Les nou­velles voies de la pré­fa­bri­ca­tion terre

Depuis près de 30 ans, Martin Rauch explore la préfabrication de grands éléments en terre crue initiée dans son atelier de Schlins dans le Vorarlberg (AT). Aux côtés de Martin Mackowitz, architecte et chef de projet chez Lehm Ton Erde, il décrit les avantages et les défis de cette technique de construction.

Date de publication
25-03-2024
Alia Bengana
Architecte DPLG, enseignante au laboratoire ALICE de l’EPFL et à l’HEIA-FR

Quand avez-vous exploré la préfabrication de la terre crue pour la première fois et pour quelles raisons?

MR (Martin Rauch): En 1996, un client m’a confié la réalisation d’un mur d’inertie courbe en pisé au cœur d’une maison en bois à Subingen, située à 300 km de mon atelier de Schlins1. Une contrainte majeure se présentait : le mur devait être construit en janvier, or il est impossible de réaliser du pisé en dessous de 5° C, en raison du gel. Pour répondre à ce défi, j’ai eu l’idée de fabriquer le mur pendant une saison plus clémente, directement dans mon atelier. L’objectif était de le produire d’un seul tenant, tout en respectant la contrainte de pouvoir le soulever avec une grue (4 t) et de le transporter en camion.

En 1998, j’ai pu passer à une échelle supérieure de préfabrication avec le projet de l’imprimerie Gugler, à Pielach (AT). Nous nous sommes inspirés du principe de l’hypocauste romain pour concevoir des murs en pisé donnant sur un atrium baigné de lumière. Ces murs creux, à travers lesquels passent verticalement des tubes reliés à un puits canadien, fournissent une chaleur rayonnante en hiver, et refroidissent l’air ambiant en été. Nous avons réalisé en atelier plus de 160 modules en pisé creux autoportants de 1300 kg chacun (0.4 × 1.3 × 1.7 m), qui ont séché en atelier avant d’être transportés sur place. Nous avons retouché les joints des murs sur site pour les faire disparaître et maintenir l’impression monolithique propre au pisé. C’était à l’époque le projet le plus important jamais réalisé en pisé préfabriqué. J’ai eu la confirmation que la préfabrication à plus grande échelle était non seulement possible, mais pertinente!

Comment avez-vous ensuite fait évoluer la technique du pisé préfabriqué?

MR: En 2012, le projet de la halle Ricola à Laufen (BL), conçue par Herzog & de Meuron, a marqué une évolution significative dans nos savoir-faire. Le budget de l’opération ainsi que la volonté du maître d’ouvrage et des architectes ont ouvert la voie au développement d’un automate que nous avons baptisé Roberta. Cet outil novateur nous a permis de réaliser du pisé dans des coffrages sur une longueur de 50 mètres. Une fois compactés, les murs étaient sciés, numérotés, puis laissés à sécher pendant quelques semaines. Ils pouvaient ensuite être déplacés et assemblés en suivant un calepinage précis, assurant ainsi la continuité des couches de terre dans l’ordre de leur compactage. La halle de préfabrication de l’usine Ricola et Roberta ont ensuite été employés pour ériger les murs du Centre d’accueil de la station ornithologique de Sempach2 située à 200 km de là.

En 2016-2017, nous avons entrepris la construction des bureaux de l’entreprise agroalimentaire Alnatura, à Darmstadt (DE). Contrairement aux projets précédents, où l’isolation était ajoutée après la mise en œuvre des murs, les architectes nous ont lancé le défi de concevoir des modules intégrant à la fois l’isolation et le pisé visible de l’intérieur. Nous avons imaginé d’imposants blocs sandwich de 3.5 m de long sur 1 m de hauteur, comprenant 38 cm de pisé à l’extérieur, une isolation intérieure en mousse de verre recyclé de 17 cm et un mur intérieur de pisé de 14 cm. Pour la première fois, nous avons intégré au mur intérieur des serpentins alimentés par de l’eau chaude provenant de tubes géothermiques et de la chaleur résiduelle récupérée, résolvant ainsi le problème des parois froides. Avec une épaisseur totale de 69 cm, les murs affichent une bonne valeur U de 0.35 W/(m2K). Pour relever ce défi, nous avons dû adapter notre automate Roberta. Avec ses 1550 m2 de façade en pisé, ce bâtiment est désormais à ma connaissance le plus grand jamais réalisé en pisé préfabriqué au monde!

Pourquoi, après toutes ces expériences de préfabrication mobile, avez-vous décidé de construire une manufacture de pisé à Schlins et quels sont les avantages que vous en tirez?

MR: J’ai toujours cherché à optimiser les coûts des sites de préfabrication temporaires en acceptant d’autres projets plus petits dans les environs, mais cela n’a pas toujours été efficace. La construction et la déconstruction d’un site de préfabrication ainsi que le déplacement des machines sont des tâches complexes, sans oublier que les travailleurs doivent quitter leur famille pendant la semaine et être logés sur place. Après Alnatura, ma machine était plus grande, nécessitant ainsi plus d’espace de stockage à Schlins. De plus, il y avait le désir de créer un centre de recherche. L’ambition de la Werkhalle de Schlins est d’en faire le siège de nos différentes activités, englobant la préfabrication, l’expérimentation, mais aussi le bureau d’études et la formation. Malgré son importance, la préfabrication n’est que l’une de nos nombreuses activités. Nous n’abandonnons pas pour autant la préfabrication itinérante: pour chaque projet, nous décidons de la solution la plus sensée, d’un point de vue humain, écologique et financier. Quant aux avantages, ils sont surtout humains et techniques : les ouvriers travaillent dans de meilleures conditions toute l’année ; on peut aller plus vite, être plus régulier et produire des éléments de grande qualité. Notre chaîne de production, enrichie par nos diverses expériences, est très bien maîtrisée, ce qui se traduit par une efficacité accrue et une nécessité moindre en termes de main-d’œuvre. Pourtant, malgré ces avantages significatifs offerts par la préfabrication, pour le moment celle-ci ne se traduit pas nécessairement par une réduction des prix au m2 du pisé. Les coûts financiers et environnementaux liés au transport (notamment les émissions de CO2) constituent des facteurs importants à considérer. Si le temps de mise en œuvre des murs est plus rapide, il faut y ajouter les retouches des joints, chronophages et nécessitant beaucoup de main-d’œuvre. Dans notre approche, nous nous sommes fixé comme objectif de n’accepter que des projets situés dans un rayon de 400 km. Cette orientation vise également à positionner notre entreprise en tant que manufacture locale.

Quelles sont les principales applications de la terre crue préfabriquée aujourd’hui?

Mm (Martin Mackowitz): Notre objectif est de rendre la terre accessible au plus grand nombre. Pour y arriver, il est essentiel de mettre en place une logistique bien orchestrée et d’optimiser les processus, assurant ainsi une précision rigoureuse lors de la mise en œuvre. Nous nous concentrons principalement sur la préfabrication de murs et de blocs de différentes épaisseurs, adaptés tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, autoportants ou porteurs, comme je viens de le faire dans ma maison, ici à Schlins.

Actuellement, nous travaillons sur la combinaison d’éléments préfabriqués en bois et en terre, que ce soit pour les murs ou les planchers. Ces deux matériaux se complètent parfaitement, la terre apportant de l’inertie thermique, une résistance au feu et d’excellentes propriétés acoustiques. Des caractéristiques qui font défaut au bois et aux matériaux fibreux en général. Nous avons été sollicités par les architectes Herzog & de Meuron et le bureau d’ingénierie ZPF pour apporter notre expertise technique à la conception des planchers en bois et en terre du projet Hortus (Allschwil, BL), en parallèle d’une réflexion similaire que nous avions déjà amorcée. 

Mr Alors que les architectes et les ingénieurs pensaient initialement réaliser les voûtains en briques de terre crue, j’ai eu l’idée de proposer que le futur plancher en bois soit utilisé comme un coffrage perdu dans lequel les voûtains seraient compactés à l’envers puis retournés. Nous avons dû mettre au point une machine ad hoc pour la mise en œuvre de ces voûtains dans un temps très court. Ces 800 éléments de planchers sont en cours de préfabrication à Bâle, dans une halle à proximité du chantier. Nous en avons déjà réalisé près de la moitié avec une équipe délocalisée de Lehm Ton Erde. Nous avons d’ailleurs été chanceux car la terre d’excavation du site était de très bonne qualité et adaptée à la technique du pisé, ce qui nous a permis d’utiliser 75 % de cette terre pour les mélanges. Nous compactons une terre très peu humide, ce qui nous permet de mettre directement en œuvre les planchers mixtes bois-terre et de les laisser sécher dans leur position finale.

Pensez-vous que ces éléments terre/bois pourraient être produits de façon semi-industrielle et commercialisés?

Mm: Tout à fait, c’est d’ailleurs notre volonté de pousser la recherche sur cette nouvelle technologie et d’en faire un produit. Pour Hortus, nous sommes assez raisonnables quant au prix au m2 de plancher mais il y a eu un gros investissement sur la machine. Nous pensons que ce processus pourra être optimisé pour arriver à un prix au m2 plus abordable. Dans la solution Hortus, les poutres sont en bois massif avec de très longues portées (5.4 m). Il serait tout à fait envisageable d’imaginer des éléments plus courts, plus simples à mettre en œuvre, et donc plus économiques.

Nous avons d’autres projets en cours qui explorent des solutions hybrides préfabriquées bois-terre : des logements sociaux à Vienne et une école à Bâle. Ceux-ci nous ont amenés à la conclusion qu’il fallait créer une nouvelle société qui serait dédiée à ces solutions hybrides, particulièrement pour des solutions de planchers et de murs.

Comment sera organisée cette nouvelle branche de Lehm Ton Erde?

Mm Notre ambition est d’assister les architectes et les bureaux d’ingénierie dans la conception et la concrétisation de solutions préfabriquées hybrides bois-terre, tout en offrant également notre expertise en amont des projets. Nous sommes prêts à être consultés en tant qu’experts dès les premières phases des projets et à apporter notre aide tout au long du processus jusqu’à la réalisation. Cependant, notre intention n’est pas de conserver l’exclusivité de la fabrication des éléments. Sur demande, nous avons la capacité d’envoyer une machine ou des ouvriers de Lehm Ton Erde vers le site de construction. Nous offrons également une assistance à une entreprise de charpente ou à des artisans terre locaux, par exemple en mettant à leur disposition notre équipement en location. Nous avons d’ailleurs développé un deuxième automate mobile, appelé Roberta 2, actuellement déployé dans le domaine viticole de Château Haut-Brion à Pessac, en France, pour construire les murs d’une cave à vin, conçue par les architectes Anne-Sophie et Guy Troprès (A3A).

Quels sont les projets actuellement préfabriqués à la Werkhalle?

Mm: Nous travaillons en ce moment à la réalisation de murs porteurs préfabriqués en façade pour Anna Heringer, qui est l’architecte d’un bâtiment en pisé au sein du Campus St. Michael de Traunstein (DE)3.

Nous fabriquons aussi les façades en pisé autoportant de deux projets à Buchs (SG): une opération de logements de 6 étages et une maison familiale, toutes les deux conçues par l’architecte Carlos Martinez. Nous avons aussi réalisé les murs porteurs de ma maison, ici à Schlins, et sommes en plein chantier de la partie bureau qui sera attenante à la Werkhalle. Enfin, nous préfabriquons des poêles en terre appelés «Lehmo». Cette fabrication est effectuée à la main, car elle requiert une grande précision, et nous croyons fermement que le travail humain reste irremplaçable dans certains cas.

Quels sont vos perspectives avec l’outil de la Werkhalle?

Mm: Nous voudrions privilégier les projets où, d’une part, la terre est utilisée à bon escient et où, d’autre part, les formes demandées sont pensées à la fois en fonction des qualités intrinsèques de la terre crue et de l’outil de préfabrication que nous possédons.

Dans le Vorarlberg, nous disposons de charpentiers très compétents mais, jusqu’à présent, il y a eu peu d’interactions avec les artisans spécialisés dans la terre crue. Nous espérons que cela changera grâce à deux projets phares de la région. L’un de ces projets consiste à sélectionner des architectes que nous initierons à la terre crue et à sa préfabrication en utilisant les outils développés par Martin Rauch. Nous leur demanderons de concevoir deux projets intégrant à la fois le bois et la terre, en tenant compte des propriétés spécifiques de ces matériaux, ainsi que des technologies disponibles, sans négliger la rapidité et la simplicité de mise en œuvre. C’est un peu le contraire de ce que nous faisons généralement, c’est-à-dire à chaque fois adapter les matériaux et les outils aux projets. Nous aurons deux sites expérimentaux mis à disposition par la Région du Vorarlberg, et espérons ainsi trouver plus de solutions abordables pour la mise en œuvre des solutions hybrides bois-terre et démocratiser l’usage de ces matériaux dans le monde de la construction, mais aussi unir ceux qui savent préfabriquer avec des matériaux complémentaires!

Notes

 

1 Haus Lüthi, Théo Lüthi architecte, Subingen (SO), 1996-1997

 

2 Centre d’accueil de la station ornithologique de Sempach (LU), :mlzd architectes

 

3 Développé en partenariat avec Koehler Architekten + Beratende Ingenieure. La conception du Forum, en terre crue, est assistée par Zeller & Romstaetter.

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