Lear­ning from Sim­City: les in­vi­sibles de la crois­sance

Date de publication
14-03-2023

Tombé malade en février et incapable d’employer mon cerveau autrement, j’ai fait ce qu’on fait dans ces cas-là: télécharger un petit jeu divertissant sur mon téléphone, et jeté mon dévolu sur l’incontournable SimCity – comme 40 millions d’autres personnes sur Terre, qui consacrent en moyenne 40 minutes de leur temps journalier à cette activité. Le jeu de construction de ville est très instructif, d’autant plus que nous étions en train de boucler un numéro qui traite d’urbanisme. Fondé sur le principe du zoning hérité de la Charte d’Athènes, il propose une vision stéréotypée et technocratique de la gestion urbaine, fondée uniquement sur l’optimisation foncière. Il produit des villes génériques et traite les habitants comme de simples données, à la merci totale d’un maire autocrate et omnipotent: vous. La mixité programmatique y est impossible et la seule manière de résoudre les problèmes de circulation consiste à augmenter le nombre de voies.

Mais le problème majeur du jeu de planification urbaine le plus populaire au monde se révèle quand on cherche l’origine des ressources qui font croître les gratte-ciels. Dans SimCity, les tours s’élèvent grâce à des poutrelles d’acier, des rondins de bois, des plantes ou des céréales – tout cela produit en usines, car les mines, les forêts et les champs n’existent pas. Ils sont «ailleurs», «invisibles». Le territoire n’est qu’un plateau abstrait que l’on modèle à loisir (car les immeubles sont continuellement déplacés, démolis et reconstruits) et dans des limites tellement contraintes qu’elles forcent à appliquer une politique radicale de «densification vers l’intérieur». La seule manifestation de la nature prend la forme d’une tornade ou d’un monstre qui contrecarre l’unique objectif du jeu né dans l’idéologie ultralibérale des années 1980: la croissance.

Encore aujourd’hui, on ne compte plus les témoignages d’urbanistes dont la vocation serait née avec ce jeu, ou l’un de ses avatars, les City Builders. À noter que parmi les derniers sortis naissent d’autres imaginaires: citons Block’hood (2017), où l’on dessine des quartiers « durables » avec une communauté, ou The Architect (2019), où l’on transforme Paris dans la perspective du réchauffement climatique. À la fin de ce mois de mars 2023 sortira Terra Nil, une sorte d’anti SimCity, qui consiste à renaturer un site stérilisé par l’activité humaine. Qui sait si ces jeux susciteront de nouvelles vocations.

Le concepteur de SimCity, un passionné de go qui étudia deux ans l’architecture, a traduit en simulation la réalité de son temps. Il aurait été particulièrement influencé par les recherches de Christopher Alexander (A Pattern Language, 1977) ou de Jay Wright Forrester (Urban Dynamics, 1969 – également contributeur du rapport Meadows The Limits of Growth en 1972), qui tâchaient de modéliser les villes comme des systèmes complexes en maniant une multitude de facteurs corrélés et co-évolutifs. Aujourd’hui, il se pourrait que la simulation, en retour, impacte la réalité. Dans une étude passionnante1, un géographe a démontré la similarité de la gestion de SimCity et du concept de Smart City, et prévient des dangers d’une gamification de la réalité, qui est réellement en train de se produire, notamment dans les métropoles chinoises, où chaque mouvement est transformé en donnée. Jadis les films de science-fiction, aujourd’hui les jeux vidéo (une industrie qui pèse autant que le cinéma et la musique) préparent les récits de l’avenir… avec l’idéologie du passé. Et dans la ville du présent, a-t-on fait évoluer le logiciel?

Note

 

1. Léo Martial, «Une ville n’est pas un jeu», Géographie et cultures [en ligne], 109 | 2019, mis en ligne le 6 juillet 2020, consulté le 26 février 2023.

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