Les ma­chines oni­riques de Mon­sieur Le­queu

«Jean-Jacques Lequeu, bâtisseur de fantasmes», exposition au Petit Palais à Paris, en collaboration avec la Bibliothèque nationale de France jusqu’au 31 mars 2019

Date de publication
26-02-2019
Revision
03-03-2019

Son recueil intitulé Architecture Civile nous plonge dans un univers extraordinaire. Peuplé de «fabriques» étranges, ces petits édicules romantiques à la mode au 18e siècle, l’auteur finit par projeter une véritable ville jardinière qui invite à mener une quête symbolique, poétique. Parmi ce répertoire d’inventions, on trouve un Cabinet indien des délices, dont les murs sont faits de glaces et les sofas d’épices parfumées. Les branches de la clôture se terminent en becs d’oiseaux et en têtes de serpents. Sur les façades du Temple de la dévination, sont représentés des vapeurs lourdes, sculpturales, un «parfum aromatique servant à rendre une douce vapeur et à recevoir les songes au cerveau», composé d’épices, de miel et de bitume. Les dessins s’expliquent par eux-mêmes: élaborés en géométral, en coupes et en plans, ils se déploient dans des univers oniriques rarement égalés, où architecture, désir et même érotisme sont étroitement liés et atteignent tous les sens.

Ces dessins étranges sont à découvrir jusqu’à la fin du mois de mars dans l’exposition montée au Petit Palais en collaboration avec la Bibliothèque nationale de France. Elle présente les travaux singuliers d’un personnage qui attendait depuis longtemps sa réhabilitation. Jean-Jacques Lequeu a été longtemps considéré comme un original, et le support d’interprétations historiques douteuses. Aussi consciencieux et méthodiques que leur sujet, les commissaires de l’exposition livrent aujourd’hui un portrait réaliste, mais toujours ouvert aux interprétations: celui d’un architecte malchanceux qui, faute de pouvoir réaliser des monuments, passera le reste de sa vie à projeter ses fantasmes, des utopies poétiques qui accompagnent à leurs manières le vent révolutionnaire.

Un technicien-poète

Engagé par Soufflot (l’architecte du Panthéon), une année avant sa mort, Lequeu passera sa vie comme employé à la commission du cadastre. C’est un fonctionnaire en mal de reconnaissance qui devient un érudit autodidacte, fouille dans des recueils anciens, puise ses thèmes dans la littérature et dessine ses fantasmagories avec une précision extraordinaire.

Lequeu est le né d’un père «dessinateur et expert entrepreneur en menuiserie». Tel un Léonard de Vinci du 18e siècle, son expérience du métier et sa curiosité l’amènent à concevoir avec une curiosité savante des dispositifs mécaniques, des charpentes innovantes, mais également des explorations spatiales inédites, comme ses galeries souterraines et l’architecture olfactive décrite plus haut.

Lequeu sait détourner les pratiques du dessin technique pour créer un art aussi libératoire que réaliste. C’est en cela qu’il est extrêmement inspirant, encore aujourd’hui. Il représente avec la même technique les corps humains (malgré une précision anatomique parfois discutable), les cavernes, les végétaux et les architectures – sans faire une distinction stricte entre nature, culture et technique. Les parties du corps, même les plus intimes, sont représentées en volumes avec des ombrés, comme des coupoles ou des fûts de colonnes.

Lequeu étudie au moment de la séparation historique entre les professions d’architecte et d’ingénieur, qui jusque là étaient confondues. Ses travaux témoignent donc encore de cette aspiration, jamais totalement perdue, à maintenir un lien entre poésie architecturale et précision technique.

En plus du catalogue officiel de l’exposition, les éditions B2 publient un Lexique Lequeu qui permet d’aborder l’œuvre par la voie lexicale, au hasard des mots – peut-être la meilleure manière de pénétrer son univers.

Laurent Baridon, Jean-Philippe Garric, Martial Guédron, Lexique Lequeu, Paris, éditions B2, 2018.

 

Laurent Baridon, Jean-Philippe Garric, Martial Guédron (sous la dir.), avec la collaboration scientifique de Corinne Le Bitouzé, Jean-Jacques Lequeu, Bâtisseur de fantasmes, Paris, Bibliothèque nationale de France / Éditions Norma, 2018.

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