Les dé­buts du CERN, ville scien­ti­fique

Il y a plus de 60 ans, le Centre européen de recherche nucléaire (CERN) s’implantait en rase campagne sur un terrain situé à la frontière franco-suisse. Hommes politiques et scientifiques s’entouraient d’architectes et d’ingénieurs pour imaginer ensemble une architecture moderne, dédiée à la recherche fondamentale. Giulia Marino et Jérôme Wohlschlag reviennent sur le projet initial du CERN réalisé par les architectes zurichois Rudolf et Peter Steiger.

Date de publication
21-02-2019
Revision
04-03-2019

L’architecture de la « Genève internationale » est un corpus patrimonial d’une richesse extraordinaire : elle recèle un nombre impressionnant de bâtiments remarquables, à compter sans doute parmi les plus beaux témoignages de la production du 20e siècle. La qualité – et la quantité, dans un secteur urbain défini – de ces immeubles réalisés dans les années 1950-1970 est saisissante. L’Organisation mondiale de la santé (1960-1966) en est une véritable démonstration, à travers laquelle Jean Tschumi prolonge l’expérience du siège de Nestlé à Vevey et s’empare des principes de l’immeuble administratif pour en faire une œuvre d’art totale. Il en va de même du Bureau international du travail (1965-1974), issu du trio de génie formé par Alberto Camenzind, Eugène Beaudouin et Pier Luigi Nervi. Ou encore de l’extension de l’Office européen des Nations Unies (1966-1973), où le coup de crayon habile d’Eugène Beaudouin dans la composition des volumes croise l’exubérance de Sir Basil Spence, créateur des intérieurs aux lignes sinueuses. Et aussi : l’Union internationale des télécommunications, le Centre international de conférences, ainsi que l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle… La série est ponctuée par quelques indéniables prouesses architecturales et techniques. Elle relève d’une volonté politique clairement exprimée : après l’échec diplomatique de la Société des Nations, il faut véhiculer l’image de modernité des institutions internationales renouvelées après la Seconde Guerre mondiale. Cela passe par une architecture qui, elle aussi, revendique sa modernité. Le traumatisme que fut le concours pour le Palais des Nations en 1926-1927 est encore très présent – on se souvient de la bataille engagée entre les modernes et l’académie, bataille remportée par l’arrière-garde. Après 1945, la consigne est claire : en finir avec l’historicisme. Genève, certes, met en avant sa tradition d’accueil, mais il n’est pas question de ne célébrer que les valeurs du passé ; il est temps d’afficher l’ancrage des organisations internationales dans la société contemporaine, dans l’actualité présente. L’enjeu de représentation est de taille et l’architecture y joue un rôle de premier plan.1

Dans ce contexte, l’ensemble du Conseil européen pour la recherche nucléaire (CERN) constitue un témoignage majeur.2 Dès 1952, la réalisation de la première étape du laboratoire d’expérimentations atomiques civiles – un projet de collaboration entre onze pays à l’origine – inaugure cette période foisonnante. Il ne s’agit nullement d’aligner une série utilitaire d’objets techniques, bien au contraire. L’indéniable efficacité fonctionnelle des halles d’expérimentation et du bâtiment des services généraux – le Main building – s’associe à une expression volontairement élaborée (y compris dans la centrale thermique !) qui, par ses matériaux et ses formes, cherche l’unité architecturale à l’échelle du site, pensé avant tout, à l’époque, comme un ensemble cohérent. Des raisons du choix des architectes à sa matérialisation, revenir sur l’histoire de la première étape de cette réalisation emblématique nous permet de comprendre l’enjeu et la portée d’une phase cruciale de l’architecture romande, dont le rayonnement s’étend bien au-delà des frontières suisses.

Les architectes

La première étape de la construction du CERN, sur un terrain de 375 000 m2 mis à disposition par le Canton de Genève, est conçue par l’architecte zurichois Rudolf Steiger, membre fondateur des Congrés internationaux d’architecture moderne (CIAM) et protagoniste majeur de l’architecture moderne en Suisse, en collaboration avec son fils Peter Steiger. Lorsqu’il reçoit le mandat pour la planification du CERN, Rudolf Steiger vient de terminer la construction du Kantonsspital de Zurich en collaboration avec Max Ernst Haefeli et Werner Max Moser.

De 1928 à 1931, ces trois architectes aux talents complémentaires travaillent déjà de concert dans le cadre des CIAM à la réalisation de la Werkbund­siedlung Neubühl. Ils s’associent en 1937 après avoir gagné le concours pour le Kongresshaus de Zurich, puis œuvrent de 1938 à 1953 à la construction du Kantonsspital. Dès 1954, les premiers projets pour le CERN à Meyrin sont développés par Rudolf Steiger et son fils. En 1956, ils fondent le bureau Dr. Rudolf Steiger und Peter Steiger. En parallèle, le bureau Haefeli Moser Steiger (HMS) bâtit notamment un édifice emblématique de leur production, le Hochhaus zur Palme à Zurich (1964). L’œuvre labellisée « HMS » a un retentissement international et constitue une contribution majeure de l’architecture moderne en Suisse. Dans le contexte de la « Genève internationale », le choix des projeteurs n’est de loin pas anodin : on cherche les plus établis, les plus inventifs, et Rudolf Steiger, protagoniste incontesté du Neues Bauen en Suisse, incarne parfaitement l’image de modernité que les institutions internationales souhaitent valoriser.

La commande

Jean Mussard – cousin de Peter Steiger – est un haut fonctionnaire de l’UNESCO, responsable de la coordination de la recherche internationale. Dans cette fonction, il s’implique dès 1949 dans la fondation d’un groupe européen de physiciens nucléaires, prémices du CERN. Son père est directeur de l’usine General Motors à Bienne dont les halles de montage ont été construites par Rudolf Steiger et l’ingénieur civil Carl Hubacher.

Le physicien Paul Scherrer – membre du comité scientifique du CERN – mandate alors Rudolf Steiger pour les premières esquisses d’un laboratoire sur un terrain fictif.

Pour la planification du laboratoire, le professeur Peter Preiswerk – cofondateur du CERN – endosse le rôle de maître d’ouvrage alors que le jeune Peter Steiger est nommé responsable de la gestion du projet. Les ingénieurs civils, Hans Fietz et Hans Hauri, conseillés par Carl Hubacher, débutent également leur carrière. Le peu d’expérience n’inquiète cependant pas les chercheurs du CERN, eux-mêmes pionniers dans leur domaine. Le coût total des travaux est estimé à plus de 200 millions de francs suisses, dont 70 millions pour les constructions.

La réalisation

La conception du plan d’ensemble tient compte des exigences spécifiques à la recherche en physique des particules : un espace libre de construction est conservé autour de chaque accélérateur pour des raisons de sécurité. Cette mise à distance représente un défi architectural spécifique. Les architectes établissent un système à la géométrie régulière, en partie symétrique lors des premières esquisses. L’évolution volumétrique de certains bâtiments, comme autant d’événements dans le système, et le fait que la partie sud reste inachevée, permet d’aboutir à un plan d’ensemble riche et avant-gardiste.

Les travaux commencent en mai 1954 et prévoient des délais de réalisation très courts. Le premier des deux accélérateurs de particules, le Synchrocyclotron, constitué d’un aimant de 2500 tonnes, est déjà prêt à fonctionner depuis le milieu de l’année 1957. Le bâtiment conçu pour l’abriter en son centre est doté de murs de béton de baryte (densité 3,5 tonnes par m3 ; épaisseur 5,7 m) afin de protéger les alentours des radiations. Des halles destinées aux expériences sont directement accolées à la partie centrale.

Quatre parties composent le second accélérateur, le Synchroton à protons : un bâtiment annulaire recouvert de terre abritant un tube à vide circulaire de 628 m de circonférence, une grande halle d’expérimentation au contact de l’anneau des aimants, une centrale d’énergie et les laboratoires. Là aussi, la quantité de matière est imposante. Dans la halle, l’anneau des aimants traverse un tunnel aux parois de béton d’une épaisseur de 5 m. Le champ magnétique maintenant les particules accélérées dans leur voie circulaire est généré par 100 aimants pesant chacun près de 40 t. La plus grande précision est exigée pour la mise en place de ces installations et pour les fondations de leurs supports, représentant un véritable défi pour les ingénieurs civils. Le montage des installations du Synchroton à protons se poursuit jusqu’en 1960.

À l’intersection de la route cantonale et de la route d’accès principale au site se construisent les différents corps de bâtiments de la centrale électrique, la loge du portier, des bureaux, les magasins principaux et des garages.

En un point central du système conçu par les architectes, un grand atelier est bâti pour accueillir de lourdes machines à métaux, diverses installations et autres appareils spéciaux de valeur. Le soubassement de béton conçu pour supporter les ponts roulants et une charpente métallique de couverture, dont la forme est étudiée pour recevoir les installations de ventilation, confèrent à cet édifice une plasticité remarquable.

Parmi les halles d’expérimentation et de labo­ratoires, le pivot des espaces institutionnels du CERN, le Main building, abrite les bureaux de la direction et assure l’accueil des activités collectives et des visiteurs. Les architectes parviennent à articuler un programme multifonctionnel et complexe tout en maintenant l’unité architectonique de l’ensemble. Les volumes révélant l’identité de chaque programme (une barre de bureaux sur quatre niveaux, une galette pour le restaurant, des prismes en porte-à-faux pour les auditoires, des ailes transparentes pour les halls des pas perdus) sont assemblés par superposition, le tout se développant autour d’un patio. Toutes les parties, magistralement conçues tant du point de vue structurel et volumétrique que de l’enveloppe, entretiennent des rapports spatiaux et fonctionnels d’une grande subtilité. L’usage systématique du béton armé contribue également à former un tout organique au traitement plastique spectaculaire.

L’architecture

L’architecture des premières halles du CERN s’inscrit dans le contexte d’une production architecturale industrielle suisse, voire internationale, dans laquelle se retrouvent des éléments formels et structurels, comme l’expressivité de volumes prismatiques, la mise en scène de la structure porteuse extérieure, ou l’usage de panneaux de revêtement  Eternit. Quant aux édifices à caractère institutionnel, on y reconnaît de nombreuses caractéristiques des réalisations de Haefeli Moser Steiger, comme l’affirmation des volumes selon leurs fonctions, la géométrie orthogonale, en losange et hexagonale (par exemple le plan de l’église néo-apostolique de Genève, 1947-1950), ou encore des ambiances intérieures caractérisées par les pavés de verre ou les compositions de carrelages d’une valeur plastique certaine.

Dans le Main building se retrouvent les influences formelles de Le Corbusier, d’Auguste Perret ou encore de Frank Lloyd Wright auprès duquel Peter Steiger a par ailleurs étudié en Arizona en 1950-1951. Les volumes affirmés, le dialogue entre verticalité et horizontalité et la spatialité intérieure caractérisée par les piliers champignons rappellent particulièrement le Johnson Wax administration Building et la Research Tower (1932-1939) de ce dernier.

En soixante ans d’une existence rythmée par des ambitions sans cesse renouvelées, le site du CERN à Meyrin s’est considérablement développé, s’étendant désormais sur 200 hectares, dont 120 sur le territoire français. Le campus scientifique s’est doté au fil des années de très nombreuses nouvelles infrastructures d’expérimentation et divers équipements généraux – restaurants, salles de conférence, bureaux, hôtels – devenant ainsi le plus grand centre de physique des particules du monde. Son noyau bâti historique constitue un potentiel exceptionnel pour le CERN. Outre son intérêt patrimonial indéniable, il peut sans aucun doute assurer un rôle structurant pour l’urbanisme de cette ville scientifique. 

Giulia Marino est architecte et docteure EPFL, collaboratrice scientifique et chargée de cours au Laboratoire des techniques et de la sauvegarde (TSAM) de l’EPFL-ENAC.
Jérôme Wohlschlag est architecte EPFL, cofondateur et associé du bureau gwarch, glatt wohlschlag architectes sàrl.

 

 

Notes

1    Franz Graf, Giulia Marino, Les immeubles des organisations internationales à Genève : un patrimoine d’exception, mandat de la Confédération suisse, Mission permanente de la Suisse auprès de l’Office des Nations Unies, Canton de Genève – Office du patrimoine et des sites, Fondation des immeubles pour les organisations internationales (FIPOI). Étude en cours.

2    Cette brève histoire de la première étape du CERN est issue du travail de diplôme d’architecte de Jérôme Wohlschlag, auteur principal de cet article. Cf. Jérôme Wohlschlag, L’ensemble du Main building au CERN à Genève, sous la direction de Franz Graf, projet de Master EPFL, 2011.

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