"L’œuvre d’art doit être mo­ti­vée par le site"

Entretien avec Christian Bernard

Le tramway a fait son grand retour dans Paris intra-muros, après 70 ans d’absence, avec l’inauguration en 2006 du tramway des Maréchaux sud, l’actuel T3. Son extension a quant à elle été mise en service en décembre dernier, trois ans après le début des travaux. Le parcours de ce prolongement, long de près de 15 km, est ponctué par autant d’installations artistiques pérennes

Date de publication
27-02-2013
Revision
23-10-2015

Après avoir chapeauté le volet artistique de l’extension du tram à Strasbourg en 2000, Christian Bernard, en sa qualité de directeur du Musée d’art moderne et contemporain de Genève (Mamco), s’est vu confier la direction artistique de l’une des plus ambitieuses commandes publiques d’Europe dans le domaine de l’art. Rencontre.

TRACÉS: L’extension du tram, longue de 14,5 km, comprend 26 stations et 15 œuvres. Comment en avez-vous choisi les sites d’implantation ?
Christian Bernard: Je n’ai pas travaillé en fonction des stations, mais j’ai proposé un scénario global, une méthode. Avec le comité d’experts que j’ai constitué, nous avons enquêté sur l’ensemble du parcours pendant près d’une année. Nous avons demandé à prendre des cours sur l’histoire de Paris, notamment sur les HBM, ces immeubles en brique qui se trouvent là où se dressaient les fortifications. Au fur et à mesure de ces apprentissages, nous nous sommes intéressés à des sites en particulier. Nous avons choisi la Porte Dorée et le parc de la Butte du Chapeau-Rouge, construit à l’entre-deux-guerres, pour leur histoire. C’est dans ce parc que Jean Jaurès a tenu en mai 1913 un grand discours pacifiste, un an avant d’être assassiné. L’oeuvre de Bert Theis, qui est partie de l’idée du signe de la paix en imaginant deux bancs blancs, entre en résonance avec cet événement. Cette intervention est celle qui a le plus explicitement valeur de monument.

Certaines œuvres qui ponctuent le parcours du T3 font justement appel au souvenir, d’autres sont fonctionnelles. Certaines se déploient dans l’horizontalité, d’autres dans la verticalité. Certaines sont monumentales ou refondent totalement le site alors que d’autres sont très discrètes. On pourrait reprocher au projet un manque d’homogénéité, d’identité?
Seule une partie des projets formulés ont été réalisés. Nous avons dû renoncer à certaines propositions, pour des raisons techniques ou financières. D’autres n’ont été réalisées que partiellement, pour les mêmes raisons. Parfois, d’un site qui devait être repensé dans l’ensemble ne subsiste que le signal. Et puis, certaines installations répondent aussi à des demandes: la Régie autonome des transports parisiens (RATP ) nous a par exemple demandé de reconsidérer les stations de la Porte de la Villette et du Cours de Vincennes. Autre exemple, la station de la Porte d’Aubervilliers a été entièrement repensée, sur une demande de la Ville. L’artiste Katinka Bock a réalisé une pièce monumentale exceptionnellement forte et belle. C’est une sculpture, mais avec tous les usages que cela suppose. Cette intervention est une réussite exemplaire.

Comment mener à bien une commande publique d’une telle envergure, qui touche cinq arrondissements de Paris et une dizaine de communes riveraines?
Nous avons dû expliquer et vendre le projet à plus de 250 personnes – maires, architectes, paysagistes, la RATP, la Mission Tramway, le Service transport Ile-de-France –, soit l’ensemble des ingénieurs qui construisent le tram... La plupart du temps, les gens qui sont en charge de commandes publiques artistiques sont très mal perçus car ils empêchent les ingénieurs de faire leur travail.
Les aménagements urbains sont des processus tellement complexes que tout ce qui vient ajouter de la difficulté sans avoir de légitimité d’usage est perçu comme quelque chose que les élus nous imposent. Dans le cas de l’extension du T3, nous avons eu la chance d’être partie intégrante du processus très tôt, sans avoir besoin de nous faire notre place, de nous imposer. Personne ne songeait à nous remettre en cause – les sceptiques se disaient que de toute façon nous n’y arriverions jamais. Pour que la commande publique fonctionne, pour que le processus ne s’enraye pas, il faut mettre beaucoup d’atouts de son côté, mais cela nécessite aussi une certaine continuité politique. A Strasbourg, un dixième du projet n’est toujours pas réalisé... Le processus a été arrêté du jour au lendemain à la suite d’élections municipales. Les élus ont beaucoup de peine à prendre en charge l’héritage de leurs prédécesseurs.

En parlant d’héritage : en tant que directeur artistique de l’extension du T3, comment avez-vous procédé en regard de ce qui avait déjà été fait sur le tronçon sud de la ligne, dont la direction artistique a été assurée par Ami Barak et qui est ponctuée par neuf œuvres?
Nous avons procédé par analyse critique. Plusieurs pièces ne fonctionnent pas bien, souvent à cause des artistes eux-mêmes d’ailleurs – la pièce de Bertrand Lavier par exemple est très réussie, mais trop fragile techniquement. Nous avons essayé de retenir les leçons de ce qui avait été fait. Mais je ne critique pas mes prédécesseurs. A Paris comme à Strasbourg, je suis arrivé second: les choses m’ont donc été facilitées, j’ai eu davantage de temps à ma disposition et j’ai pu apprendre grâce à ce qui avait été fait avant.

En France, il existe une loi dite du «1 % artistique»: 1 % du budget injecté dans la construction de certains établissements publics doit être destiné à l’art. Pour l’extension du T3, quel pourcentage du budget a été réservé à l’art public?
Cette loi ne s’applique pas aux constructions de tramways. Le coût total de l’extension du T3 s’élève à 800 millions d’euros, et 11,5 millions ont été destinés à l’art, ce qui n’est pas si mal. 

La récente polémique sur la restauration des colonnes de Daniel Buren dans la cour du Palais Royal relance la question de l’entretien de l’art dans l’espace public. Certaines œuvres de la seconde ligne du tram à Strasbourg connaissent aussi des problèmes de conservation. L’art qui se trouve dans l’espace urbain n’est-il pas soumis à un régime d’abandon?
Je ne crois pas qu’on puisse décrire les choses dans ces termes-là, même si je le comprends d’un point de vue extérieur. Les acteurs du monde de l’art n’ont qu’une idée extrêmement faible de ce qu’est la réalité de l’espace urbain: les réalités sociologiques, humaines, économiques échappent au plus grand nombre d’entre eux. L’espace urbain est extrêmement violent, tout y subit une obsolescence accélérée, pas seulement les œuvres. La question n’est donc pas celle de l’œuvre d’art, mais de la nature des matériaux. L’action publique en général est aujourd’hui politiquement beaucoup plus portée à financer de l’événement, du ponctuel, du réversible. Elle ne sait pas gérer du durable facilement. La maintenance des œuvres dans l’espace public est un problème pour toutes les œuvres, pas seulement pour l’art contemporain. Les collectivités territoriales sont mal armées pour ce genre de processus.

Le monument ou la sculpture sont des interventions privées dans l’espace public, est-ce légitime? Comment imposer des œuvres à des gens qui n’ont pas forcément envie d’aller vers l’art?
L’espace urbain est privatisé par le commerce, la publicité, les enseignes. Je ne dis pas que c’est un mal ou un bien, mais c’est un fait. L’œuvre d’art, par opposition à cet ensemble de signaux privés, est perçue comme une privatisation excessive et illégitime de l’espace urbain, comme l’expression d’une subjectivité qui n’a pas lieu d’être. C’est un paradoxe. Il existe un décalage et un problème de conscience entre les différents acteurs. Tout le monde se sent propriétaire de l’espace public.

Comment résoudre le problème de cette multiplicité des publics ? L’espace urbain appartient à la fois à tout le monde et à personne.
Il n’y a que des usagers, pas de publics – excepté les touristes qui sont effectivement là pour voir. Il faut proposer des objets qui soient acceptés pour eux-mêmes, qui ne présupposent pas une connaissance de l’art, et spécialement de l’art contemporain. Le but n’est pas de créer un rapport d’autorité, de domination. Il faut éviter de présenter des œuvres qui toisent le passant ou qui soient trop énigmatiques. Mettre des énigmes dans la rue, c’est de l’arrogance d’un milieu contre un autre, c’est de la lutte de classes à l’envers. Mais en même temps les artistes doivent jouer un rôle dans la cité, dans l’espace urbain. Comment faire pour concilier cela avec une non-attente de l’usager? L’œuvre présente dans l’espace urbain, en plus de ne pas présupposer l’acquis culturel, doit autant que possible comporter une valeur d’usage et être motivée par le site, de manière pas forcément explicite. C’est le cadre théorique dans lequel je m’efforce de me tenir lorsque je dois mettre en place un tel projet.

Dans l’Hexagone, les nouveaux parcours de tramway sont implantés de façade à façade. Quels en sont les bénéfices?
Ce type d’implantation permet de requalifier tout le sillon concerné, de redistribuer les flux, de changer les matériaux, de refaire à neuf le souterrain. C’est coûteux mais plus durable. Et puis cela pacifie les flux parce qu’on les sépare: on élargit les trottoirs, on construit des pistes cyclables, on rétrécit les voies routières, on déploie la bande verte du tram. La rue garde la même dimension, mais paraît pourtant plus large, plus aérée. Sur les Maréchaux sud, là où a été réalisé le premier tronçon du tram, les magasins qui font l’angle ne mettent plus leur entrée dans la perpendiculaire mais sur le boulevard. Cela redonne de la vie à des zones qui s’étaient repliées sur les rues adjacentes. Je déplore que ce développement de façade à façade ne se fasse pas aussi pour les nouveaux trams en Suisse.

L’art aux 20et 21siècles adopte souvent une posture expérimentale, voire transgressive. L’art dans l’espace public peut-il aussi jouer cette carte, c’est-à-dire être moins précieux, moins beau, moins propre que l’art d’avant?
C’est une question intéressante mais je ne me la pose pas dans ces termes. Si j’accepte la responsabilité de conduire une opération de commande publique dans l’espace urbain, je ne me pose pas la question d’une quelconque transgressivité. Poser de l’art dans l’espace urbain, c’est de toute façon transgresser beaucoup de tabous qui sont plus ou moins fondés. Je ne crois pas par exemple qu’il faille mettre de l’art partout. Dans le cadre démocratique suffisamment acceptable qu’est le nôtre, je joue le jeu de la démocratie. Si on me fait une commande, je ne vais pas aller à son encontre. J’accepte de prendre cette responsabilité, de considérer démocratiquement l’horizon de réception, je refuse d’être arrogant.

Vous dites être contre le fait de mettre de l’art partout. Or, en France, depuis le tramway de Strasbourg en 1994, chaque nouveau tram est accompagné d’un projet d’art public. Est-ce un tic?
C’est en tous les cas une marque de la culture française, on ne trouve pas cela ailleurs. Il y a des choses que je trouve réussies, d’autres moins. A Nice, ils s’en sont par exemple bien tirés, le projet contribue à donner de la plus-value au tramway. Parfois, cela ne suffit pas de faire un bon parcours de tram, mais il est aussi nécessaire d’avoir des ponctuations. Non, il n’y a pas trop d’art dans l’espace public. La France était très en retard dans ce domaine. Elle a mis en place des projets avec un volontarisme parfois maladroit, avec des expériences parfois négatives, mais c’est inévitable. J’ai moi-même fait des commandes publiques dont je ne suis pas du tout fier, je manquais de recul et d’expérience. Sans se renier, les artistes doivent trouver le moyen de faire leur travail, mais dans le contexte spécifique de l’espace urbain. Cela suppose évidemment des discussions, la rue n’est pas la cour de récréation des artistes. Il faut trouver un cercle de réception qui est celui des gens vrais, c’est-à-dire des gens qui sont les usagers de cette partie-là de la ville. Il est de la responsabilité des pouvoirs publics de faire une place aux artistes dans la cité. Que cette place ne soit pas disproportionnée est souhaitable. Mais elle l’est peut-être dans le cas du Palais Royal, nous en parlions tout à l’heure. Je me suis battu pour l’œuvre de Buren à l’époque. Aujourd’hui, je me demande si c’est sensé de l’avoir réalisée, je suis plus sceptique. La réussite d’une œuvre dans l’espace public? C’est quand on ne la voit plus, parce qu’elle fait tellement partie de l’ensemble. Qui regarde les statues sculptées sur le bas des immeubles? J’aime quand l’œuvre implantée dans l’espace urbain fait partie de l’ordinaire.

 

Une exposition autour du tramway à Genève


Directeur du Musée d’art moderne et contemporain de Genève (Mamco), Christian Bernard a souhaité documenter le processus d’extension du tramway T3 de Paris d’une manière distancée. Il a fait appel à quatre artistes de cultures diverses, qui ont posé pendant autant d’années un regard «exotique», c’est-à-dire non parisien, sur le chantier du tramway. Mohamed Bourouissa s’est intéressé, par le truchement de la photographie, aux figures qui allaient disparaître – des ouvriers et des familles vivant en marge du chantier. Chourouk Hriech a traduit le quotidien des travaux en réalisant au feutre des dessins en noir et blanc d’un onirisme touchant. Yvan Salomone et Lu Hao ont documenté le développement du tramway à l’aide de la peinture. La ligne claire des peintures sur soie de Lu Hao subjugue. L’artiste chinois a utilisé plus de 20 mètres de soie pour réaliser ses oeuvres. Toutes les créations issues de cette observation longue de quatre ans sont visibles au Mamco dans le cadre d’une exposition-document sur l’extension du T3, montrée avant cela à Paris. L’exposition se veut didactique et présente aussi, à coup de vidéos, affiches, textes et photographies, les 15 installations pérennes qui ponctuent le parcours du tramway, les projets éphémères, ceux qui n’ont pas été retenus et ceux qui n’ont pas été réalisés pour des raisons techniques ou financières. Retour du monde. Commandes publiques autour du tramway de Paris Musée d’art moderne et contemporain, Genève
Jusqu’au 5 mai 2013, www.mamco.ch

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