L’ar­chi­tec­ture comme ou­til ou l’es­thé­tique du dis­po­si­tif

Réalisé par le bureau zurichois EM2N à Penthaz, le Centre de recherche et d’archivage de la Cinémathèque suisse a été inauguré le 6 septembre 2019. Entre l’ancien atelier de reliure et le dispositif technique complexe qui vient d’être achevé, douze ans se sont écoulés. Pendant la construction, l’arrivée du numérique est venue changer la nature des archives et leur rapport à l’espace.

Date de publication
24-10-2019
Mélissa Vrolixs
architecte et assistante de recherche à l’Institut de théorie et d’histoire (gta) de l’EPF Zurich

Loin des palmiers du casino de Mont­benon à Lausanne, de sa vue sur les montagnes et le lac, le Centre de recherche et d’archivage doit sa localisation dans le Gros-de-Vaud au temps où la Cinémathèque était portée par un groupe privé de passionnés de cinéma. Leurs collections et archives étaient alors éparpillées sur dix sites différents, parfois conservées dans des conditions très précaires. Un ancien atelier de reliure acquis à un prix raisonnable à Penthaz est ainsi devenu, après transformation, en 1992, le premier véritable centre et dépôt de la mémoire cinématographique nationale. Lors de son acquisition en 1998 par la Confédération, les limites spatiales et techniques du bâtiment se font déjà sentir. L’Office fédéral des constructions et de la logistique (OFCL) organise alors sous mandat direct du Conseil fédéral un concours d’architecture en 2007. Objectif : transformer et moderniser le bâtiment existant et créer un nouveau dépôt, permettant la croissance continue des archives tout en optimisant l’ensemble des activités de la Cinémathèque.

Allongé au bord d’un champ à la sortie du village, le Centre de recherche et d’archivage pointe sa tête en direction du visiteur qui approche. En face, une portion de champ nue met la puce à l’oreille. Comme la partie émergée d’un iceberg, un volume de béton aveugle signale la présence d’une architecture souterraine massive. Le projet est constitué de deux pôles : un « bunker » fonctionnel en sous-sol dédié aux archives, relié par un tunnel souterrain au bâtiment principal, situé en surface. Ce dernier comporte les espaces accessibles au public et les places de travail. Son entrée est clairement signalée par un revêtement en acier poli qui se démarque de la peau en acier Corten enveloppant tout le bâtiment. Si celle-ci unit les anciennes et nouvelles constructions en un seul corps, elle empêche pour la même raison une lecture historique du site. La nature des percements de la façade laisse transparaître différents usages. Là où les fenêtres ont les proportions d’un écran de cinéma, se trouve l’ensemble des fonctions publiques et semi-publiques telles que l’accueil, la zone d’attente, l’espace d’exposition, le cinéma, la bibliothèque et les salles de réunion. Ces dernières sont aménagées dans des volumes vitrés offrant une plongée sur l’espace d’exposition, mais aussi une vue sur les autres salles. De par la position des murs formant des angles convexes ou concaves, la transparence et le reflet du verre créent un effet de superposition, comme un arrêt sur image lors d’un fondu enchaîné. La profondeur de champ se modifie au gré des rideaux qui peuvent isoler une pièce à la demande. Lorsque tout est ouvert, le regard porte jusqu’à la dernière ouverture qui cadre le paysage.

Changement de bobine en pleine projection

Les documents qui peuvent être présentés dans ces parties publiques sont tous stockés sous atmosphères contrôlées ; l’hygrométrie y est constante et la température déterminée en fonction du type de document conservé. Les trésors de la Cinémathèque suisse ne se limitent pas à des films restaurés et étalonnés avec soin ; on y trouve aussi bien du support papier tel qu’affiches, photographies, lettres et scénarios que des éléments de décors, des trophées et des appareils anciens. La collection accueille surtout des vidéos et des centaines de milliers de bobines de films tous formats, dont ceux fabriqués jusqu’en 1951 sur bande nitrate et nécessitant un soin tout particulier pour palier le risque d’explosion. Tous ces hôtes sont exigeants sur les conditions climatiques, mais également consommateurs d’espace. L’épineuse question de l’accumulation, propre à de nombreux programmes tels que les musées et les bibliothèques, trouve alors une parade dans la révolution numérique. Ce qui a provoqué, en plein chantier, une interruption de plusieurs mois pour l’adaptation du projet.

Jusqu’en 2010, soit peu après le con­cours, il était encore d’usage de tourner des films sur pellicule et de les diffuser en salle par des projecteurs 35 mm. Quelques années plus tard, l’industrie cinématographique bascule dans le tout numérique. Les serveurs et les librairies de stockage remplacent dès lors les rayonnages mobiles et les étagères. Ce séisme dans le monde du cinéma a des répercussions évidentes dans la construction du projet, qui doit s’adapter à ce nouvel impératif en cours de route. Si le numérique permet d’économiser de l’espace, il demande plus d’énergie, d’entretien et de financement. Un nouveau montant de six millions de francs doit être soumis aux Chambres fédérales. Pendant cette période de réflexion, un étage entier reste non aménagé. Ce détail aurait pu passer inaperçu si la condition de maintenir l’activité des lieux pendant toute la durée de l’intervention n’avait pas été imposée.

Performance architecturale

La réalisation d’EM2N brille par son efficacité. L’ergonomie des espaces, la qualité des installations et la modestie de la construction sont loués par les archivistes étrangers visitant le site et les professionnels du cinéma. Frédéric Maire, le directeur de la Cinémathèque suisse, le concède, les architectes ont dû faire face à des programmes résolument ingrats : « Qu’y a-t-il de pire que de projeter une salle de cinéma? Cette boîte noire, à l’acoustique parfaite, sans aucune lumière naturelle ? Des bunkers à l’hygrométrie et à la température ne tolérant aucune variation, enfouis dans le sol ? » Daniel Niggli, un des deux architectes fondateurs d’EM2N, évoque avec malice le combat pour conserver un éclairage zénithal dans l’escalier d’accès aux longs corridors des archives souterraines. Il mentionne aussi les nombreuses adaptations du projet de concours qui s’est enrichi au contact des utilisateurs et du maître de l’ouvrage. Pourtant, affirme-t-il, les décisions fondamentales prises lors du concours de 2007, comme la distinction claire entre zones de production et d’archivage et l’organisation géométrique des volumes, ont conservé leur pertinence et prouvé leurs qualités à l’utilisation. Fait rare, le projet, en fin de compte, n’aura pas consommé l’entier du budget alloué.

Ce projet témoigne de la faible place qui semble être laissée de nos jours à l’architecture dans les concours concernés par des programmes ultra-techniques. On pourrait réduire ici cette part au choix d’une fine peau, à l’aménagement de quelques espaces de représentation et à une bonne stratégie de répartition des volumes, le tout répondant à des normes énergétiques et sécuritaires élevées. Il est intéressant de contrebalancer le manque d’éléments nécessaires à un débat architectural de fond, qui profiteraient à la discipline et son histoire, avec le service rendu par une telle réalisation à l’ensemble du cinéma suisse. Car être en mesure de garantir à ses archives un avenir serein et pérenne, c’est aussi garantir à la culture cinématographique et audiovisuelle helvétique une place de choix dans l’histoire à venir. Finalement, les critères d’évaluation traditionnels pourraient aussi être questionnés. La beauté du dispositif succède-t-elle à la beauté des espaces ? Dans ce cas, l’architecture est littéralement instrumentalisée, elle devient outil technique. On l’apprécie pour sa performance, sa capacité à accomplir une mission: être une machine à conserver, à restaurer et à montrer, tout en donnant une adresse et un visage à une institution telle que la Cinémathèque suisse.

 

Cinémathèque suisse, Penthaz

Concours : 2007, réalisation : 2010–2013 (première phase), 2013–2015 (seconde phase), 2017–2019 (troisième phase)

  • Maître d’ouvrage : Office fédéral des constructions et de la logistique OFCL 
  • Architecte : EM2N, Zurich
  • Ingénieur structure : Schnetzer Puskas Ingenieure SA, Zurich / Boss & Associés Ingénieur, Écublens
  • Maîtrise d’œuvre : Tekhne SA, Lausanne / Aplanir Sàrl, échallens
  • Conseil en construction : Brandenberg + Ruosch SA, Berne
  • Façades : Basler & Hofmann SA, Zurich
  • CVSE / coordination technique : Gruenberg + Partner SA, Zurich
  • Électricité : IBG B. Graf SA Engineering / Josef Piller SA, Fribourg / Betelec SA, Villars-Sainte-Croix
  • Physique du bâtiment : Kopitsis Bauphysik SA, Wohlen
  • Acoustique : Applied Acoustics Sàrl, Gelterkinden
  • Protection incendie : CR Conseils, Oron-la-Ville
  • Sécurité : Holliger Consult, Epsach
  • Géologie / géotechnique : De Cérenville Géotechnique, écublens
  • Mobilité : IBV Hüsler SA, Zurich
  • Architecture du paysage : Studio Vulkan, Zurich
  • Signalétique : Jannuzzi Smith Sagl, Lamone
  • Décontamination : HPB Consulting, Zurich
  • Spécialistes : La Boite Visual Art, Locarno / L’Immagine Ritrovata, Bologna 

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