Les Nou­veaux com­man­di­taires gag­nent la Suisse

Entretien avec Charlotte Laubard

Lancé dans les années 1990, le protocole de commande des Nouveaux commanditaires a généré près de 500 projets, souvent liés à l’espace public. Généré hors du cadre des marchés publics traditionnels, ce type de commande part d’une demande et se pense en collectif, sur le temps long.

Date de publication
11-10-2022

TRACÉS: L’idée des Nouveaux commanditaires (NC) est née en France dans les années 1990. À quoi répondait-elle et comment la décrivez-vous?

Charlotte Laubard: Ce protocole est un pari, celui de trouver de nouvelles modalités pour la commande artistique, une inversion de la pratique courante. Dans l’après-guerre, dans la perspective de fournir une aide aux artistes, les «fonds de décoration» sont créés et sont encadrés par la législation du «pour-cent artistique». À partir des années 1960, les pratiques artistiques changent, l’aspect décoratif n’a plus vraiment cours, mais le processus de commande publique demeure le même! Il est toujours lié de manière contractuelle à un aménagement urbain, à la rénovation ou à la construction d’un bâtiment public. On organise à cet égard un concours, on sollicite des artistes, on réunit des membres d’une administration et des experts et on choisit une candidature. Parfois l’architecte est associé, parfois non, ce qui peut créer des situations problématiques.

En quoi le système de commande habituel, par concours, serait-il inapproprié?

Les concours sont organisés tard, souvent trop tard, quand le projet d’architecture ou d’aménagement est déjà finalisé. Cela peut créer un certain ressentiment de la part des architectes, s’il n’y a pas eu une forme de partenariat dès le départ. J’ai même participé en tant qu’experte à un concours où il était envisagé de détruire le revêtement flambant neuf d’une cour afin d’y aménager une place pour l’œuvre, ce qui est un non-sens absolu. Ensuite, les usager·ères subissent l’arrivée de ces œuvres sans en connaître les raisons. Il peut y avoir de l’incompréhension, voire des débats. Que des actions de médiation ne soient toujours pas prévues dans le cadre contractuel des concours me semble ahurissant.

Comment sont nés les Nouveaux commanditaires?

Les Nouveaux commanditaires ont 30 ans. L’initiative émane de l’artiste et photographe François Hers, qui était dans une démarche de rencontre avec les gens, les habitats, les lieux de vie. Le directeur de la Fondation de France lui a demandé de réfléchir à un programme de commande qui serait complémentaire à celui qui existait déjà au niveau législatif. Hers s’est demandé comment aller du bas, des citoyens, vers le haut, l’action politique. Derrière ce constat, il y avait le sentiment que le monde de la culture, les artistes, sont trop éloignés de la société; un hiatus qui n’était pas près de se ­résorber – on le voit encore aujourd’hui. Les espoirs de démocratisation culturelle portés par les politiques publiques depuis des décennies sont un demi-échec: 50 % de la population ne va toujours pas dans les lieux de (haute) culture.

Comment décrire le protocole?

À la base, il était un peu exploratoire. Hers s’allie à Xavier Douroux, directeur du Consortium à Dijon, qui devient le premier médiateur des Nouveaux commanditaires. Ils ont testé différentes approches, puis le protocole a été formalisé au milieu des années 1990 dans un document. Il décrit les rôles des trois acteurs: le groupe des commanditaires, l’artiste, le ou la médiateur·ice. Enfin, un quatrième acteur serait composé des Villes et/ou des Cantons ou fondations privées qui soutiennent l’action. En résumé: les commanditaires énoncent la raison d’être du projet; le ou la médiateur·ice les accompagne dans la rédaction d’un cahier des charges et dans la rencontre avec l’artiste qui va travailler avec eux; l’artiste, enfin, travaille sur une situation sociale particulière et précise qui l’oblige à un décentrement. Ce protocole est une méthode. Elle a produit environ 500 œuvres en Europe, donc elle fonctionne.

Comment émerge une commande?

C’est cela qui est délicat, car il faut se faire connaître auprès de personnes qui ne fréquentent pas forcément les milieux culturels pour qu’elles en parlent autour d’elles et repèrent des situations qui pourraient être propices à des commandes. Il faut savoir que le programme a pu souffrir d’un certain snobisme au départ: à Paris, il y a 30 ans, on disait que les NC, c’était «pour les bouseux»… En effet la moitié des œuvres ont été réalisées en milieu rural, ce qui montrait qu’il y avait là un vrai besoin. Or aujourd’hui, les choses ont changé: les administrations et les institutions culturelles ressentent le besoin de transformer leur champ d’action, de sortir de leurs murs et d’aller à la rencontre d’autres groupes et territoires. Dans le cas des NC suisses, que nous avons fondés en 2014, nous sommes allés à la rencontre de personnes liées à l’action sociale pour faire connaître notre initiative. C’est à la suite d’une de ces conférences que j’ai été abordée, par exemple, par un membre d’une association de Boliviens vivant à Genève qui ont souhaité s’engager dans une commande. En Suisse, nous sommes aussi approchés par des administrations de Villes et de Cantons qui désirent mettre en place des protocoles de commande plus participatifs. Du côté de la Suisse alémanique, nous avons une première commande à Bâle, liée au réaménagement de la caserne militaire en plein centre-ville. Une mosquée, un club de boxe, une crèche, des ateliers d’artistes, des espaces de co-working cohabitent au sein de la «Kaserne». Certain·es de ses usager·ères se sont porté·es candidat·es pour réfléchir à un projet de commande qui sera financé par le Canton de Bâle-Ville, sous la houlette de la médiatrice des NC Yasmin Afschar.

Comment s’opère la commande? Il me semble que le dispositif peut concurrencer le dispositif traditionnel, le concours d’intervention artistique.

Je ne vois pas de concurrence, les NC sont plutôt complémentaires. Le processus participatif des NC, basé sur la discussion, nécessite un temps long qui n’est pas forcément adéquat pour certaines situations. On passe de nombreux mois à discuter du projet de commande et à rédiger le cahier des charges avec les commanditaires. Je leur présente deux profils d’artiste dont la démarche me semble «coller» avec l’esprit de la commande. Parfois ce sont des artistes avec qui je n’ai jamais travaillé. En tant que médiatrice, il faut pouvoir sortir de sa zone de confort en essayant d’être la plus juste possible dans les propositions. Les commanditaires choisissent un·e seul·e artiste car la commande nécessite de longues discussions avec celui-ci ou celle-ci.

Et le budget alloué, est-il connu de l’artiste au moment de la commande?

Ça dépend. Parfois, il n’y a pas de budget au départ. Aux Bains des Pâquis à Genève, par exemple, il s’agit de réfléchir à la création d’un portail qui puisse représenter les valeurs de convivialité des Bains pour remplacer l’actuel qui est un assemblage bricolé de grilles. La mission n’est pas évidente ! Seul·e un·e artiste peut proposer ce saut imaginaire nécessaire qui permet de transformer un objet signifiant la fermeture en une chose qui symboliserait l’ouverture et l’accueil. L’artiste Gilles Furtwängler a fait une formidable proposition. Nous en sommes maintenant à demander les autorisations administratives, ensuite il nous restera à chercher le financement. Dans cette situation, à l’inverse du concours artistique, il n’y a pas d’enveloppe budgétaire prédéfinie; c’est la nature du projet qui va nous conduire à définir un budget et à chercher les financements auprès des organismes publics et privés. Concernant le fonctionnement de notre association, nous avons été soutenus par la Fondation de France au début. Maintenant nous avons reçu une aide substantielle de la Fondation Mercator pour nous aider à nous développer sur tout le territoire suisse.

La dimension temporelle est centrale dans le protocole. Ce temps long est-il vraiment nécessaire?

Oui, et c’est là que ça bloque parfois. Des entités publiques viennent nous trouver pour lancer des projets participatifs avec des délais de réalisation très courts. Or la participation, pour qu’elle soit effective et transforme durablement les esprits, prend beaucoup de temps. Le cahier des charges, bien que court (une dizaine de points), demande du temps pour être rédigé: c’est un outil essentiel vers lequel nous allons revenir en cas d’incompréhension entre commanditaires et artiste. Il faut garantir la liberté de création de l’artiste tout en l’amenant à respecter le cahier des charges. Mais si le projet n’est pas approuvé à l’unanimité, on demande à l’artiste de revoir son projet.

Qu’est-ce qui définit un groupe de commanditaires?

C’est un groupe de personnes qui vivent une situation qu’elles souhaitent faire évoluer. Tout peut être l’objet d’une commande, mais nous veillons à ce que le projet ne serve pas un intérêt particulier, mais l’ensemble d’une communauté. En général, ce sont entre 5 et 20 personnes. À Nyon (VD), la Ville avait acquis une parcelle autour de la Maison Gubler pour y mettre une unité d’accueil pour écoliers (UAPE). À l’occasion de l’aménagement du parc attenant, la Ville nous a approchés pour lancer une commande. Le groupe de commanditaires réunit des parents d’enfants, le personnel de l’UAPE et des voisin·es. Ils ont souhaité voir advenir un espace de convivialité en extérieur, qui manquait cruellement dans le centre historique de Nyon. Ces commanditaires ne voulaient pas de mobilier urbain standard, mais une installation artistique qui puisse laisser imaginer différents usages. La sculpture monumentale des Frères Chapuisat répond parfaitement à cela, elle a été adoptée, entre autres, par les jeunes du collège d’en face qui viennent y pique-niquer chaque midi.

Quelle forme prend la commande, s’agit-il forcément une intervention dans l’espace public?

Nous considérons que la sphère publique excède la seule question de l’urbanisme et du bâti, et inclut l’ensemble des interactions sociales. Donc l’art public peut s’insérer dans différents contextes sociaux et prendre différentes formes. Pour l’association bolivienne de Genève, par exemple, il n’était pas question de proposer une œuvre dans l’espace public. Les membres de l’association nous ont décrit le clash générationnel au sein de leur communauté: les jeunes reprochent à leurs parents émigrés leur invisibilité sociale. Le groupe composé de jeunes et d’adultes s’est interrogé sur les valeurs et les éléments de fierté qu’ils souhaitaient transmettre à leurs enfants pour qu’ils soient fiers de leurs racines. Dans ce cas, c’est un film qui paraissait la forme la plus appropriée. Après 30 ans, on constate que le protocole peut amener à faire travailler des créateurs et créatrices de différentes disciplines: théâtre, création musicale, etc. En France, il y a même un NC Sciences, impulsé par Bruno Latour, qui présidait le comité culture de la Fondation de France, permettant à des citoyen·nes de solliciter des scientifiques pour engager des projets de recherche autour d’une problématique que ces citoyen·nes rencontrent.

Les architectes et les architectes du paysage peuvent-ils être concerné·s par une commande émanant des NC?

Bien sûr ! Patrick Berger comme architecte, Alexandre Chemetoff ou Natacha Guillaumont, comme architectes du paysage, ont participé aux NC. Les maisons des Bogues du Blat, par exemple (p. 12), sont nées d’une commande passée à Patrick Bouchain et l’atelier Construire par une mairie qui souhaitait faire venir de nouveaux habitants dans une région de l’Ardèche dépeuplée depuis l’après-guerre, qui connaît un regain d’intérêt ces dernières années, avec des aménagements pas toujours adaptés. Il s’agissait de créer un habitat social rural, un type de maison qui soit privative, familiale, et en même temps ouverte au groupe social du hameau. Après une phase participative, l’équipe a répondu avec un schéma qui permet de construire en plusieurs phases, selon les besoins et les demandes.

Étant donné l’importance de la participation, le protocole peut-il conduire à proposer des interventions qui ne seront pas forcément achevées, voire ouvertes à des usages imprévus?

Oui, il y a des œuvres qui sont des dispositifs, des espaces qui vont évoluer. Il y a beaucoup de lieux dans les résultats des commandes. À Fribourg par exemple, au Collège Sainte-Croix, les élèves avaient une sorte d’amphithéâtre en rondins de bois qui avait vaguement la forme d’un canard – du moins c’est comme ça que les élèves l’appelaient. Avec le temps, le canard est aussi devenu la mascotte de l’école: on en a fait des t-shirts, des films, même des fêtes pour lever des fonds pour les élèves en difficulté. Le canard est devenu une figure de médiation entre élèves. Or l’extension projetée a conduit à détruire le canard en rondins de bois, ce qui a bouleversé un groupe d’étudiant·es et d’enseignant·es. Ils ont fait appel aux NC pour disposer d’un espace qui permet de créer de nouveaux rituels. C’est une commande assez délicate. J’ai proposé Lili Reynaud-Dewar, une plasticienne et performeuse française qui a récemment été distinguée du prestigieux Prix Marcel-Duchamp, parce qu’elle s’est intéressée à l’adolescence. Elle a proposé d’investir une vieille bâtisse délaissée au fond du parc et d’y installer une sorte de scène avec des rideaux sur lesquels sont inscrites les paroles de chansons en hommage au canard. L’architecte de la rénovation, qui fait partie du groupe des commanditaires, s’est déclaré jaloux de ne pas y avoir pensé.

La commande sert-elle un agenda politique?

Les commanditaires ne sont jamais directement des autorités politiques – à moins que ce soit un village de 30 âmes. Mais la Ville de Lausanne nous a appelés à partir d’une interpellation lancée au Conseil communal sur l’invisibilisation des femmes dans l’espace public: d’une part le nom des rues et la statuaire – toutes les femmes en statues sont nues et anonymes alors que les hommes sont habillés et connus – d’autre part sur la sexualisation des corps des femmes dans l’espace public, mais aussi les espaces mis à disposition en priorité des jeunes hommes (les terrains de sport), et bien sûr la question du harcèlement. Le groupe vient d’être constitué, il comprend une douzaine de personnes: onze femmes et un homme, qui proviennent de tous milieux.

Et si l’œuvre réalisée ne plaît pas?

L’œuvre a été tellement voulue par les commanditaires, après quatre ou cinq ans de travail, qu’elle est beaucoup plus légitime que les commandes publiques, qui peuvent parfois être vécues comme une agression. C’est cela la différence majeure. Nous postulons aussi que les œuvres ne doivent pas forcément être installées de manière pérenne. François Hers, le fondateur des NC, a d’ailleurs une position assez radicale que je partage: si l’œuvre n’est plus appréciée, si elle n’a plus de sens pour la communauté qui l’a portée, alors il n’y a pas de raison de la garder. Si une œuvre a une valeur au regard de l’histoire de l’art, elle pourrait aussi bien retrouver une autre vie dans un autre espace, dans un musée, une collection. Sa dimension relationnelle est ce qui prime pour nous.

Charlotte Laubard est professeure et responsable du Département des arts visuels de la HEAD-Genève, co-fondatrice et médiatrice de la Société suisse des Nouveaux commanditaires.

Magazine

Sur ce sujet