Le la­bel n’in­cite pas à une vi­sion ho­lis­tique, il met des choses dans des cases

Si les labels ont permis de défendre des arguments en faveur de la durabilité quand il y avait peu de réceptivité du côté des investisseurs, pour certains mandataires, comme Julien Grisel et Julien Emery de bunq architectes, ils tendent à devenir un outil excessivement technocratique, opaque et détaché de la réalité.

Date de publication
26-02-2024

TRACÉS : en tant qu’architecte, comment travaillez-vous avec les labels?
Julien Grisel (J. G.) : À l’origine, le label nous permettait de défendre certaines valeurs liées à l’environnement que nous partageons et pour lesquelles nous n’avons pas toujours eu une écoute de la part des maîtres d’ouvrage et des investisseurs.

Julien Emery (J. E.) : En ce moment aux Plaines-du-Loup, à Lausanne, nous avons un bâtiment en cours de certification. Mais pour cet unique bâtiment, nous avons trois maîtres d’ouvrage différents, trois directions de travaux, et donc trois procédures de certification distinctes. Pourtant, pour ces trois projets, nous aspirons au même label : le ­Minergie-P-ECO – c’est-à-dire les exigences thermiques Minergie-P et le complément ECO, imposé par la Ville de Lausanne. Les critères sont liés à la santé (lumière du jour, acoustique, climat intérieur) et à l’écologie (écobilan, choix des matériaux, conception du bâtiment).

Pour vérifier que ses grands projets (Plaines-du-Loup, Prés-de-Vidy, etc.) respectent ces engagements, la Ville de Lausanne a imposé l’obligation de travailler avec SméO. De quoi s’agit-il?
J. E.: SméO est une plateforme informatique qui permet de comparer et d’évaluer des bâtiments, et qui peut également mener à une labellisation. Dans le cas présent, le projet ne fera pas l’objet d’une certification SméO, mais nous utilisons la plateforme comme un outil. Sur celle-ci, les projets des Plaines-du-Loup disposent d’un onglet spécifique, auquel la Ville a rajouté certains éléments, comme un contrôle des objectifs financiers ou des aspects liés à la mobilité. On retrouve sur SméO des critères d’exclusion identiques à ceux du complément ECO de Minergie (provenance du bois, béton recyclé imposé, interdiction de certains polluants, tests de la qualité de l’air intérieur, etc.), ainsi que les valeurs d’écobilan (énergie grise et émissions de CO2 des matériaux utilisés). Cet outil permet à la Ville d’évaluer les projets entre eux et surtout de s’assurer que les exigences de la Société à 2000 watts soient atteintes.

Qui remplit cet outil SméO au fur et à mesure de l’avancement du chantier?
J. E.: Plusieurs personnes : dans le cas du PPA1, il y a bien entendu l’architecte, les ingénieurs CVSE, mais nous avons aussi fait appel à un bureau spécialisé pour certaines questions techniques, ainsi que pour procéder à l’écobilan, car ce sont des thématiques que nous maîtrisons peu. Le maître d’ouvrage a également accès à SméO pour la partie financière. Au début du projet, une formation est donnée pour savoir comment utiliser cet outil. C’est un travail énorme car tout devait être validé par la Ville avant le dépôt de la mise à l’enquête, puis mis à jour pendant et après exécution des bâtiments.

Qui paie le processus de labellisation?
J. E.: En principe, ce sont les maîtres d’ouvrage qui paient les frais de labellisation puis, lorsque le projet aboutit à la certification définitive, ces coûts sont couverts par l’octroi de subventions (dans ce cas précis attribuées par le Canton). Mais pour les mandataires, le travail à fournir est conséquent et parfois difficile à évaluer, au vu de la complexité des projets et des processus administratifs liés à la labellisation.

Est-ce que ces heures administratives sont payées?
J. E.: On a pu constater en discutant avec d’autres mandataires que ces heures ne sont pas toujours rémunérées en corrélation avec le travail effectué. La norme SIA 102 (qui concerne les prestations et honoraires des architectes) prévoit de négocier séparément tout ce qui est lié à des demandes de subvention, mais ne mentionne pas spécifiquement la labellisation. C’est donc aussi à nous de prendre les devants.

Les critères des labels sont-ils parfois des leviers intéressants?
J. E.: Les labels nous ont permis de mettre en avant certains matériaux auprès des maîtres d’ouvrage, par exemple pour les fenêtres. Avec des fenêtres en plastique, on pourrait économiser 20-30 % sur le prix, mais le label permet d’appuyer le choix bois-métal.

J. G.: Pourtant, la fenêtre en PVC est très performante énergétiquement et donc très bien pour la partie Minergie-P ; c’est aussi pour cela qu’elle est posée massivement ! C’est à partir du moment où l’on commence à comparer avec le bilan CO2 sur l’ensemble du cycle de vie des matériaux que la fenêtre bois-métal devient plus performante.

J. E.: Le label, c’est une sorte de jeu où, à la fin, il faut être « vert » : parfois on s’appuie sur des critères, parfois il faut faire des concessions et changer certains détails du projet. On essaie dans la mesure du possible d’adapter le choix des critères à la volonté architecturale du projet.

Quels sont pour vous les points critiques des critères des labels?
J. G.: Ce que je trouve questionnable, c’est que le label Minergie s’appuie non seulement sur des critères environnementaux, mais aussi sur des critères qualitatifs, qui sont bien plus difficiles à évaluer et qui peuvent poser des questions au niveau architectural. Sur d’autres projets, nous avons été particulièrement mis à l’épreuve sur des questions liées à la lumière : selon nous, il n’est pas nécessaire d’avoir partout et en tout temps 100 % de la quantité de lumière, mais cela n’est pas accepté par Minergie. Ces critères se révèlent en fin de compte très normatifs et tendent à formater le bâtiment.

J. E.: En effet, ces critères sont parfois très abstraits : pour celui qui porte sur la lumière du jour, il s’agit d’un tableau Excel à remplir dans lequel on entre les dimensions des pièces, des fenêtres, les types de protections solaires utilisés… Cela ne permet pas de rendre compte des particularités d’un projet, d’espaces non standards.

Quel autre critère questionneriez-vous?
J. E.: Le double flux est la solution la plus directe pour répondre aux exigences Minergie-P. Mais chez bunq, aidés par un ingénieur environnement, nous plaidons pour un développement de solutions plus low-tech. Aux Plaines-du-Loup, les deux solutions sont présentes : deux bâtiments sont en double flux, le dernier est en simple flux. Ce choix est toutefois très pénalisant, car il faut compenser avec d’autres éléments. Dans l’écobilan, il est également curieux de constater que certaines données sont encore absentes de l’équation, comme l’énergie grise liée au transport d’un produit, qui n’est pas comptabilisée dans le tableau et dépend fortement du contexte d’un projet : un pavé de Chine et un pavé des Grisons auront la même valeur.

Pensez-vous que les labels permettent de sensibiliser le secteur de la construction à la crise environnementale?
J. G.: En tant qu’architecte, si on veut défendre des valeurs environnementales, il existe très peu d’éléments sur lesquels s’appuyer. Il n’y a pas de vision globale, il n’y a pas de droit de l’environnement. Nous nous formons sur les questions de durabilité (sur le cycle de vie des matériaux, leur impact CO2, etc.), mais avec peu de relais auprès des maîtres d’ouvrage et des investisseurs : c’est l’aspect économique qui demeure le moteur des choix. Nous évoluons dans une sorte de jungle, dans laquelle le label est le seul élément normatif à incitation économique – c’est d’ailleurs pour cela que les gens l’utilisent ! Il devient une sorte de logo, une preuve qu’un bâtiment est respectueux de l’environnement. Mais le label n’incite pas à avoir une vision holistique, de bon sens, vis-à-vis de la construction : c’est mettre des choses dans des cases. À certains égards, ce système est similaire au mécanisme des crédits carbone – acheter une certaine chose pour se permettre de polluer ailleurs, choisir tel matériaux biosourcé ici pour être autorisé à utiliser du polystyrène plus loin.

L’autre problème selon moi, c’est que le résultat réel – ce que le bâtiment crée concrètement au niveau environnemental – reste invérifiable. C’est pourquoi le label court le risque de rester de la comptabilité de papier, ce que montre le monitoring, puisque des grands écarts de valeur sont fréquemment constatés après la construction.

Ne pensez-vous pas que le label est un premier pas en direction d’une approche plus durable? Il faut bien commencer quelque part!
J. G.: Oui, mais en l’occurrence, on commence par des moyens liés à l’économie et non au droit. Avec le label, on n’introduit pas un droit de l’environnement, on n’incite pas les gens à réfléchir à la manière dont on construit aujourd’hui.

J. E.: On a constaté que certains maîtres d’ouvrage n’ont pas toujours beaucoup de connaissances eux-mêmes sur ces labels. L’intérêt reste avant tout financier et marketing – le label Minergie-P-ECO est actuellement très recherché sur le marché. En ce qui concerne les critères ECO, le système mis en place par Minergie avec les différentes catégories constitue une sorte de check-list qui tend à aller vers une architecture plus durable, dans les limites dues à l’abstraction des différents critères.

Est-ce que ces tableaux sont objectifs?
J. G.: 
Non. Je ne sais pas exactement comment ces choses-là sont définies, mais ces critères se basent sur des produits disponibles sur le marché, des matériaux auxquels on accorde un certain nombre de points. Les matériaux à base de pétrole sont très bien notés : avec peu de matière, on isole très bien. Le label Minergie a évolué avec le complément ECO vers des critères environnementaux, mais il est surprenant de voir que certains matériaux ayant un impact environnemental important sont encore favorisés.

J. E.: Une chose saute aux yeux lorsqu’on se balade aux Plaines-du-Loup : c’est un écoquartier Minergie-P-Eco, mais finalement il n’y a pratiquement que des bâtiments en béton. En Suisse, nous avons une culture du béton (production par de grandes entreprises et utilisation dans l’architecture). On constate, et ce n’est pas un hasard, que dans ces tableaux le béton s’améliore constamment, qu’il n’est plus si mauvais, que chaque année il gagne des points, rentre mieux dans les cases et devient plus « vert ».

Le label conforte le système existant mais ne pousse donc pas vraiment à l’innovation?
J. E.: Effectivement, par exemple la notion de réemploi n’est pas du tout prise en compte par le label Minergie-P-ECO ! Chaque matériau est compté dans le tableau comme s’il était neuf (ndlr: La destruction de l’existant sur le site n’était pas prise en compte jusqu’à… 2023).

Quelles leçons tireriez-vous du système de labellisation?
J. G.: Si le label nous permet de défendre certaines idées, dans des contextes où on n’aurait sinon pas eu d’écoute, il est aussi un obstacle : car si la case à cocher n’existe pas, il n’y a pas d’alternative. Sur d’autres projets, nous avons été obligés de concevoir une façade avec des stores à lamelles, car c’étaient les seules protections solaires compatibles avec les critères Minergie-ECO.

Personnellement, je ne pense pas que la solution pour parvenir à une construction plus durable réside dans la labellisation, car c’est un outil trop marchand. J’ai l’espoir, peut-être idéaliste, que tout ne soit pas systématiquement lié à une question économique. Il est important que la notion de droit de l’environnement évolue ! Il est temps d’étudier tout le processus d’un bâtiment, de sa construction à sa destruction. On est encore loin d’avoir des critères de discussion sur des projets qui soient autres qu’économiques avec les acteurs clefs, les maîtres d’ouvrage et les investisseurs. Il faut rester attentif au fait que les labels sont potentiellement des freins à la réflexion. Ils présentent un intérêt à partir du moment où les subventions disparaissent et où les normes sont conservées en termes quantitatifs, sans vouloir forcément obtenir la certification. Nous préférons une démarche qui intègre au projet les réflexions sur la construction et les économies d’énergie, au raccourci que représente la labellisation.

Julien Emery est architecte EPFL, partenaire de bunq.

 

Julien Grisel est architecte EPFL – FAS, associé fondateur de bunq. 

Pièce Urbaine A, PAA1, Plaines-du-Loup, Lausanne (VD)

- Maître d’ouvrage: Coopérative Cité Derrière, SILL, SwissLife

- Architecture: bunq

- Programme: Construction de 148 logements subventionnés, à loyer libre et protégés, d’activités tertiaires, d’une polyclinique médicale universitaire (PMU), d’un Centre médico-social (CMS) et de deux centres d’accueil temporaire (CAT)

- Réalisation: 2018-2023

Étiquettes
Magazine

Sur ce sujet