On n'échappe pas à l’es­pace!

D’après J.G. Ballard, l’inner space est le résultat d’une négociation entre notre intérieur (la pensée) et l’espace extérieur (le monde physique). C’est un outil de connexion entre deux mondes différents: nos capacités cognitives nourrissent des spatialisations imaginaires et, à l’inverse, la spatialité réelle modèle nos méthodes cognitives… C’est par ces mots que Mariabruna Fabrizi et Fosco Lucarelli nous font entrer dans la plus poétique des cinq expositions de la Triennale de Lisbone. Dans Inner Space, ils explorent les relations qu’entretiennent l’espace et l’imagination en s’appuyant sur des projets d’architecture, sur des œuvres d’art, mais aussi des jeux vidéos.

Date de publication
21-01-2020
Tiago P. Borges
architecte, chercheur et assistant d’enseignement à l’EPFL.

De septembre à janvier s’est tenue la 5ème Triennale d’architecture de Lisbonne. Une équipe d’enseignants et de chercheurs de l’école d’architecture de Paris Est, emmenée par l’architecte Éric Lapierre (actuellement professeur à l’EPFL) a produit cinq expositions sous la bannière commune de la « poétique de la raison ». Mariabruna Fabrizi et Fosco Lucarelli sont les commissaires de l’une d’entre elles : Inner Space. Ils y explorent les relations qu’entretiennent l’espace et l’imagination en s’appuyant sur des projets d’architecture, des œuvres d’art, mais aussi sur des champs tels que les sciences cognitives ou les jeux vidéos. Nous les avons rencontrés pour discuter de la genèse et des enjeux d’un tel projet.

Tanguy Auffret-Postel: Dès le début de votre exposition vous postulez que spatialité et imagination sont deux catégories qui se nourrissent réciproquement. Vous essayez de montrer que les échanges entre l’une et l’autre ne sont pas une affaire propre à chaque individu, mais bien une affaire collective. Il n’y aurait donc pas selon vous d’imaginaire ou de spatialité qui soit autonome ?
Mariabruna Fabrizi (MF): C’est effectivement une hypothèse que nous explorons et qui s’appuie aussi sur des recherches dans le champ des sciences cognitives ou des neurosciences, que nous associons à des intuitions artistiques ou à des démarches poétiques, comme celles des Surréalistes. Cette hypothèse se rapporte à la cognition incarnée, l’idée que nos processus mentaux ne se développent pas de manière abstraite, mais selon certains principes liés à notre développement sensoriel qui s’opère au travers de notre corps. Or, celui-ci est constamment dans l’espace. La conséquence est que l’imagination, qui n’est qu’un des processus mentaux de l’homme, est un processus spatialisé.

Tiago P. Borges: Ce processus s’appelle Inner Space?
Fosco Lucarelli (FL): On aurait tendance à dire que c’est simplement un espace mental autonome, mais d’après nous, cela va au-delà. D’après J.G. Ballard, l’inner space est le résultat d’une négociation entre l'intérieur et l’espace extérieur et, en ce sens, il est un outil de connexion entre deux mondes différents: nos capacités cognitives nourrissent des spatialisations imaginaires et, à l’inverse, la spatialité réelle modèle nos méthodes cognitives. 

MF:  On n'échappe pas à l’espace!

FL: Oui et d’autant plus qu’il ne s’agit pas que de l’espace tridimensionnel, mais aussi l’espace de la représentation en deux dimensions.

TAP: l'imaginaire spatial est aussi celui du dessin?
MF: Absolument. À titre d’exemple, le dessin de Lina Bo Bardi que nous montrons est un territoire qu’elle construit pour localiser les images qui vont informer le projet, mais c’est aussi de manière concrète l’espace d’une page où elle travaille les distances, les marges, les proportions.

FL: Cette capacité de représenter l’espace réel ou imaginaire en deux dimensions est un enjeu important pour la discipline architecturale. Les formes de représentation d’un espace ont chacune leur spécificité et produisent un rapport différent avec l’inner space. Par exemple l’axonométrie et son caractère de neutralité se différencient de la représentation en perspective, qui se focalise, elle, sur la perception du point de vue d’un observateur unique. Nous avons cherché à illustrer ces problématiques au travers de travaux qui se rapportent à l’architecture. Par exemple, l’œuvre de l’artiste contemporain Grayson Perry, qui montre des émotions représentées sous la forme d’une cartographie d’un territoire, permet de comprendre les relations étroites et complexes qui se nouent entre ces deux catégories. Par ailleurs en avançant dans la préparation de l’exposition, nous nous sommes rendu compte que le dispositif même de l’exposition pouvait être un outil pour explorer et enrichir ce dialogue entre imagination et spatialité. 

MF: Oui, car finalement, faire une exposition, n’est-ce pas construire un imaginaire en disposant du contenu dans un espace ?

TPB: En choisissant des œuvres très diversifiés – des projets d’architecture, des œuvres d’art, mais aussi des jeux vidéo – vous démontrez que l’interaction entre spatialité et imaginaire est le sujet de réflexion de nombreux acteurs (artistes, concepteurs de jeu-vidéo, architectes, entre autres).
MF: Quand on dit que l’espace forme la pensée ou les modalités de pensée, alors c’est aussi une manière de parler de l’importance de la discipline. Quand on projette un espace, on a une influence sur la façon de réfléchir.

FL: Et donc, même si cette relation n’est pas forcément directe ou démontrable scientifiquement, elle existe néanmoins. C’est ce que nous avons aussi voulu montrer.

MF: L’espace a la capacité d’influencer les processus mentaux, mais aussi de les étendre, de les intensifier. Même si nous n’avons pas mis ces questions au premier plan, elles demeurent fondamentales, car l’une de leurs conséquences est de replacer la discipline architecturale comme un outil puissant pour agir sur le monde et sur notre façon de penser. Et ce ne sont pas les architectes qui le disent! – mais plutôt les spécialistes qui s’intéressent au fonctionnement du cerveau. On devrait donc être plus attentif à ces recherches, car elles valorisent le  rôle de l’architecte à une époque où la profession interroge sa capacité en tant que discipline à agir sur le monde.

FL: Nous voulons donner une réponse, mais en parlant uniquement de l’architecture libérée, dans une certaine mesure, de l’influence des autres disciplines. Recentrer ainsi nos questions dans l’architecture. Autrement dit, poser la question: comment l’architecture peut-elle répondre sans être tributaire d’autres langages ? 

TPB: Le fait que tous les curateurs appartiennent aussi à une même équipe académique a certainement influencé cette approche centrée sur la discipline. La triennale a-t-elle été l’occasion de porter ces thématiques au-delà du monde académique?
MF: Nous enseignons tous dans la même filière d’architecture à l'Ecole Paris-Est, où la question de la spécificité de la rationalité architecturale est intensément discutée depuis quelques années. D’un point de vue pédagogique, nous nous demandons comment construire une architecture qui soit significative aujourd’hui, avec peu de moyens, dans une condition ordinaire. Par la suite, nous avons observé que cette question de la rationalité ne se limite pas à une rationalité cartésienne ni à une pure réponse logique à des contraintes. En creusant le sujet, nous nous sommes aperçus qu’elle prenait de plus en plus de dimensions culturelles, mais aussi liées à l’imagination. Lorsque l’appel à projets est sorti, nous nous sommes demandé pourquoi ce travail, jusqu’alors confiné à des recherches académiques, ne pouvait pas s'adresser à un public plus large. Nous avons donc produit une enquête autour des modalités de production de l’architecture face aux enjeux contemporains.

TPB: Une enquête où la « raison » et la « poétique » sont indissociables, comme l’indique le titre générale de la triennale The Poetics of Reason? 
MF: Ce titre est une référence au livre La Poétique de l’Espace de Gaston Bachelard. À un moment donné, nous nous sommes rendu compte que ce livre était d’une part vraiment capable de parler d’une relation épistémologique avec la raison. D’autre part, Bachelard parle aussi de l’imagination, qui est un concept central dans notre travail pour cette édition – à savoir, comment l’espace est lié à la mémoire et au raisonnement. C’est une perspective très appropriée pour parler de l’Inner Space, même si on ne le cite jamais dans l’exposition. Entre Éric et l’équipe de commissaires, il y avait la volonté de parler de la raison comme de quelque chose de multidimensionnel, à multiples facettes, presque kaléidoscopique. Aussi, parler d’une poétique nous a semblé le plus adapté. Dans un premier temps, on pourrait croire à un oxymore, mais l’exposition essaye de montrer qu’il s’agit, en réalité, d’une dynamique. 

TAP: Le titre semble faire écho à l’ambition des modernes d’accéder à la poésie en développant une nouvelle rationalité. Est-ce une ambition que vous partagez avec l’époque moderne et pensez-vous que nous soyons aujourd’hui face à des enjeux similaires?
MF: Nous avons beaucoup étudié cette période située juste après la modernité pure, qui est encore moderne, mais précède l’entrée dans la postmodernité. Il y a dans notre exposition, comme dans les autres de la triennale, un intérêt pour des gens comme Lina Bo Bardi, Aldo Van Eyck ou encore les Smithsons. On regarde ce moment dans lequel on se pose cette question: «jusqu'à quel point la rationalité moderne peut-elle être poétique?» Donc, certainement qu’il y a un héritage moderne, mais on le regarde, je crois, avec un peu de détachement et la même interrogation que les protagonistes de cette modernité inquiète.

FL: Ce qui relie aussi les expositions est cette question de la recherche d’une nouvelle innocence, mais qui ne peut être celle des modernes, car nous avons aussi l’héritage de tout ce qui s’est passé depuis. Or, ce qui nous intéresse est de réfléchir à des moyens de retrouver une certaine innocence face à la condition contemporaine, même si un point important de notre recherche se fonde sur la permanence. En effet ce qui nous intéresse c’est de comprendre comment, par-delà la dialectique entre ce qui est classique et anti-classique, il y a une certaine permanence de la forme, de ses valeurs culturelles et sociales. C’est cette capacité de la forme à aller au-delà du contexte historique et physique qui nous intéresse.

 

Tiago P. Borges & Tanguy Auffret-Postel sont architectes, chercheurs et assistants d’enseignement à l’EPFL.

Sur ce sujet