Com­ment éva­luer le dé­ve­lop­pe­ment du­rable

L'exemple d'un nouvel outil: Quartiers durables by Sméo

Un nouvel instrument est venu s’ajouter aux déjà très nombreux outils d’évaluation du développement durable. Quartiers durables by SméO offre-t-il des solutions toutes faites, des figures imposées ou, est-il un soutien, un support compatible avec le bon sens et la créativité des bâtisseurs ?

Date de publication
11-01-2012
Revision
01-09-2015

Destinés à irriguer un marché du logement exsangue et à répondre à une croissance démographique de plus d’un million de personnes prévue d’ici 2060 (OFS, 2010), la Praille et le Carré Vert, Malley et les Plaines-du-Loup, Dreispitz et Bulliger sont quelques-uns des futurs quartiers durables projetés en Suisse. Les défis sociaux et environnementaux auxquels nos sociétés font face sont assez criants pour reconnaître la nécessité de repenser l’aménagement de nos villes. Les objectifs de mixité sociale et fonctionnelle, d’accès aux transports publics, de qualité des espaces publics et de développement des équipements et services sont de mieux en mieux admis lorsqu’il s’agit de promouvoir un développement urbain durable (Da Cunha, 2005). Mais il est évident qu’il ne suffit pas d’accoler cet adjectif à tout nouveau projet d’aménagement pour nous assurer un avenir urbain radieux. Comment vérifier que ce qualificatif employé à tout-va sera davantage qu’un grimage promotionnel, qu’un aimable costume idéologique ? Ces nouveaux quartiers répondront-ils aux attentes de tous les usagers et pourront-ils faire face aux enjeux environnementaux sans sacrifier la qualité de vie des citadins ?

Une complexité à appréhender

C’est ici que se pose la question de l’évaluation : y a-t-il un moyen de mesurer les choix d’aménagement selon des critères de durabilité validés scientifiquement ? Il existe une grande diversité d’outils d’évaluation et d’aide à la décision, qui vont de la simple grille de lecture sous forme de questions ouvertes à de lourds outils informatiques analysant les multiples dimensions du projet à l’aide d’indicateurs plus ou moins complexes à manier (ARE, 2007). Les concepteurs et décideurs impliqués sur des projets urbains peuvent être troublés, voire rebutés par la profusion rhétorique et normative associée au développement durable.
Dès lors, quelle est l’utilité du nouvel outil d’évaluation Quartiers durables by SméO (www.smeo.ch) proposé depuis peu par la Confédération dans le cadre du projet national « quartiers durables » ? (www.quartiersdurables.ch) Est-il pertinent pour mesurer la durabilité des projets ou contribue-t-il à augmenter la confusion qui règne parfois autour de ces thématiques ? Qu’amène-t-il de plus que les outils et normes existants, par exemple la norme SIA 112/1 ?
Tout d’abord, comment peut-on évaluer la durabilité d’un projet ? Antonio Da Cunha, professeur à l’Université de Lausanne, est depuis longtemps familier des enjeux de l’évaluation du développement durable. Nous lui avons demandé d’expliciter, premièrement, s’il est possible d’évaluer scientifiquement la durabilité d’un projet. Pour le directeur de l’Institut de géographie et de l’Observatoire de la ville et du développement urbain, une évaluation est certes possible, pour autant qu’on ne confonde pas évaluation scientifique et précision quantitative. Il explique que la science conventionnelle part de l’hypothèse que tout système peut être décomposé en de multiples dimensions pouvant être saisies à leur tour de manière encore plus détaillée par une série d’indicateurs. Quand bien même nous parviendrions à traduire la notion de durabilité par un système d’indicateurs dont le choix serait parfaitement justifié, des questions relatives à leur pondération, à leur additivité et à leur substituabilité resteraient sans réponse. Selon Antonio Da Cunha, la durabilité d’un projet ne se laisse pas saisir facilement par des procédures qui forcent le réel à entrer dans un modèle d’évaluation qui, en quelque sorte, en détruirait le sens. Les chiffres sont nécessaires au développement de la connaissance, mais l’évaluation de la durabilité d’un projet ne peut s’en satisfaire, car c’est un domaine à validité statistique faible. 
Le géographe prend ici le contre-pied de certaines idées reçues sur la définition de « l’évaluation scientifique ». Il explique que la science conventionnelle nous a entraînés dans une idéologie de la quantification qui n’est parfois qu’une « fausse précision ». La démarche « durabiliste » cherche du côté des méthodologies de la connaissance incertaine où l’ordonnancement des choix résulte d’un croisement raisonné d’informations pertinentes, hautement sélectives, mais aussi d’une projection de valeurs préalablement explicitées. L’évaluation scientifique deviendrait ici, très modestement, un ensemble de procédures cognitives qui permettent de réduire l’indétermination inhérente à la complexité. L’évaluation de la durabilité d’un projet ne viserait alors pas la définition d’un « vrai » absolu, mais plutôt l’identification intersubjective d’un champ de possibles signifiant pour l’action collective. Les méthodologies dites de « diagnostic partagé » appartiennent à cet univers.
Toutefois, partant du constat de cette irréductible complexité, les orientations prises au nom du développement durable ne se réduisent-elles pas à un parti pris idéologique, à un choix politique ? Comment éviter l’amalgame du politique et du scientifique dans la gestion du projet ? L’enseignant répond que la complexité surgit là où l’incertitude se glisse dans l’évaluation, et lorsque le chercheur surprend son propre visage dans l’objet de son observation. De fait, la démarche scientifique n’élimine pas la subjectivité, elle ne fait que l’expliciter. Et pourtant, le choix d’une variante ne peut se réduire à un parti pris idéologique. Il souligne que la reconnaissance de l’importance des jugements de valeur du chercheur dans l’élaboration de telle ou telle proposition nous protège de la rationalisation délirante et de l’arbitraire. C’est la garantie d’une objectivité possible. Il n’y aurait pas de vue sans point de vue. Et l’explicitation du point de vue, c’est ce qui relie la science à la culture environnante, rendant possible la confrontation dialectique entre l’expertise et le politique. 
Antonio Da Cunha ajoute que le point de vue de l’expertise n’est pas un choix politique, mais qu’il offre une opportunité à l’approfondissement du débat public. Ainsi, on s’en doute, il n’y a pas de solution unique aux problèmes posés par l’évaluation d’une situation complexe. C’est pourquoi l’urbanisme dit « durable » attache une grande importance à l’efficacité des procédures, aux pratiques de transparence et de délibération collective visant à dégager des consensus pragmatiques. La force de cette évaluation « durabiliste » ne résiderait alors pas dans l’aptitude à gommer l’incertitude et les dilemmes décisionnels, mais plutôt dans sa capacité à les mettre en débat.
Qu’en est-il de la durabilité à l’échelle du quartier ? Quelles devraient être les qualités d’un outil d’évaluation dans ce contexte particulier ? Pour Antonio Da Cunha, l’échelle d’analyse n’introduit pas de déterminisme particulier ou de pondération particulière, par exemple vis-à-vis du « social ». Il explique que les dimensions économiques, environnementales ou spatiales d’un projet de cette échelle peuvent être tout aussi déterminantes. La ligne de mire de l’évaluation « durabiliste » serait cependant toujours la même : de quelles manières un projet urbain peut-il améliorer la qualité de la ville ?

Un outil d’aide à la décision

Dans ce sens, l’évaluation peut être considérée à la fois comme un outil d’analyse critique, de vérification et d’aide à la décision. Par l’apport d’éléments qualitatifs et quantitatifs, l’évaluation peut également apporter une aide à la résolution de problèmes et à la communication entre acteurs impliqués dans le projet (Rey, 2011: 28). C’est dans cet esprit qu’a été conçu l’outil d’évaluation mentionné plus haut, Quartiers durables by SméO.
Une simple procédure d’enregistrement permet à chacun d’accéder gratuitement à l’interface (www.quartiersdurablesbysmeo.ch). Au moment de définir les paramètres de l’analyse, l’outil annonce d’emblée sa philosophie : souplesse d’utilisation et transversalité. Plusieurs portes d’entrée permettent de définir les caractéristiques principales du projet : échelle, type d’affectation, genre de travaux, étape de réalisation ou corps de métier de l’évaluateur. Un des atouts est en effet de permettre à plusieurs utilisateurs d’évaluer un projet en parallèle, par exemple lorsque différents spécialistes sont impliqués.
L’accès à la grille d’évaluation se fait au travers d’une interface graphique très intuitive, sorte de roue de navigation interactive. Celle-ci schématise la double logique temporelle du projet : les trois étapes du cycle de vie du quartier d’une part (genèse, matérialisation, utilisation), les cinq phases de la démarche de projet de l’autre (programmation, concours, projet, exécution, gestion). Cette interface permet d’accéder facilement à la liste des critères pertinents par rapport à l’état d’avancement du projet. Elle permet de se poser les bonnes questions au bon moment, tout en attirant l’attention des décideurs sur les conséquences à long terme.
SméO aborde tous les aspects du développ ement durable, notamment les aspects sociaux qui sont souvent négligés à l’échelle du bâtiment. La formulation est très explicite : une première colonne mentionne le critère, par exemple la « maîtrise foncière ». La seconde colonne précise l’objectif visé, en l’occurrence une forte proportion de propriétaires ayant déclaré leur convergence d’intérêts avec le projet. La troisième colonne propose une évaluation en trois degrés selon la proportion de propriétaires convaincus.
L’évaluation se base sur la méthode de notation Hermione à trois degrés. Basée sur les principes d’exhaustivité et de non redondance, sa pertinence scientifique tient à un équilibre attentif entre les différents critères qui entrent dans l’analyse. Il n’y a pas de pondération a priori en faveur du social, de l’environnemental ou de l’économique, mais une prise en compte aussi complète et équilibrée que possible des différents enjeux. Cette méthode a notamment pour avantage de mettre côte à côte des aspects quantitatifs et qualitatifs, d’être intuitive, et de faciliter la communication ou la prise de décision. 
A tout moment de l’évaluation, il est possible de visualiser les résultats de manière complète grâce à la roue interactive, en agrégeant les indicateurs ou en entrant dans le détail des différents domaines d’analyse ; et ceci par un simple déplacement de la souris sur l’écran. Il en est de même du rapport d’évaluation détaillé qui peut être généré automatiquement et qui permet soit de garder la vision d’ensemble soit de descendre dans les détails de chaque critère.

Jean-Philippe Dind est géographe.

 

SméO, un support pour le management 

 

Quelle est l’utilité de Quartiers durables by SméO ? La parole à Ulrick Liman, chef de la Section bâtiments durables de la Ville de Lausanne et Yves Roulet, responsable de la Section énergie, environnement et infrastructures du Service des immeubles, du patrimoine et de la logistique de l’Etat de Vaud.

 


Jean-Philippe Dind : Quelle est l’utilité de cet outil ?
Yves Roulet: Il a deux objectifs principaux. Il permet d’abord d’offrir un référentiel clair au maître d’ouvrage et aux mandataires vis-à-vis des objectifs de développement durable, que ce soit pour définir le cahier des charges, pour évaluer les résultats des concours ou pour le suivi et le management des projets dans une perspective de cycle de vie. Il sert aussi d’aide à la décision dans toutes les phases du projet. Il est ainsi conçu pour favoriser le partage d’information et la discussion entre différents corps de métier. Ce n’est donc pas un outil de certification, mais un support pour le management de projet. Il ne cherche pas à offrir des solutions toutes faites, mais rend attentif aux objectifs à atteindre tout en offrant une grande souplesse sur la meilleure manière d’atteindre ces cibles.


 

En quoi SméO se distingue-t-il d’autres outils d’évaluation?
U. L. : Souvent ces outils n’abordent que les aspects environnementaux, et ne sont pas pertinents à l’échelle du quartier. SméO souhaite vraiment aborder toutes les dimensions du développement durable. De plus, il peut être adapté à la phase du projet et aux domaines de compétence de chaque utilisateur. L’analyse multicritère permet d’agréger des valeurs quantitatives dans le domaine de l’environnement ou de l’économie et des valeurs plus qualitatives pour les aspects sociaux. Il évite aussi l’écueil de la pondération entre ces critères.

 

Y. R. : Mais SméO n’est pas une couche supplémentaire pour évaluer le développement durable, qui participerait à la confusion générale. L’outil fixe clairement des cibles à atteindre pour l’ensemble des domaines et critères retenus. Ceux-ci sont évalués à l’aide des différentes normes, règles de bonne pratique ou logiciels spécifiques auxquels il est fait référence directement dans SméO.

 

En quoi cet outil est-il spécifique pour l’échelle du quartier ?
U. L. : Les domaines observés du développement durable ne sont pas les mêmes pour le quartier ou pour le bâtiment. L’outil cherche notamment à mettre en évidence les aspects sociaux tels que le vivre ensemble, la mixité sociale et fonctionnelle, la viabilité d’un quartier ou son identité. Il propose aussi des critères liés à la mobilité, mais sans perdre de vue l’approche globale et transversale propre au développement durable : il est incohérent de construire d’après le label Minergie P et de faire 100 km par jour en voiture, car on réduit à néant tous les bénéfices chèrement acquis via la qualité constructive. A contrario, il peut être inopportun d’exiger des performances énergétiques exceptionnelles pour un bâtiment classé situé au centre-ville, alors même que les besoins de mobilité sont très réduits. Il est préférable d’adopter une vision plus large permettant d’effectuer des péréquations énergétiques par poste de consommation plutôt que de raisonner sur chaque critère de manière isolée.

 

Y. R. : Toujours par rapport à la composante sociale, il est plus important de créer les conditions cadres pour l’émergence de celle-ci que de définir aujourd’hui des normes qui ne correspondront pas aux attentes des habitants de demain. Ce n’est pas dès le départ qu’on peut évaluer si quartier sera socialement durable, mais bien dans sa capacité à s’adapter aux demandes futures des usagers.

 

Comment évaluer la qualité du cadre de vie, l’identité du quartier ?
Y. R. : Aujourd’hui, un certain nombre de critères pertinents tels que la mixité sociale ou la mixité fonctionnelle sont pris en considération. Mais comment les définir, à quelle échelle ? Doit-on également évaluer la mixité des quartiers attenants ? Ces questions sont sur la table : SméO a l’ambition de poser les questions, et pas forcément d’y répondre de manière définitive. Il ne s’agit pas d’édicter des normes, mais de présenter des références, des outils de réflexion, et de les faire évoluer suite aux différents retours d’expérience et recherches de compromis propres à chaque projet d’aménagement ou de construction.

 

Comment ont été définies les valeurs-cibles ? Quelle est par exemple la « densité bâtie » suffisante?
U. L. : Ce sont le plus souvent les normes SIA qui servent de base à la définition des échelles d’évaluation dans SméO. Le projet satisfait-il aux valeurs limites ou aux valeurs cibles prévues par les normes ? Pour les besoins de chauffage, on confronte donc le projet à la valeur limite imposée par la norme SIA 380/1 : ce critère sera évalué positivement s’il est inférieur à 80 % de cette limite, jaune entre 80 % et 90 % et rouge au-delà de 90 %. A contrario, concernant la densité – dont les objectifs sont très différents selon la localisation du projet –, on confronte la densité projetée à la densité légale autorisée : est-ce que le projet utilise ou non l’intégralité des droits à bâtir ? Enfin, toujours dans un souci de vision holistique, la prochaine version de SméO évaluera les consommations énergétiques selon le concept de société à 2 000 watts. Cela permettra de traiter ce critère sur l’ensemble du cycle de vie du projet en intégrant les impacts des matériaux, des énergies d’exploitation et bien entendu de la mobilité induite.

 

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