L’ar­chi­tec­ture in­cré­men­ta­liste au ser­vice du sa­voir-vivre

Lucien Kroll se définit comme un «architecte urbaniste» motivé par les pratiques humaines et écologiques. Avec Simone Kroll, jardinière, coloriste et potière, l’atelier bruxellois Lucien Kroll explore depuis plus de cinquante ans les possibles qu’offre la cohabitation urbaine, dans une optique de partage où l’usager devient artisan de son propre habitat. Les processus qu’ils mettent en place façonnent, petit à petit et au fil du temps, des paysages à mille lieues de la «carte postale»: des espaces de vie hospitaliers, habités et habitables, au cœur desquels la culture peut trouver sa voix.

Date de publication
01-10-2013
Revision
01-09-2015

En parallèle à sa pratique, à son travail d’architecte urbaniste – de co-constructeur –, Lucien Kroll s’est aussi donné pour mandat d’expliquer, de communiquer. Il s’est ainsi dès le départ engagé dans cet autre processus de conversation, celui qui passe par la mise en mots, la synthèse des idées, le discours. Au travers d’une série d’articles que nous relayons ici, sa pensée s’expose et se transforme, offrant les clés de lecture d’une démarche complexe, mouvante et, à l’image de l’architecture qu’elle produit, ouverte aux processus dialogiques.
En 1994, dans un article où il relate un travail de restauration urbaine à Pessac à proximité du quartier de Frugès planifié dans les années 1920 par Le Corbusier et ayant fait l’objet d’une restauration visant à rétablir « l’essence corbuséenne » de l’ensemble, sa critique du diktat moderniste se dévoile. En opposition à l’approche rationaliste et historicisante qui veut figer la forme architecturale dans un état inaltérable, sans lien avec la vie quotidienne de ses usagers, Kroll propose alors « de reconstituer du paysage géographique et social » par le biais d’une architecture moins soucieuse de son impact visuel et esthétique, presque « banale » en somme, mais justement ouverte à l’intervention des habitants sur leur milieu de vie, condition sine qua non d’un réel enracinement au lieu. 
Dans le même esprit, il présente à l’écrit un dispositif théorique qui se constitue sur le vif (« ici et maintenant, ailleurs, et en un autre temps, c’est autre chose ! »), sans jamais produire de dogmes ni de règles prescriptives. Il souligne : « Nous essayons de nous enraciner dans le paysage existant comme si nous étions des habitants (nous le devenons vite). D’être comme tout le monde : la recherche de l’avenir de l’architecture, sans doute, c’est surtout de ne rien inventer ! D’être aussi divers que les familles et dans des convictions communes : des fragments coordonnés »1. Ces deux notions – fragment et coordination – jalonnent le parcours de cette approche singulière et, nous le verrons plus loin, permettent de mieux saisir les enjeux qu’elle sous-tend. 
La démarche de Lucien et Simone Kroll se pose alors en lien à la notion de « paysage », comme en atteste la parution récente de l’ouvrage de Simone Kroll, Tout est paysage2. Déjà en 1998, cette idée d’une architecture paysagère, d’une manière de concevoir de la ville comme un vaste écosystème porteur d’autonomie se profile. Dans un article portant le même intitulé, Lucien Kroll questionne le caractère peu « holiste » de la pratique architecturale et urbanistique de l’époque et présente les fondements de la démarche du couple architecte/jardinière : « Le paysagisme, lui, est holiste et lorsque l’architecture s’y fond, elle devient aussitôt outil de civilisation. »3
A l’approche rationnelle et fonctionnaliste héritée des avant-gardes modernistes, dont la plus grande angoisse consistait selon lui à éviter de concevoir des espaces pouvant potentiellement « accueillir » des habitants, il oppose une pensée « écologique », qui accepte le vivant dans toute sa complexité et, surtout, dans les rapports qu’il entretient avec son milieu. Ces derniers ne sont pas conçus comme des états de fait, statiques, mais comme des mouvements inscrits dans une durée, marqués par des capacités adaptatives et transformationnelles variables. 
Inspiré des phénomènes végétaux qui recolonisent progressivement, et de manière autonome, terrains vagues et friches urbaines, Kroll parle d’une architecture ouverte, qui accommode les phénomènes d’appropriation spontanés : « On pourrait espérer une sorte de recolonisation végétale lente comme celle qu’on observe dans les terrains vagues, neufs ou blessés : d’abord des plantes rudérales se dépêchent d’envahir tout l’espace possible, ensuite d’autres les envahissent et, à leur tour, se font envahir de plus en plus posément jusqu’à ce que se constitue apparemment un climax qui ne semble définitif que dans la mesure où aucune autre sollicitation ne motive d’autres mouvements. »4 Une fois transposée à l’ensemble de la ville, pensée elle aussi comme ce terrain fertile à reconquérir, cette image suggère que l’urbain est lui aussi produit (en partie) de manière aléatoire et évolutive, au creux des interstices heureusement laissés libres par les outils de planification aux visées souvent hégémoniques. Il y aurait donc des fragments d’architecture, des morceaux d’habitat et de ville, offerts à l’intervention autonome des habitants et qui transforment progressivement la ville, de l’intérieur, à l’insu de la volonté planificatrice moderne. 
S’il souligne l’importance des ces « fragments d’urbanité », de ces modes de cohabitation et d’appropriation de la ville issus de l’ingéniosité de ses habitants, l’architecte ne propose cependant pas une célébration naïve de « l’émergence », ou encore son observation à distance, à la manière du scientifique. Pour que la vie en société soit possible, ces dynamiques doivent en quelque sorte s’inscrire dans un système de valeurs plus vaste, ancré dans le respect de l’autre, et le dialogue. C’est précisément là qu’intervient l’architecte, dans une vision de l’architecture que Kroll souhaite aujourd’hui « incrémentaliste » et qui vise à favoriser, à rendre possible – et positives – ces émergences : « Nos pratiques expriment une politique de démocratie et d’écologie : on s’arrête de juxtaposer des objets ‹ sans liens ›, on mêle des auteurs, compatibles ou non, sans jamais les réduire à un seul auteur collectif dans un groupe pyramidal ! Les différentes interventions personnelles restent perceptibles et même contradictoires, mais s’harmonisent dans une mosaïque coordonnée. »5
Il s’agit ainsi d’instaurer un mouvement conscient et collectif, qui fonctionnerait selon le modèle – empathique et transformationnel – du conglomérat, par lequel l’architecture devient un « processus vivant et humaniste ». Pour Kroll, « [l’architecture] s’inscrit dans une action continue et quasi sans fin. Elle veut faire partie d’un contexte qui lui-même est en réseau, ouvert, éternel, mouvant et, surtout, qui vise l’avenir immédiat : une écologie humaine, non technologique. Cette perspective bouleverse la nature même de l’architecture »6. A l’idée du conglomérat qu’il pose en contraste aux processus usuels de planification urbaine « par le haut » fonctionnant généralement par agglomération indifférente de pièces isolées, existant en vase clos, Kroll adjoint quelques notions pouvant orienter l’attitude incrémentaliste : la « vicinitude », l’acceptation du « désordre » et, notion clé de la démarche, « la participation par l’action ». 
La vicinitude implique l’idée de voisinage, elle serait « approximativement l’inverse de ce qu’est la solitude urbaine : la relation minimale de proximité, de distance, de voisinage, de nearness, impossible à provoquer mais possible à ‹ induire › au moyen de formes d’architecture et de dispositifs juridiques qui suggèrent ces relations »7. Quant au désordre, il est partie prenante d’une architecture processuelle, dont la forme ne s’inscrit plus dans une notion de temps instantané, immédiatement consommable – un objet à acquérir clé en main –, mais plutôt dans une temporalité étendue. « L’homogénéité de l’œuvre, son autorité, son narcissisme et sa fixité » font place à un autre registre d’organisation, d’apparence désordonné (ou régit par un autre ordre) qui laisse l’architecte libre de reconnaître la complexité de la demande et d’y répondre par un processus ouvert, non homogène, plus proche, en quelque sorte, de la manière dont étaient façonnées les villes anciennes. 

La participation par l’action 


« Si l’architecture ne peut à elle seule créer la connivence, elle peut souvent l’interdire par sa forme raide ou par l’absence de lieux appropriables. » Pour éviter l’écueil de ce carcan moderniste, où des facteurs comme le lieu (le contexte), le temps du projet (celui du chantier et la durée de vie d’une construction) et l’action (ce qui s’y passe, la vie des habitants) deviennent des données abstraites que l’on prétend maîtriser par la statistique, il s’agit d’une certaine manière d’« exorciser » ces trois unités issues de notre tradition théâtrale, et de les réinventer en plaçant l’humain – unique, mais néanmoins toujours engagé dans un rapport à « l’autre » – au cœur même de la réflexion. 
L’action que Kroll invoque, c’est celle qui jalonne la vie de tous les jours et que Michel de Certeau décortique dans L’invention du quotidien : la marche, le braconnage, la conversation – ces « arts de faire » compris comme autant de tactiques d’appropriation qui relèvent de notre manière, individuelle ou collective, de spatialiser le monde qui nous entoure. Pour le sociologue, ces tactiques anodines qui se manifestent au mieux dans des pratiques quotidiennes simples (lire, cuisiner, bricoler, marcher dans la ville), offrent des potentiels d’ancrage subversifs, des manières de transformer l’espace prescriptif et souvent autoritaire issu de pratiques architecturales et urbaines désormais détachées de la réalité quotidienne de l’usager.8
Ainsi, en pensant l’architecture, la fabrique de la ville comme une démarche à « plusieurs voix », et plutôt que d’apposer à l’existant un plan d’ensemble idéalisant et souvent très peu flexible, il s’agit de savoir mettre en place les conditions propices à accueillir ces tactiques, ces interventions libres mais néanmoins orchestrées – « coordonnées ». L’architecte principal du projet se pose ainsi en expert attentif qui prépare un dispositif vivant et ouvert et qui agit davantage comme un guide – un chef d’orchestre. L’architecture ainsi produite est « faite de morceaux qui restent volontairement distincts et qui peuvent se remplacer par d’autres sans mettre la composition en péril, aujourd’hui ou dans les années prochaines »9

Une fabrique du devenir urbain


Il a longtemps été difficile pour les observateurs de l’architecture contemporaine d’aborder les réalisations issues de tels processus (la Mémé de Waluwe-Saint-Lambert en est un bon exemple). Parce qu’elle met en place un dispositif où l’habitant s’implique directement, et concrètement – met littéralement la main à la pâte – dans la fabrication de son lieu de vie ; parce que la forme évolue dans le temps ; et, enfin, parce qu’il est difficile de circonscrire l’objet qui semble à la fois émerger et se fondre dans son contexte immédiat, cette architecture est souvent targuée de relever d’un « kitsch » populiste et, ultimement, non-architectural. Mais l’idée d’une forme architecturale unitaire, photogénique et virtuose semble aujourd’hui vouloir faire place à d’autres modes d’intervention urbaine, ouvrant la voie au champ d’expérimentation incrémentaliste.
Pour nous, et bien au-delà de la forme produite, ce que Lucien et Simone Kroll revendiquent comme architecture « postmoderne »10, c’est la possibilité de se libérer un tant soit peu de la tendance de nos sociétés actuelles à l’hygiénisme et la valorisation de l’objet, pour réapprivoiser les fondements de la vie urbaine. Beaucoup plus qu’un simple élan révolutionnaire (ou réactionnaire), cette démarche propose de redécouvrir les outils de cohabitation déjà mis en œuvre et énoncés dans notre tradition architecturale et humaniste. 
A l’heure où l’approche participative s’impose de plus en plus comme un jalon obligatoire – et louable – de la planification urbaine, il importe de prendre conscience que l’implication de l’usager à la fabrique de la ville n’est pas un phénomène nouveau, mais plutôt une tradition de l’urbanité même, ancrée dans notre histoire collective et qui, depuis plus de 50 ans, cherche à refaire surface. La réelle démarche participative doit dépasser la simple information d’usagers potentiels ou la prise en compte de leurs désirs et doléances. Profitant à la fois des savoirs et savoir-faire qu’elle permet de mettre en commun, cette architecture « vivante » implique une remise en question fondamentale du rôle de chacun dans la création d’espaces partagés, impossible sans le recours à un troisième champ de connaissance, aujourd’hui désuet, mais qui ne demande qu’à être réactivé, celui d’un « savoir-vivre », gage de l’émergence et du développement de toute culture. Ce serait là tout l’enjeu de cette démarche holiste, ouvrière et ouverte.

Caroline Dionne est titulaire d’un doctorat en histoire et théorie de l’architecture de l’Université McGill, Montréal. Chercheure à l’Atelier de la conception de l’espace (ALICE) de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), son travail porte sur les transpositions discursives de pratiques architecturales et plus précisément sur les questions de langage et de sens. Elle est aussi co-fondatrice et coordinatrice d’Espace TILT, un lieu de diffusion pour les pratiques artistiques contemporaines.

 

 

Notes

1. Lucien Kroll, « Reconstituer du paysage habité : Pessac – la sédimentation des ordinaires », Inter : Art actuel, 1994, p. 41
2. Simone Kroll, Tout est paysage (Paris : Sens & Tonka, 2012)
3. Lucien Kroll, « Tout est paysage », Inter : Art actuel, 1998, p. 20
4. Ibid., p. 23
5. Lucien Kroll, « De L’architecture action comme processus vivant… », Inter : Arts Actuels, 2011, p. 13
6. Ibid., p. 11
7. Idem. 
8. Voir à ce sujet Michel de Certeau, Luce Giard and Pierre Mayol, L’invention du quotidien : Arts de faire (Paris : Gallimard, 1990), plus particulièrement les chapitres III, VII et XI.
9. Ibid.
10. Il nous semble que l’idée de postmodernisme récurrente dans l’œuvre théorique de Lucien Kroll soit proposée dans un sens plus proche de celui développé par Denise Scott Brown et Robert Venturi que de la réinterprétation nostalgique de styles historiques souvent associée au mouvement. Pour Venturi et Scott Brown, la richesse postmoderne se trouve dans les phénomènes de juxtaposition visuelle et spatiale du strip américain, ou encore dans les rapports nouveaux entre signifiant et signifié qui peuvent investir les processus architecturaux. Voir Robert Venturi, Learning from Las Vegas (Cambridge, Mass.: The MIT Press, 2000). 

 

Références

Certeau, Michel de, Luce Giard et Pierre Mayol, L’invention du quotidien : Arts de faire (Paris: Gallimard, 1990)
Kroll, Lucien, «Reconstituer du paysage habité: Pessac – la sédimentation des ordinaires», Inter: Art actuel, 1994, 40–43
Kroll, Lucien, «Tout est paysage», Inter: Art Actuel, 1998, p. 20
Kroll, Simone, Tout est paysage (Paris: Sens & Tonka, 2012)

 

Partenariat avec le lieu unique de Nantes

TRACÉS est partenaire de l’exposition consacrée au travail de Simone et Lucien Kroll, au lieu unique à Nantes. La démarche constructive de Lucien Kroll ayant déjà fait l’objet d’une publication cette année, (TRACÉS n° 7/2013) nous ne présentons pas l’intégralité du tiré à part réalisé pour cet événement. En voici un extrait: l’analyse de Caroline Dionne résume admirablement les enjeux d’une pratique architecturale qui n’a pas attendu le greenwashing pour mettre en place une démarche écologique et efficace.

 

Simone et Lucien Kroll: une architecture habitée

Jusqu’au 1er décembre 2013
Le lieu unique, Nantes
www.lelieuunique.com

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