Les in­vi­sibles de la pla­ni­fi­ca­tion

La métropole genevoise transfrontalière «zéro carbone» ne se construira pas avec la pensée, les données et les outils classiques de la planification: elle devra intégrer des flux et des dynamiques, «invisibles» ou impensés, qui joueront un rôle déterminant dans l’avenir du territoire.

Date de publication
04-04-2023

La «Vision territoriale transfrontalière» (VTT), lancée en septembre 2022 par le Département du Territoire de l’État de Genève, le Pôle métropolitain du Genevois français et la Région de Nyon, est entrée dans sa deuxième phase lors des journées d’ateliers «diagnostic critique et orientations» qui se sont tenues à Genève entre le 16 et le 24 janvier 2023. Les équipes mandataires de chaque périmètre d’aménagement coordonné d’agglomération (PACA) ont partagé leurs approches du territoire, leurs esquisses de scénarios et les mesures d’urgence à mettre en œuvre avec les nombreux participants (élus, membres du Forum d’agglomération, techniciens du Canton de Genève, des intercommunalités et des communes, représentants citoyens). Si le mot d’ordre de ces journées était: «concentrez-vous sur les sujets sur lesquels la planification a prise», les thématiques abordées et les débats qui ont suivi ont démontré que la démarche ne pouvait faire l’économie d’une réflexion plus globale, exploratoire, sans laquelle l’exhortation au «zéro carbone en 2050» n’aurait pas de sens.

Enrichir le triptyque urbanisation – mobilité – paysage

L’ambition d’atteindre le «zéro carbone» en 2050 requiert de requestionner les méthodes et de dépasser les thématiques classiques de la planification. C’est un changement de société, de valeurs et de modèles qui doit s’opérer pour tendre vers une moindre dépendance aux énergies fossiles, aux flux mondialisés, et vers un renforcement de l’autonomie alimentaire et énergétique. D’autres paramètres doivent donc rentrer dans l’équation et de fait, lors des ateliers, plusieurs sujets se sont invités dans les débats: certains liés au territoire lui-même et à ses ressources, d’autres aux mutations en cours dans différents secteurs économiques, d’autres enfin à l’identité, à l’équité sociale, aux parcours résidentiels des habitants de l’espace frontalier. Des sujets difficiles à appréhender, des «invisibles»1, des impensés ou des non-dits sur lesquels la planification classique n’a pas suffisamment de connaissances et/ou peu de prise, mais qu’il faudrait pourtant intégrer d’emblée, pour comprendre ce bassin de vie et l’orienter vers un avenir décarboné.

Renverser la perspective

Comment voir ce qui est invisible? Plutôt que de continuer à urbaniser en tentant de limiter les dégâts environnementaux, les quatre équipes proposent de renverser la perspective en pensant le développement urbain à partir des ressources du territoire (eau, sols, forêts, cultures, montagnes), de ce qu’il a à offrir et qu'il peut assumer – les fameux «services écosystémiques». Combien d’habitants peut-il nourrir, chauffer, alimenter en eau, tout en offrant des espaces de détente et de biodiversité? Ces ressources ne seraient plus seulement à préserver et à gérer raisonnablement, dans une logique de réduction des impacts, mais aussi à amplifier. C’est le sujet de la «décompression biotopique» de l’équipe Urbaplan: répondre à l’effondrement de la biodiversité par son amplification selon les types de milieux, diversifier les grands espaces agricoles, ensauvager et renaturer les milieux urbains, hybrider ville et nature dans une mosaïque qui s’intensifie à toutes les échelles.

Une vision «zéro carbone» ne pourra se construire qu’avec ces nouveaux ingrédients: la qualité des sols2, les capacités de production d’énergie locale et renouvelable, les réserves en eau, le degré de biodiversité de certains espaces, la gestion des risques, toutes ces dimensions aujourd’hui encore méconnues ou insuffisamment intégrées dans les démarches de planification.

Les équipes le suggèrent déjà: celle de Viganò imagine un territoire agro-sylvo-politain comme socle de la transition, quand l’équipe Güller Güller propose de travailler à partir des « invariants » du socle environnemental – paysage, agriculture, eau, environnement, risques – et notamment avec le Rhône et ses huit affluents, auxquels il faudrait redonner une épaisseur.

Le dinosaure dans la pièce

«Le sujet fondamental, qui passe sous le radar des réflexions territoriales, est celui de l’évolution économique des secteurs de l’agriculture, des services, de la grosse logistique, de l’industrie, des déchets, prévient Hervé Froidevaux, économiste membre du Collège d'experts. Je crois à la réindustrialisation, et il faudra de la place pour ça.»

Dans la perspective d’une plus grande autonomie alimentaire, d’une réduction des impacts environnementaux de l’activité agricole, de la séquestration du carbone par les sols, etc., l’agriculture – particulièrement impactée par le réchauffement – devient l’un des secteurs les plus stratégiques. Un domaine sur lequel, là encore, la planification montre ses limites : si elle sait préserver les terres agricoles et des surfaces d’assolement, elle est impuissante à transformer un système indexé sur des marchés mondialisés et dépendant de subventions et de politiques fédérales qui déterminent des modes d’exploitation, des types de cultures, des rendements.

De même, les mutations en cours dans les secteurs du commerce, du tertiaire et de l’industrie auront des incidences considérables sur l’espace métropolitain. Elles pourraient générer des friches autant que des besoins supplémentaires. D’autant plus que si certains secteurs disparaissent, ou mutent, d’autres pourraient se développer, comme celui du réemploi/recyclage qui aura besoin d’espaces de stockage, de tri, de traitement des matériaux.

Comme Julia Steinberger, professeure à la Faculté des géosciences et de l’environnement à l’Université de Lausanne et co-autrice du dernier rapport du GIEC, nous y a invités, on ne pourra pas non plus éviter le dinosaure dans la pièce: Genève est une plaque tournante du trading pétrolier, le centre d’activités économiques mondialisées. Et si cela n’est pas remis en question, le «zéro carbone» restera une chimère.

Que faire maintenant de ces réflexions ouvertes, comment les intégrer dans la vision, et plus tard dans des documents de planification? Faudrait-il élargir encore les débats, convier aux ateliers les acteurs économiques, les gestionnaires de l’eau et des forêts ou des agriculteurs? Ou commencer à agir sans attendre?

La prochaine chronique traitera du passage à l’acte: mesures d’urgence, pragmatisme et freins au changement.

Dans cette chronique bimestrielle, TRACÉS assure le suivi de la démarche «Vision territoriale transfrontalière du Grand Genève». Celle-ci et les deux suivantes sont consacrées à des thématiques choisies, issues des ateliers «diagnostic critique et orientations» qui ont eu lieu en janvier 2023.

Intervenants

 

Direction de projet
État de Genève, Pôle métropolitain du Genevois français, Région de Nyon

 

Collège d’experts
Bruno Marchand (président), Sonia Lavadinho, Pierre Feddersen, Hervé Froidevaux, Marlyne Sahakian, Julia Steinberger

 

Mandataires par PACA:

  • PACA Arve: AREP avec Taktyk, Arx-IT, Mobil’homme, Kaleido’scop, Sorbonne Université
  • PACA Chablais: Studio Paola Viganò avec Citec, Wüest Partner
  • PACA Rhône: Güller Güller avec van de Wetering, Base, mrs partner, Linkfabric, Tribu, David Martin
  • PACA Jura: Urbaplan avec Interland, 6-T, Drees and Sommer, City log, GE21
  • AMO démarche: Passagers des Villes avec AAMO, Nova 7, Tribu, Citec, Collaborative people

 

Études thématiques:

  • Stratégie mobilité multimodale 2050: Transitec, mrs partner, CBRE
  • Dynamiques socio-démographiques et capacités d’accueil: 6-t, Urbaplan
  • Stratégie de participation citoyenne: Missions Publiques
  • Évaluation environnementale stratégique: Urbaplan, Soberco Environnement

Notes

 

1 Ce terme, utilisé par l’équipe Urbaplan, avait déjà été employé par l’équipe AWP («Métaboliser les invisibles») dans le cadre de la consultation Visions prospectives pour le Grand Genève initiée par la Fondation Braillard architectes en 2020 (voir le cahier Bâtisseurs suisses: Sept visions prospectives pour le Grand Genève, 2021, espazium – Les éditions pour la culture du bâti)

 

2 Sur le rapport des sols et de l’aménagement, voir notamment la synthèse du Programme national de recherche «Utiliser la ressource sol de manière durable» (PNR 68) (TRACÉS 12-13/2019), la Stratégie nationale des sols (sur le site bafu.admin.ch) ou encore l’ouvrage Des tracés aux traces: pour un urbanisme des sols, Patrick Henry, éditions Apogée, octobre 2022

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