L'in­té­gra­tion par la cou­leur

Le quartier lausannois du Rôtillon a repris des couleurs, après une longue période d’anémie. Gros plan sur l’îlot b’ du PPA, par l’atelier niv-o

Date de publication
11-06-2013
Revision
23-10-2015

Il faut que toute chose au monde ait une couleur quelle quelle soit. La nature dans sa totalité est colorée, même le gris de la poussière et de la suie, même les régions les plus lugubres et les plus mélancoliques possèdent toujours une tonalité particulière »1, disait Bruno Taut. Sans être le seul à avoir amorcé dès la Première Guerre une réflexion sur la couleur dans l’architecture– on peut citer De Stijl ou Le Corbusier –, il est l’un des premiers a avoir usé de la polychromie, sans restriction, dans ses ensembles de logement à Berlin, après avoir réalisé son fameux pavillon de verre, aujourd’hui détruit. Pour Le Corbusier, la couleur est d’abord appliquée à l’intérieur (villa La Roche-Jeanneret, 1923), et pour la première fois sur les façades, deux ans plus tard (cité Frujès, à Pessac dans l’ouest de la France). 
Gris de la poussière ; région lugubre. Les termes employés par Bruno Taut qualifient bien le quartier lausannois du Rôtillon tel que perçu pendant longtemps par ses riverains. La zone a en effet été considérée comme malfamée ou alors laissée à l’état de friche, abandonnée. Dans les années 1920 – au même moment, l’architecte allemand construit ses logements berlinois –, la municipalité décide d’assainir cette zone où s’égaille la prostitution, là même où les tanneurs ont œuvré jusqu’au 19e siècle. Destruction, reconstruction, densification. C’est à cette époque qu’est érigée la barre d’immeuble qui donne sur la rue Centrale. Cette barre devait initialement être reproduite de l’autre côté de la rue. « Cela n’a pas été fait, il y a eu la crise, ensuite la guerre. Des projets de construction ont été proposés tous les dix ans, mais jamais exécutés », raconte Ivo Frei, fondateur de l’atelier niv-o et chargé de la construction de deux îlots sur la parcelle du Rôtillon. 
En 1989, le peuple refuse un méga projet de promoteurs qui ambitionnent de faire construire un parking de six étages et des immeubles d’un gabarit jugé trop élevé. La Ville décide à ce moment de racheter la parcelle, boudée par tous. Le service d’urbanisme met alors en place un plan partiel d’affectation (PPA), entré en vigueur en 19942 et qui conserve le parcellaire et les voies médiévales qui traversent le lieu. Ivo Frei hérite de deux îlots – l’îlot b pour des logement subventionnés, l’îlot b’ pour des logements de standing et des commerces – sur les quatre prévus par le PPA, « en compensation d’un concours gagné à Sauvabelin, mais qui n’a pu être réalisé ». 
Pour parvenir à intégrer les îlots de manière optimale dans ce quartier haut en couleurs (notamment les immeubles situés au sud du PPA, qui leur servent d’arrière-plan) et non dénué de pittoresque, Ivo Frei a opté aussi pour la couleur. Le premier îlot est composé d’un trio d’immeubles dévolus à des logements subventionnés, avec la Fondation lausannoise pour la construction de logements. Le socle en béton est coiffé d’étages supérieurs revêtus de plaques jaune pâle en fibrociment. L’architecte a souhaité souligner la trame horizontale des édifices et « stabiliser la longue perspective de la rue » par un jeu de plaques et de bandeaux métalliques. Une partie des habitants du quartier a d’emblée condamné le choix de la teinte, considérant ce jaune pâle comme une non couleur. 
Le second îlot construit par niv-o – il abrite sept appartements, du studio au 5.5 pièces, les locaux de la régie Galland et un restaurant ; tout est actuellement loué, sauf un appartement – est bien plus expressif et se déploie dans un jeu de polychromie absolu. Les couleurs affirment la découpe de la construction : « Nous avons pris le parti de mettre la façade en exergue, d’affirmer les angles, pas de la fondre dans la perspective de la rue ». La façade est d’ailleurs rythmée par des ouvertures irrégulières. Affirmer la découpe du bâtiment par le truchement des couleurs, donc. Mais ces couleurs ont aussi pour fonction de clarifier la volumétrie de l’ensemble, constitué de cinq corps de bâtiment. Quand le passant se déplace autour de l’îlot, la perception qu’il en a est à chaque fois autre. La façade paraît monochrome sous un certain angle, l’instant d’après elle apparaît polychrome. Contrairement aux couleurs du front d’immeubles construits en arrière-plan, celles de l’îlot b’ (dont la palette est néanmoins identique auxdits immeubles) sont en effet en interaction directe : elles prennent place les unes à côté des autres sur ce seul édifice. Et puis, l’enveloppe de l’îlot est texturée et offre un fin jeu de lumière, cette dernière ne glisse pas sur la surface mais en souligne la matérialité. 
L’intérieur contraste nettement avec l’extérieur : les murs des appartements sont blanchis à la chaux. Chaque logement dispose d’un toit-terrasse privatif, excepté les plus petits des appartements qui s’en partagent un – c’est d’ailleurs le seul espace de rencontre du bâtiment, qui ne compte pas de buanderie. Des pergolas se dressent sur les toits-terrasses, qui permettent aussi de déporter le rideau au dehors : l’intimité des locataires et la vue sur l’extérieur sont préservées. Les terrasses disposent également de bacs à fleurs et d’aires destinées à accueillir de la prairie sèche. 
Le corps de bâtiment qui jouxte l’îlot a (dévolu à des logements, une garderie, des arcades commerciales et administratives) est gris clair pour permettre une transition entres les deux îlots, car l’îlot a, construit par AC Atelier Commun, se décline en plusieurs tons de gris. Les deux bureaux d’architectes ont par ailleurs collaboré pendant près de 20 ans pour gérer les rapports de voisinage : penser les ouvertures pour faire en sorte que les vis-à-vis et les vues ne soient pas gênants. Le plasticien, enseignant et coloriste Claude Augsburger (voir entretien ci-dessous) a été chargé de la mise en couleur de ces deux îlots. 
Si l’îlot b’ est réussi – hormis certaines finitions mal exécutées, comme le raccord entre le socle et le crépi –, on peut néanmoins déplorer le manque d’unité de la parcelle. « C’était une volonté de la Ville de ne pas unifier les îlots », explique Ivo Frei. La municipalité a ainsi mandaté plusieurs bureaux pour éviter l’édification d’un ensemble uniforme, construit d’une seule main. Les îlots a et b’ se font écho, mais le reste forme une espèce d’agrégat de plots disparates, reliés par des passerelles. L’îlot c, qui abrite un établissement socio-éducatif, trois appartements et divers commerces, est peut-être en ce sens le plus édifiant des quatre îlots : la façade du bâtiment d’origine devait initialement être préservée, le reste rénové. Or tout a été détruit, puis, de manière absurde, reconstruit à l’identique à la fin des années 2000. Reste que l’objet ici est la couleur. Et l’intégration de l’îlot b’ dans le quartier du Rôtillon est remarquable, précisément à cause d’elle.

 

Notes

1. M.-P. Servantie, Chromo-architecture, l’art de construire en couleur, éd. Alternatives, Paris, 2007, p. 38
2. Le PPA conserve les voies médiévales qui traversent le quartier. http://carto.lausanne.ch/lausanne-gc/index.php

 

Entretien avec le coloriste Claude Augsburger

La couleur, c’est un peu l’histoire de sa vie – professionnelle du moins. Elle est le sujet de ses peintures, l’outil de son activité d’architecture, l’objet des cours qu’il dispense. Le Chaux-de-Fonnier Claude Augsburger a fait ses études à l’ECAL, a puisé son inspiration à New-York puis a assisté le professeur Bezençon au département d’architecture de Lausanne. Depuis les années 1980, il met en couleur des bâtiments. Il a ainsi mis en couleur une soixantaine d’édifices, en Suisse et ailleurs. A Lausanne, une trentaine de villas dans le quartier Vers-chez-les-Blanc, l’Espace Arlaud, une série de constructions dans le quartier du Rôtillon, la coopérative d’habitation des Jardins de Prélaz ou encore le bâtiment des années 1930 qui abrite le magasin Maniak au Flon. Ailleurs, il a notamment mis en couleur le Skyguide de la navigation aérienne à Genève, la gare CFF de Tägervilen, la salle communale de Grandson et des bâtiments Philip Morris à St-Pétersbourg et Athènes. Dernier projet en date, les îlots a et b’ du quartier lausannois du Rôtillon. Entretien.


TRACÉS: Ivo Frei, l’architecte mandaté pour la construction des îlots b et b’ de la parcelle du Rôtillon, a pris le parti de les intégrer dans le tissu urbain par la couleur. Le quartier est déjà polychrome, comment choisir alors une palette qui soit en harmonie avec l’existant?
Claude Augsburger: Il a fallu prendre possession du territoire, tenir compte de l’environnement de ce quartier particulier – c’est un endroit où on est un peu coincés, dans une cuvette ; on peut donc se permettre d’y aller fort dans les couleurs. 
J’ai essayé de prendre note de toutes ces couleurs existantes, je me suis promené dans le quartier, j’ai pris des photos, j’ai fait une recherche historique. J’ai aussi tenu compte du jaune pâle des trois immeubles de l’îlot b, déjà réalisé à ce moment-là. Ces observations m’ont donné une gamme de couleurs. J’ai finalement proposé une quarantaine de variantes de mise en couleur. Viennent ensuite toutes sortes de contraintes liées à un chantier, des discussions avec les acteurs, le maître d’ouvrage, l’architecte. Pour ce projet, il y avait aussi une problématique liée à l’étroitesse de la rue : on ne pouvait pas se permettre d’utiliser une couleur trop foncée, car une couleur trop foncée absorbe beaucoup de lumière. Le processus s’est donc fait petit à petit, séance après séance. 
J’ai aussi été chargé de la mise en couleur de l’îlot a. La palette est plus sobre, avec un dégradé de gris. Chaque corps de bâtiment est enrobé d’une nuance de gris.

Vous dites que les couleurs ont été choisies en regard de l’existant. Or celles utilisées pour l’îlot b’ semblent nettement plus vives que les couleurs qui parent les immeubles en arrière-plan.
…Dès qu’on choisit d’utiliser de la couleur, il faut prévoir un entretien. Il y a eu passablement d’améliorations ces dernières années en termes de fabrication de couleurs, mais elles demeurent néanmoins extrêmement sensibles aux ultraviolets et passent vite. Autant appliquer dès le départ des couleurs vives, qui vont s’atténuerau fil du temps. Les couleurs des immeubles dont vous parlez étaient elles aussi très vives. 

La façade de l’îlot est texturée. C’est un choix délibéré ou cette matérialité est-elle due à des contraintes techniques? 
Je travaille d’ordinaire avec Natural Color System (NCS), un système scandinave génial de classification des couleurs, inventé à la fin des années 1970. Pour la première fois de son histoire, on a pu parler précisément d’une couleur. Pour le Rôtillon, j’ai commencé avec ce système, mais on a ensuite utilisé une gamme de couleurs proposées par le fabriquant du crépi. C’est aussi un des facteurs qui a déterminé le choix des couleurs et la texture.

Dans toutes les civilisations et les cultures, les couleurs ont toujours eu une symbolique forte. Est-ce vous avez cela en tête lorsque vous choisissez les couleurs d’un bâtiment?
Pour moi, une couleur n’a pas de signification, mais un rayonnement. Une couleur a une chaleur. Je ne pense pas comme Goethe, qui attribue une symbolique à chaque couleur. Une couleur donne une impression de chaleur ; selon la couleur, on a vraiment la sensation qu’il fait plus chaud ou plus froid.
Une couleur peut aussi avoir une véritable fonction, comme le bleu qui éloigne les mouches. J’en ai utilisé pour la mise en couleur de l’Institut équestre national d’Avenches précisément pour cette raison. Au Maroc ou en Grèce, le bleu est aussi fréquemment utilisé. 
A quel moment du processus de création êtes-vous intervenu?
Il n’y a rien de plus horrible qu’un architecte qui finit un bâtiment et qui se dit «merde je suis pas très sûr de la couleur», et qui fait donc appel à un coloriste. Ici, le contraire s’est produit. Avant même d’être certains que le projet allait voir le jour, Ivo Frei et moi travaillions déjà ensemble. Avec le Rôtillon, c’est la première fois que j’ai pu aller aussi loin dans le jeu des couleurs.

Vous êtes plasticien de formation. Comment en arrive-t-on à faire la mise en couleur de bâtiments?
Pour moi, ces deux activités sont complémentaires. Parfois, les casquettes se mélangent, entre celle d’artiste et celle de coloriste, notamment quand je réalise des vitraux. 
Il n'existe pas de formation de coloriste à proprement parler. J’apprécie cette collaboration avec les architectes. Et je leur précise dès le départ que je ne détiens aucune vérité, mais que mon regard sur le projet lui permet d’avancer. Je constitue un élément de l’émulation. Il faut garder en tête que la mise en couleur n’est pas une œuvre d’art, le coloriste doit être au service de l’architecture. On peut constater que, même si la couleur est la première chose que l’on voit d’une architecture et qu’elle donne son identité à un bâti, la collaboration avec un coloriste constitue une part infime d’un budget de construction. 

Propos recueillis par Pauline Rappaz

Magazine

Sur ce sujet