Les architectures des fondations privées
Mode et Architecture
Les fondations privées liées au monde de l’art et de la culture montrent l’imbrication indissoluble de leurs architectures avec les différents projets de la société, de la culture et du marketing.
En 2012, le site officiel de la maison Cartier lance Odyssée, un court-métrage relatant l’histoire de la marque depuis 1847. Ce film vidéo entraîne le spectateur dans un récit oscillant entre rêve et réalité et ce balancement entre une dimension fantastique et des faits réels permet d’identifier le code qui distingue déjà le siège de la Fondation Cartier: la création d’espaces virtuels. Réalisé à Paris en 1995 par Jean Nouvel, le bâtiment de la Fondation est caractérisé par une architecture dont le jeu consiste à estomper les limites réelles du bâtiment : les façades vitrées qui dépassent de la boîte architecturale, les coulisses parallèles à la construction, le verre décliné sous ses différentes formes – sablé, transparent ou quelquefois absent – créent des effets trompeurs dans la perception de l’espace, qui inclut des notions de déplacement liées à des parcours1. L’architecture de la Fondation Carter joue avec le thème de l’illusion et, au travers d’une exploitation subtile des propriétés des matériaux, met en forme ce que Jean Nouvel définit comme des espaces virtuels de séduction.
En 2018, Louis Vuitton publie Histoires de voyageurs : à bagages ouverts, un ouvrage consacré aux célébrités contemporaines qui ont traversé l’océan, accompagnées de leur iconique bagage signé de la maison parisienne. Le bateau − et l’imaginaire du voyage qui y est associé – est en effet le symbole de l’identité d’entreprise de Louis Vuitton. Réalisée à Paris en 2014 par Gehry Partners, la fondation homonyme donne corps à cet emblème : les douze voiles de verre souples qui la caractérisent, la structure mixte en acier et en bois lamellé qui arrime les voiles aux volumes intérieurs, les parcours et les terrasses aménagées dans les espaces interstitiels entre l’enveloppe et les constructions situées au-dessous, le plan d’eau qui reflète la masse taillée à facettes forment la composition d’un grand vaisseau amarré2. Une configuration qui, soumise aux déformations imposées par Frank Gehry, réécrit ce qui est l’un des symboles les plus puissants de la culture architecturale moderne, dont se sont également inspirés Le Corbusier, Renzo Piano et James Stirling.
Le vocabulaire du Project for Prada (2001) reflète les caractéristiques de la maison de mode: «L’aura de Prada est libre de toute contrainte. Elle n’est pas étouffée par une vision unique et inflexible.» Sa marque «est renforcée par différentes identités» et ses créations puisent leur inspiration «d’une observation non conventionnelle de la société et de l’analyse de domaines étrangers à l’univers de la mode, comme l’art, le cinéma et la photographie.» Une identité plurielle et ouverte aux expérimentations qui coïncide parfaitement avec la culture de la congestion urbaine analysée par Rem Koolhaas et trouve confirmation dans le bâtiment abritant le siège de la fondation du même nom réalisé à Milan en 2018. Fruit d’une opération de rénovation d’un complexe industriel situé en périphérie de la capitale lombarde, il forme une citadelle dédiée à la culture contemporaine: les bâtiments du début du 20e siècle, qui abritaient autrefois une distillerie, sont flanqués d’un «musée idéal», d’une tour et d’une salle de cinéma. Des finitions de couleur or, de la mousse de fabrication artisanale, des enduits blancs ou abîmés par le temps distinguent les constructions qui, traitées dans des langages différents et marquées par des spatialités diverses, déclinent dans l’espace les multiples identités des œuvres qu’elles renferment et de la marque3.
Lorsque la fondation est libérée des identités d’entreprise, comme c’est le cas de la Fondation Beyeler (1997), de la Fondation Sandretto Re Rebaudendo (2002) ou de la Fondation Laurenz (2003), leurs architectures revêtent un caractère de simplicité et de sobriété recherchées. Réalisé en 1997 par Renzo Piano à Riehen, le bâtiment de la Fondation Beyeler est conçu comme un véritable musée. Ses modèles de référence s’inscrivent dans la lignée d’exemples classiques de l’histoire de l’architecture : le temple classique, la Neue Nationalgalerie de Mies van der Rohe et les musées de Louis Kahn. Son architecture possède une esthétique noble et classique, doublée du langage d’une technologie soft. Même s’ils sont déclinés différemment, les mêmes traits distinctifs définissent le siège de la Fondation Sandretto Re Rebaudengo conçu par Claudio Silvestrin et caractérisé par un volume simple et rigoureux, habillé de pierres de Lecce claires et rythmé d’une série d’entailles verticales. Le minimalisme de la construction sert de toile de fond aux objectifs de la fondation qui entend favoriser l’essor culturel grâce à l’activité pédagogique.
Le cas de la Fondation Schaulager de Herzog & de Meuron est tout autre. Cet édifice incarne l’activité de la Fondation Laurenz-Hoffmann dont le but est de collecter, de conserver et de permettre l’étude des œuvres d’art. Il s’agit d’un compromis entre un musée et un entrepôt. La construction affiche un caractère inédit dans le traitement de l’enveloppe, dotée de traits sémantiques propres, en lien avec ce qui se passe à l’intérieur. L’enveloppe a été réalisée au moyen des matériaux de l’excavation creusée pour réaliser les fondations, en référence aux activités de recherche et de conservation (recherche d’informations grâce à l’étude des archives).
Considérés comme les nouveaux mécènes du 21e siècle, les promoteurs des fondations privées contribuent aujourd’hui à la réalisation d’architectures qui, si elles sont liées à une identité d’entreprise, reflètent leur exposition à la communication. Si en revanche, les fondations se cantonnent au monde de l’art, leurs architectures sont sobres et caractérisées par des langages misant sur la concision.
Notes
1. «Si je regarde la façade, puisqu'elle est plus grande que le bâtiment, je ne sais pas si je vois le reflet du ciel ou le ciel en transparence. Si je regarde ensuite l'arbre à travers les trois plans vitrés, je ne sais jamais si je vois l'arbre en transparence, devant, derrière, ou son reflet.» Jean Nouvel dans «Architecture et néant. Objets singuliers» par Jean Baudrillard et Jean Nouvel. Édition Electa, Milan 2003, p. 12.
3. Voir OMA/Rem Koolhaas, Germano Celant, Inauguration de la Fondation Prada, Fondazione Prada, Milan 2008.
Gabriella Lo Ricco est l’auteure de Lo spettacolo dell’architettura. Profilo dell’archistar (en collaboration avec Silvia Micheli, Bruno Mondadori, 2003). Elle a dirigé différents ouvrages, dont le Guida all’Architettura di Milano 1945-2018 (Hoepli 2018), l’édition italienne de Storie dell’immediato presente. L’invenzione del modernismo architettonico d’Anthony Vidler (Zandonai, 2012) et Italia 60/70. Una stagione dell’architettura (Il Poligrafo, 2010). Elle a enseigné à l’École polytechnique de Milan et actuellement à l’Académie des Beaux-Arts de Brera.
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