L’ar­chi­tec­ture de l’in­for­ma­tion

L’exposition Database, Network, Interface. The Architecture of Information, présentée actuellement à Archizoom, livre un récit ouvert de la pensée digitale avant la lettre – ou le bit. Elle répond à un enjeu important dans l’articulation entre l’architecture et «le digital», un domaine que l’on ne doit pas confondre avec l’ordinateur. Rencontre avec les commissaires Mariabruna Fabrizi et Fosco Lucarell, pour qui la pensée de l’information est inscrite depuis longtemps dans la conception de l’espace.

Date de publication
07-10-2021

L’exposition que vous présentez soulève des questions de fond sur la culture digitale et son rapport à l’architecture. Pourquoi vous semble-t-il nécessaire de parler de ce sujet aujourd’hui?
Mariabruna Fabrizi1 (MF): On parle beaucoup de «dématérialisation» aujourd’hui. Or le numérique n’est pas lié à la présence des ordinateurs, des réseaux et des écrans ; c’est une logique, une méthode de pensée, qui a une très longue histoire. Nous voulons montrer que celle-ci tient une part importante dans l’architecture et qu’elle précède la numérisation. Il y a en effet une continuité de la pensée logique, qui commence bien avant l’informatique. Nous avons donc isolé quelques fragments, des moments historiques bien spécifiques dans lesquels l’architecture et l’information ont été liées.

Qu’en est-il de l’Internet et des réseaux – l’architecture a-t-elle pu anticiper le développement des ordinateurs?
MF: On trouve des ébauches en ce sens: l’ambitieux Mundaneum de Paul Otlet ou les Memex de Vannevar Bush (1890-1974), par exemple. Ceux-ci permettaient de rendre accessible l’information. Le Memex était une sorte de Wikipédia avant la lettre, mais conçu de manière complètement analogique: c’était un mobilier, une sorte de cabinet mécanique.

Fosco Lucarelli (FL): Nous évoquons également les travaux de Christopher Alexander, inventeur des Patterns, une notion proche du Wiki, ou les idées de pionniers de la cybernétique comme Norbert Wiener ou Gordon Pask, qui ont été associées à l’espace et aux interactions entre individus – notamment par Cedric Price et les membres du Team 10. Dans certains projets d’Alison et Peter Smithson ou dans les plans de campus de Candilis, Josic et Wood, dans les projets universitaires de Giancarlo de Carlo, la figure du réseau, en tant que représentation visuelle et conceptuelle des relations humaines, souligne l’organisation des dispositifs spatiaux.

Récemment, on a beaucoup parlé de «digital turn» dans la Section architecture de l’EPFL, en raison du poste de professeur d’histoire mis au concours, qui devait s’articuler autour. Mais à quand faire remonter ce « tournant » dans le contexte de l’architecture?
FL: Il est difficile de répondre à une telle question parce qu’il y a toujours des continuités, et nous y sommes plus attentifs qu’aux ruptures. Entre l’architecture et les processus informatiques, il y a une relation bien plus vaste à explorer que ce qui est contenu dans un ordinateur. D’ailleurs, l’exposition effleure à peine les bâtiments dessinés en CAO et nous ne parlons pas de « Smart City », ni même d’intelligences artificielles. Dès lors, concernant la polémique qui a secoué l’EPFL, il nous semble étrange de proposer une histoire qui se focaliserait uniquement sur les dernières décennies. Il faudrait aborder l’histoire de l’information dans le temps long. L’histoire récente pose un regard très idéologique sur l’informatique, qui porte à croire que l’on n’a pas besoin d’aller chercher ailleurs.

MF: C’est la question de l’information qui nous intéresse, la capacité de l’architecture à gérer, organiser, accumuler celle-ci. L’exposition s’organise en trois pôles: données, interface et réseau. Partout nous trouvons de la continuité. De nombreux éléments dans les interfaces et les sites web reposent sur des analogies avec l’architecture: les fenêtres (auxquelles nous dédions une section), les backdoors, ou encore l’«architecture» des sites web. Je pense que l’architecture a pu être une ressource de métaphores quand les premiers ordinateurs ont été développés, parce que tout le monde peut s’y rattacher. Tout ce qui apparaît comme un «tournant» ou une rupture, repose sur des choses connues – peut-être pour nous rassurer.

Dans la fascination actuelle pour le «digital», il y a une forme d’hypertrophie du présent en raison de la somme exponentielle de documents publiés depuis le développement d’Internet, qui tend à invisibiliser tout ce qui vient avant.
MF: Notre question va plutôt en ce sens : comment l’architecture s’approprie-t-elle la question de l’information ? Et à ­l’inverse, l’architecture pourrait contribuer à produire de l’information. Pourrait-on, par exemple, naviguer sur Internet avec des plans ?

Connaissez-vous des exemples d’architectes qui conçoivent des interfaces?
FL: Les espaces physiques qui sont des supports d’information sont rares aujourd’hui, car les programmes sont préétablis et très contraints par les demandes des usagers. Pourtant, par le passé, l’architecture s’est souciée du contenu: elle indique son programme, oriente les visiteurs, transmet des valeurs via le programme iconographique, etc.

MF: Il y a des expériences dans le virtuel, comme les travaux de Lucia Tahan ou Paula Strunden, qui cherchent à transformer des intérieurs en une interface, un portail pour pénétrer dans d’autres réalités. On trouve également des bâtiments virtuels qui peuvent devenir des supports d’information: le plus impressionnant est peut-être la Uncensored Library, une bibliothèque conçue entièrement sur un jeu, Minecraft, entre 2019-2020, pour abriter des collections d’articles censurés.

Les bibliothèques sont certainement l’un des programmes où la rencontre entre architecture et information est la plus évidente, étant donné que les documents sont répartis dans l’espace selon une logique de classement.
FL: Oui, nous dédions une section entière aux bibliothèques et aux systèmes de classement qui ont impacté leur organisation. Comme l’exposition devait être montée à l’occasion de l’anniversaire du Rolex Learning Center, nous nous sommes demandé comment aborder un bâtiment dans lequel il n’y a plus d’organisation de l’espace. Il représente une époque où l’information peut être accessible partout, via l’Internet. Dès lors, il n’est plus qu’une grande interface, extrêmement complexe, mais toujours indispensable. Même à l’époque de l’hyper­technologie, nous avons encore besoin d’espace, pour nous rencontrer, pour échanger.

MF: L’espace de la bibliothèque est également représenté par une maquette, celle de la bibliothèque Exeter de Louis Kahn. À l’opposé du learning center, c’est un lieu bien spécifique, qui favorise un contact physique, direct, aux livres. Nous nous intéressons à toutes les formes de bibliothèques: fonctionnelles, virtuelles, réelles, théoriques, etc.

La scénographie de l’exposition semble elle-même une démonstration de ce que vous avancez.
MF: Nous avons proposé une grille, une matrice d’interaction permettant aux visiteurs de se situer et de tisser des relations visuelles avec le matériel iconographique exposé dans les totems. Ceux-ci reposent sur une variation combinatoire de trois figures primaires (cercle, carré et triangle), associées aux trois thèmes (réseau, base de données, interface). L’exposition exploite donc une série de règles très simples, comme un algorithme.

FL: L’idée emprunte à la Mondothèque de Paul Otlet, un projet d’encyclopédie universelle créée à partir d’éléments combinatoires que l’on pourrait associer librement dans une sorte de cabinet. Mais le concept remonte plus loin, aux «machines logiques» de Ramon Llull (1232-1315). Ce penseur franciscain – un évangéliste chevronné – employait des figures géométriques matérialisées par des disques en papier pour créer des règles de combinaisons permettant de vérifier la validité d’assertions logiques. C’était la première fois que l’intelligence humaine était traduite dans un dispositif mécanique. Ses dessins ressemblent à des plans, des lignes en réseau ou même des hypertextes. Par la suite, Juan De Herrera, un architecte de la Renaissance espagnole, tentera de traduire dans l’espace tridimensionnel les diagrammes de Llull, en l’occurrence dans un cube, puis de les inscrire dans ses réalisations, comme la loge construite pour les marchands de Séville (1583), ou la bibliothèque royale de l’Escurial (1584). La galerie principale est divisée en sept sections, contenant chacune une allégorie des sept arts libéraux (grammaire, rhétorique, dialectique, arithmétique, musique, géométrie et astrologie), faisant ainsi directement référence au contenu des objets conservés dans la bibliothèque.

Pensez-vous qu’une école pourrait être organisée de la sorte, comme une grande matrice où interagissent les différentes disciplines?

MF: Oui, c’est une modalité de pensée qui pourrait très bien s’appliquer à une école.

FL: L’école a d’abord besoin de bons enseignants, d’accéder à des modes de pensées diversifiés. Mon idée d’une école n’est pas celle d’un lieu organisé de manière rigide et qui privilégie une seule tendance ; elle doit être une série de professeurs et de postures que les étudiants peuvent librement associer. C’est un jeu combinatoire, un problème d’information – donc d’architecture.

Note

 

1. Sur les travaux des commissaires, voir l’entretien mené par Tiago P. Borges et Tanguy Auffret-Postel sur leur exposition présentée à la Triennale de Lisbonne 2019. «On n’échappe pas à l’espace!», espazium.ch. Voir également le site internet: socks-studio.com

Informations

 

Database, Network, Interface. The Architecture of Information

27.09-07.12.2021

Archizoom – EPFL

archizoom.epfl.ch

Catalogue publié aux éditions Caryatide

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