en doxa mais s’appuyer sur la réalité, faire confiance à toutes les échelles de contacts humains. Je me rappelle une dame âgée qui me demandait : « Monsieur l’architecte, est-ce que je peux installer mes nains de jardin ? » Je lui ai répondu : « Vous êtes chez vous ! »
Si les logements sont différents, ça crée une ambiance particulière, c’est infiniment mieux que le principe rationnel qui consiste à faire une boîte et à la multiplier ; ça n’est pas de l’architecture ! La construction aujourd’hui baigne dans la fatalité de la répétition, c’est impossible à humaniser, c’est un péché environnemental. Transformer est plus difficile, mais infiniment plus positif et profitable.

Propos recueillis par Laurence Castany, rédactrice en chef de Grande Galerie, le journal du Louvre.

 

 

La Mémé a 43 ans

La liste des réalisations de Lucien Kroll est longue, et les polémiques qu’il a suscitées nombreuses. L’épisode de la Mémé (Faculté de médecine) résume parfaitement l’esprit et l’engagement du terrible architecte bruxellois.
Situé à Woluwé-Saint-Lambert, le projet débute à la fin des années 1960. Réalisé en étroite collaboration avec les futurs usagés, le premier bâtiment se veut un manifeste d’une architecture libre, modulable.
Kroll expérimente une façon plus tâtonnante, plus ouverte de faire les choses. La forme bigarrée du bâtiment traduit cette progression empirique dans la réalisation des travaux. Les autorités académiques acceptent mal la démarche expérimentale de Lucien Kroll. Le contrat qui prévoyait la construction du campus va être violemment rompu.

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