Les ar­chi­tectes aux Swiss Art Awards: l’art de pen­ser out of the box

Chaque année, les Swiss Art Awards font beaucoup de bruit, mais peu débat. Pourtant, la question de la participation des architectes est discutée depuis un siècle. Quelle a été la contribution de ce prix historique à la profession et où nous emmène-t-il?

Date de publication
26-10-2022

En 1999, le critique d’art Philippe Mathonnet «enrageait» que le Prix suisse d’art et ses résultats ne soient pas mieux diffusés, «la faute surtout aux membres du jury qui n’argumentent jamais leur choix».1 Aujourd’hui, Léa Fluck et Victoria Easton regrettent que les Swiss Art Awards (SAA) ne rencontrent pas plus d’écho auprès des architectes. La première est responsable de la promotion de l’art à la section Création culturelle de l’OFC, la seconde est la seule membre architecte de la Commission fédérale artistique (CFA), qui établit le palmarès annuel. «C’est un prix public, fédéral, et non privé. Il a le potentiel de provoquer des discussions, d’initier un débat.» Or avec cinq finalistes sur 55 au total, il semble que les architectes ne soient pas vraiment dans leur élément dans ce concours artistique, comme si on avait cherché à leur faire une petite place, un peu tardivement.

Un siècle de débat

En réalité, les architectes sont là depuis le début, il y a 123 ans. «Le prix a été mis en place par un architecte», rappelle Léa Fluck. Hans Auer, l’architecte du Palais fédéral, se désolait du niveau médiocre des artistes, «incontestablement au-dessous de celui d’autres pays qui, depuis des siècles, présentent une organisation systématique de la culture de l’art»2. Membre de la toute jeune Commission fédérale des Beaux-Arts, il propose de mettre au point un instrument d’encouragement, le plus ancien au monde: d’abord conçu comme une bourse fédérale (délivrée pour la première fois en 1899), il deviendra un prix, passant progressivement d’une logique de soutien et d’encouragement à une logique de promotion et enfin de diffusion nationale et internationale de l’art suisse. Dès l’origine, dans la logique Beaux-Arts, les envois des architectes, des peintres et des sculpteurs sont jugés ensemble et la bourse octroyée doit en principe être employée à des voyages à l’étranger (Paris, Munich, Florence). Or les architectes n’ont pas les mêmes besoins économiques et, jusqu’en 1923, seuls deux obtiennent une bourse. Le premier, Albert Trachsel, a abandonné son métier une dizaine d’années plus tôt pour se consacrer à la peinture. Il avait critiqué ouvertement le faible niveau d’éducation artistique du pays, estimant en particulier que l’École polytechnique de Zurich avait une «tournure beaucoup trop technique, pas assez artistique»3.

Dans les années 1920, le règlement est adapté et des prix d’encouragement sont ajoutés. Les œuvres primées ne font l’objet d’une exposition qu’en 1944, au Musée des beaux-arts puis à la Kunsthalle de Berne. L’appel est relancé auprès des architectes, mais la question de leur intégration continue de se poser, soit parce qu’ils ne portent pas d’intérêt au prix, soit parce qu’ils peuvent plus facilement vivre de leur métier. La double ambiguïté entre soutien et promotion, d’une part, et évaluation artistique et architecturale, de l’autre, ne sera jamais levée, jusqu’à aujourd’hui. Faut-il intégrer les architectes au concours d’art ou créer une commission architecture (comme on le fait pour le design)? En 1999, Silvia Huber a livré un récit aussi captivant qu’amusant de cette discussion qui traverse le 20e siècle, comme un match de ping-pong entre deux terrains, l’inclusion à l’art ou le traitement spécifique de l’architecture4. Il faut attendre 1955 pour que des critères spécifiques s’appliquent aux architectes. Les étudiants ne sont pas autorisés et les projets de concours déjà jugés sont exclus. Les critères sont «les qualités architecturales des projets» et «les idées créatives qu’ils révèlent», tandis que les aspects fonctionnels et économiques ne sont pas pris en compte. Dans les années 1960, la Schweizerische Bauzeitung critique cette approche. «À la différence de la peinture et de la sculpture, une construction a en principe une fonction à remplir. Les critères […] devraient donc aussi comprendre des aspects fonctionnels, techniques et économiques, pas seulement artistiques.»

En conséquence, le règlement révisé de 1970 demande à la commission de prendre en compte les aspects techniques, tout en différenciant l’exercice d’un tel jugement de celui d’un concours de projet. L’idée d’une «commission architecture» est alors en discussion quand, au début des années 1980, un membre de la commission, Mario Botta, plaide au contraire pour que «l’architecture retrouve ses pleins droits au sein des arts». Dans les années 1990, on finit par déclarer que les jeunes architectes, au contraire des artistes, travaillent dans le cadre de règles contractuelles et l’idée d’une «sous-commission de l’architecture» s’impose lors de la grande réforme de 1994, où l’on ne parle plus de bourse mais de prix fédéral, puis de «prix suisse d’art, d’architecture, de critique, édition, exposition» et, plus couramment, de «Swiss Art Awards». Désormais, deux architectes viennent jouer le rôle d’expert·es et renforcer ainsi les compétences des sept membres de la commission. Quant au jugement, il se fait toujours sur le modèle des jugements artistiques, en dialogue. À la différence des concours de projet, il n’y a pas ici de grille d’évaluation, de critères et de points.

Hors des sentiers battus

À quoi servent les Swiss Art Awards? Pour les architectes, c’est un prix qui peut jouer un rôle dans une carrière. «J’ai appris que des lauréats avaient été approchés par des clients pour cette raison», confirme Victoria Easton. Pour l’architecte bâloise, associée de l’agence Christ & Gantenbein, la fonction des SAA est d’inciter à pratiquer hors du cadre conventionnel des concours, s’affranchir des contraintes, penser «out of the box». «Il faut être prêt et avoir envie de sortir de sa zone de confort pour se présenter», dit-elle.

Et plus encore pour sortir de la grande boîte institutionnelle fédérale. En 1994, quand le prix est renouvelé, l’exposition est déplacée à Bâle, au contact immédiat de Art Basel, cette grande messe annuelle qui transforme la production artistique en marchandises et les lance sur le marché international. C’est peut-être cet aspect qui rebute les revues techniques à parler de l’exposition, forcément teintée d’élitisme : quiconque a visité la salle en ébullition pendant cette semaine a été pris par le sentiment d’être bien ignorant·e, et de ne pas maîtriser certains codes. Les SAA restent cantonnés à un milieu dont on se sent facilement exclu (comme l’architecture, du reste). Mathonnet, cité en début d’article, touche juste: c’est peut-être un problème de médiation. Un regard rétrospectif autorise toutefois à affirmer que l’instrument a effectivement servi à promouvoir une forme de pensée qui ouvre de nouvelles voies à l’architecture. En 1999, Silvia Huber citait Michael Alder (en 1966), Fabio Reinhardt (en 1969), ou encore Jacques Herzog et Pierre de Meuron (en 1978, année de fondation de leur agence) parmi les lauréats du prix, qui agirait comme une sorte de «repérage». En ce qui concerne les architectes établi·es en Suisse romande, on trouve effectivement des personnalités un peu hors norme et on peut dire objectivement que la bourse ou le prix a pu légitimer des pratiques naissantes qui sortent du cadre parfois rigide de l’architecture suisse. Mais par-delà la promotion, le prix peut-il être plus qu’un baromètre des tendances, peut-il délivrer un statement?

Une brèche est ouverte

Jusqu’en 2019, les artistes et les architectes disposaient de la même surface et des mêmes conditions au sein de l’exposition: l’une des trois options spatiales était formée de trois cimaises qui forment un carré d’environ 4 × 4 m, une petite white box qu’on s’amuse parfois à démonter ou déconstruire. Les architectes tendaient de plus en plus à présenter des projets sculpturaux et installatifs de petite et moyenne échelle. «C’étaient des avatars d’œuvres d’art: les architectes étaient mis dans la position d’imiter une pratique qui n’est pas la leur», raconte Léa Fluck. «L’échelle ne convenait pas aux architectes, renchérit Victoria Easton: ils se voyaient contraints d’inventer des artifices scénographiques pour occuper l’espace, proposaient des objets hybrides, ni maquette, ni sculpture, avec un effort matériel parfois impressionnant et un budget généralement dépassé.» L’idée vient alors de diviser la participation en deux phases, correspondant à la pratique professionnelle: un rendu sous forme de maquette de projet, puis sa réalisation l’année suivante, au 1:1.

Le tournant est opéré en 2019 et réalisé pour la première fois en 2021 (avec un retard en raison de la pandémie). Premiers lauréats de ce nouveau dispositif, EMI Architekten proposent une installation très théâtrale appelée Anthropomorphe Form, une grande toile suspendue à la structure de la halle dont la forme évolue constamment. Les câbles qui la tiennent sont liés à des moteurs pilotés par un algorithme développé par Fabian Bircher, un architecte qui s’est spécialisé dans la programmation. L’algorithme traite différents paramètres de l’activité humaine et atmosphérique à l’intérieur de la halle (niveau sonore, nombre et répartition des visiteurs, vitesse de déplacement, etc.). Dès lors, le projet commente et réagit («comme un corps», dit Bircher) aux agissements des visiteur·euses de l’exposition, sans qu’il soit possible de déterminer exactement ce qui l’anime.

La participation des architectes est donc passée d’une intervention dans une petite boîte à une intervention dans une grande boîte. Celle-ci est plus qu’une métaphore de l’art contemporain, elle en est le site. C’est le sempiternel problème de son accessibilité qu’abordent les lauréat·es suivant·es. Désignés en 2021, Anna McIver-Ek et Axel Chevroulet, imaginent un dispositif capable d’attirer un nouveau public dans l’exposition. «Deliberate Leak (fuite délibérée), c’est la ville qui entre dans le bâtiment, mais en même temps l’art qui s’enfuit dans la rue», explique Anna MacIver-Ek. Le dispositif attire l’attention des passant·es qui empruntent la rue arrière de la halle, à travers une porte de livraison ouvrant sur un espace baignant d’une lumière iridescente. Or les Swiss Art Awards devront déménager à l’étage du bâtiment voisin. La solution en sera d’autant plus minimale: les architectes enlèvent simplement un pan de la façade vitrée et, une semaine durant, invitent les passant·es à grimper sur une nacelle de nettoyage et les conduisent dans l’exposition. Frisson garanti: la proposition devient une performance. Léa Fluck apprécie la précision et la théâtralité de la réalisation. «Leur geste a réussi à brasser le public et fait entrer des passants intrigués pour la première fois aux Swiss Art Awards», assure-t-elle. Les deux jeunes architectes s’appuient sur la pensée des activistes environnementalistes bâlois·es Lucius et Annemarie Burkhardt: penser le design non pas comme une production d’objet, mais comme une intervention, à partir de l’observation d’un site.

De Trachsel à aujourd’hui, en passant par les critiques de la Bauzeitung et de Botta, la question du rapport entre art et architecture ne trouvera probablement pas d’issue. «L’architecture est aussi un art, qu’on le veuille ou non», tranche Victoria Easton. Mais le changement opéré en 2019 a amené ce qu’il manquait pour pouvoir parler d’architecture: un site. Or celui-ci reste toujours le même, tout comme le problème abordé: la relation entre une exposition et ses visiteur·euses. Ainsi, en 2022, les lauréat·es (Grillo Vasiu) proposent une toiture mobile qui fabriquera des seuils ou des espaces pour animer les rencontres. Aussi élégant et ingénieux soit-il, le dispositif scénique se concentre à nouveau sur le même sujet, et confirme que l’institution est tournée sur elle-même. Il serait dommage que l’architecture primée ne serve que de support à une exposition alors qu’il y a tant d’autres sujets (plus actuels, voire plus urgents) à aborder en ce moment. Après la petite boîte et la grande boîte, il est peut-être temps que les projets prennent leur envol out of the box. L’appel à concours est lancé du 28 octobre au 8 décembre: gate.bak.admin.ch

Les citations proviennent d’entretiens menés avec EMI et Fabian Bircher, Anna McIver-Ek et Axel Chevroulet en septembre 2021, Léa Fluck et Victoria Easton en septembre 2022.

Les architectes lauréat·es établi·es en Suisse romande depuis 1944

 

Marx Lévy (en 1952), un architecte qui deviendra Syndic de la Ville de Lausanne et s’illustre par l’introduction du système CROCS et son combat pour sauvegarder les Galeries du commerce; Jean-Daniel Dominique Gilliard (en 1957), un architecte formé à Ulm, professeur puis directeur de l’École d’architecture de Genève, auteur de l’un des rares lotissements préfabriqués que l’on ne condamne pas, expert MH; Michel Magnin (en 1959 puis en 1968), architecte de l’extraordinaire jardin d’enfants Nestlé à l’Expo 64; Rodolphe Luscher (1972), Vincent Mangeat (1976), Georges Jacquier (1977), Dieter Dietz (1992), Ueli Brauen et Doris Wälchli (1993), Eligio Novello (1994), Olaf Hunger (1996), Décosterd et Rahm (2003), Made In (2006), Bureau A (2013), Dreier Frenzel (2016).

Notes

 

1 Philippe Mathonnet, «À chaque fois, j’enrage…», Prix conseillé: 100 ans de Concours fédéral des beaux-arts, 1899-1999, Zurich, Orell Füssli, 1999, p. 291.

 

2 Paul-André Jaccard, «La création des bourses et la formation artistique en Suisse», op. cit, p. 154.

 

3 Idem, p. 69

 

4 Silvia Huber, «Architektur als Aschenbrödel?», Prix conseillé, op. cit., pp. 196-205.

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